Il fait son petit effet, même si je ne tombe pas vraiment de ma chaise. Il faut dire qu’avec leur attitude depuis le début, ce n’est pas une énorme surprise pour moi. Je me posais déjà pas mal de questions à leur sujet.
— Alors quoi ? Qu’est-ce vous manigancez à courir derrière des fantômes dans les îles croates ? C’est qui ces gens après qui vous courez ?
Laure fait un geste de la main à Eric pour lui dire d’y aller.
— Ça va sans doute te sembler ridicule, mais en fait, je cherche Sabrina, ma femme. Je crois qu’elle est sur le yacht qu’on a croisé.
Eric se lance dans une explication. Il est persuadé que sa femme a une aventure. Il est tombé sur quelques messages sur son téléphone à elle. Rien d’absolument sûr car il a juste vu des débuts de messages sur l’écran d’accueil. Il n’a pas pu en savoir plus car sa femme ne laisse presque jamais traîner son téléphone et il est évidemment protégé par un mot de passe. Mais d’après lui, ça colle avec le reste de son comportement. Des sorties mal expliquées, des retours très tardifs du travail. Une certaine froideur aussi.
Elle travaille pour un ponte de l’immobilier à Marseille. Un certain Marco Castellane. Il a aussi des restaurants et une boite de nuit. Elle est son assistante. Il est richissime. Et elle n’arrête pas de parler de lui, de dire à quel point il est génial, ambitieux, entrepreneur. Elle lui fait des reproches… Ah tu vois, lui au moins, il a des projets. Lui au moins, il sait vivre. Il a un magnifique yacht et a visité tous les endroits les plus chics de la Méditerranée. Ibiza, Porto Cervo, Ischia ou Minorque. Enfin, ça, c’était avant, parce que depuis quelque temps, elle n’en parle plus du tout. Si avant Eric était agacé d’entendre sans arrêt parler de ce bonhomme, maintenant il est carrément soupçonneux. Parce que ça ne ressemble pas à Sabrina d’arrêter comme ça de l’humilier. Alors quand elle lui a annoncé qu’elle partait en vacances en Croatie une semaine avec une copine, il a été certain qu’elle partait avec lui.
Tout ça me semble un peu gros, mais je me sens tout de même un peu solidaire de ce type qui ne peut pas régater avec le train de vie d’un milliardaire. Après tout, Olivia m’a laissé tomber pour un type plein aux as qui l’a éblouie avec son hôtel de luxe au-dessus de Porto Vecchio. Il me fait un peu de peine… Je peux bien m’imaginer ce qu’il ressent.
— Mais vous êtes sûr qu’elle est avec lui ?
— Je n’en ai pas la preuve, mais j’en suis sûr. C’est bien pour ça que je suis là. J’ai téléphoné à son bureau à lui et j’ai demandé à lui parler. On m’a répondu qu’il était absent. Pile en même temps qu’elle… Alors j’ai cherché à savoir où était son yacht. Il existe des applications qui permettent de localiser les bateaux. Et c’est comme ça que j’ai vu qu’il était ici.
En tout cas, l’explication est plausible. J’utilise souvent Marine Traffic pour avoir des infos sur des bateaux ou les ferries. C’est fou ce qu’on apprend si on est curieux. Entre l’itinéraire, les détails techniques, la vitesse, la destination et des photos, il ne manque pas grand-chose… Je lance l’application et je recherche Croix d’Azur. Il est effectivement en route pour Mljet. Je me tourne vers Laure.
— Et toi, qu’est-ce que tu fous dans cette histoire ? Tu cherches aussi ton petit ami ? Il est marin sur le même yacht ?
Elle esquisse un petit sourire et ne se démonte pas.
— Non. Moi, c’est plus simple. J’accompagne juste Eric. C’est un bon copain et si je peux l’aider… J’avais des vacances à prendre et il faut reconnaître qu’il y a pire comme endroit pour passer une semaine. Alors je lui tiens compagnie. Et comme ça, je peux aussi m’assurer qu’il ne va pas faire une connerie.
Je ne suis pas totalement convaincu par ces explications. Je ne vois pas trop ce qu’Eric espère obtenir, à part se faire repérer par sa femme et avoir vraiment l’air d’un con. Si elle en est arrivée à passer une semaine sur le yacht de son amant, je ne l’imagine pas trop se sentir tout à coup coupable si elle se fait démasquer et revenir vers Eric en l’implorant à genoux. Si elle est à ce point engagée dans cette relation, elle va plutôt lui annoncer qu’elle le quitte.
D’autant plus que ça ne me semble pas une très bonne idée de se faire accompagner par une fille superbe et bien plus jeune que lui. Si on veut jouer les maris éplorés, il vaut mieux être seul que si bien accompagné.
Et puis que vient faire Laure dans cette affaire ? A quel jeu elle joue ? Le côté bonne copine qui rend service n’est pas très convaincant.
Mais après tout, qui-suis-je pour juger. Quand Olivia s’est taillée avec son hôtelier de pacotille, elle ne s’est pas cachée, loin de là. Elle n’a pas hésité une seconde et a pris ses cliques et ses claques en 5 minutes. Il faut lui reconnaître ça : elle n’a pas joué double jeu très longtemps. En une nuit c’était réglé. Il faut dire qu’elle devait se décider vite car on partait le lendemain pour poursuivre la croisière avec les clients.
Ils ont d’ailleurs fait une drôle de tête, les clients, quand j’ai dû leur annoncer que l’on continuait sans elle. Entre pitié et consternation. Il restait encore 3 bonnes journées de navigation avant le retour à Ajaccio. Ils ont fait ce qu’ils pouvaient pour préserver les apparences. Pour faire comme s’ils croyaient à mon histoire que c’était prévu comme ça, qu’elle avait des affaires à régler de son côté. Une chose est sûre : ils ont regretté sa cuisine, même s’ils ont prétendu le contraire en s’extasiant devant mes tentatives plus ou moins ratées.
Et moi aussi, j’aurais été certainement comme Eric prêt à me lancer dans tous les plans foireux si j’avais eu le moindre espoir de la faire changer d’avis. En fait, je pense que ce qu’Eric veut, ce n’est pas tant surprendre sa femme sur le yacht de son patron. C’est au contraire voir de ses propres yeux qu’elle n’y est pas et reprendre espoir. Se dire qu’après tout, elle est vraiment partie une semaine avec une amie pour se ressourcer.
Alors on repart. Vers Mljet cette fois, en espérant que le Croix d’Azur va y rester un moment, au moins jusqu’à ce qu’on arrive là-bas. Je vérifie de mon côté sur l’application et leur destination est annoncée comme Polače, ce qui tombe bien puisque c’est du côté ouest de l’île, le plus proche de nous. Ça fait tout de même dans les 60 milles à parcourir. Soit 10 bonnes heures au portant. Il va falloir dormir en route. Probablement à Brna sur l’île de Korčula, qui se trouve à mi-distance environ.
Le beau temps se maintient et la brise thermique de l’après-midi nous permet de bien avancer. D’avoir crevé l’abcès et éclairci la situation doit avoir soulagé tout le monde et Eric a l’air plus présent qu’au début de la croisière. De son côté, Laure semble soulagée de ne plus avoir à prétendre être en couple avec lui et s’intéresse un peu plus à la voile.
Je la fais barrer et, après 1 heure à manier la roue, elle a fait passablement de progrès. A tel point que je peux la laisser seule aux commandes pendant que je descends dans la cuisine attraper des bières et de quoi préparer quelques sandwiches. On ne pourra pas s’arrêter pour déjeuner, alors ce sera un pique-nique, ce qui ne semble pas les déranger du tout. En tout cas, il faut reconnaître que ces deux-là ne sont pas exigeants au niveau de la nourriture.
L’après-midi passe assez vite et, même si on avance bien au portant, le soleil est en train de se coucher quand on arrive à Brna. Eric me dit qu’il est un peu juste financièrement et que, si ça ne me dérange pas, il préfère éviter de payer une place à quai. Alors je jette l’ancre en face du port pour passer la nuit.
Il emprunte l’annexe pour aller au port et pouvoir se connecter au WiFi d’un café. Laure est restée à bord et profite de la douceur du soir. Il fait encore jour et je lance l’une de mes playlists qui semble bien lui plaire. Pour surfer sur le mood chill, je nous prépare une caïpirinha qui change un peu du mojito. Elle ne connait pas mais elle apprécie et la vide rapidement.
Il fait encore assez chaud alors Laure décide d’aller se baigner. Après tout, l’eau est magnifique et on ne peut pas dire qu’elle ait vraiment profité des vacances jusqu’à présent. Eric nous a fait mener un train d’enfer depuis le départ. Cette fois, elle a enfilé un deux-pièces vert céladon qui la met bien en valeur. Elle plonge depuis la plage arrière sans attendre que j’aie déplié l’échelle de bain puis s’éloigne dans un crawl puissant et délié. Visiblement, elle n’a pas que l’air sportive. Elle l’est vraiment. Elle part si loin et si longtemps que je commence à m’inquiéter, d’autant plus qu’il fait de plus en plus sombre. Eric est toujours à terre, sans doute à mendier du réseau pour vérifier la position du yacht.
Laure finit par revenir une bonne demi-heure plus tard. Elle n’a même pas l’air trop essoufflée en remontant à bord. Elle a oublié sa serviette à l’intérieur et essuie simplement du plat de la main l’eau qui ruisselle sur son corps. Ça fait du bien ! Elle est super bonne. Tu devrais y aller. Je suppose qu’elle parle de l’eau mais, comme elle me regarde droit dans les yeux, je demande s’il n’y a pas de double sens dans ses paroles.
Mais j’ai un très mauvais track record en termes de lecture des signaux de séduction des femmes. Je ne compte plus le nombre de fois où j’ai surinterprété des mots ou des attitudes qui étaient en réalité tout à fait innocents. Comme disait je ne sais plus qui, l’intuition masculine consiste à percevoir une attirance sexuelle chez des femmes qui n’ont absolument rien demandé.
Mais il y a tout de même de quoi se poser des questions quand Laure enlève son maillot sans cérémonie et l’accroche aux filières pour le sécher, avant de descendre sans précipitation s’habiller dans sa cabine. Elle a fait ça très naturellement et ça n’a duré que quelques secondes, mais j’ai tout de même pu constater qu’elle n’avait absolument aucune marque de bronzage. J’aurais bien voulu être suffisamment fort pour réussir à garder mon regard à hauteur de visage, mais ce combat était perdu d’avance. Je veux bien croire qu’elle est naturiste et ne voit donc pas de problème à se foutre à poil, que c’est très bien qu’elle soit à l’aise dans son corps ou qu’il n’y a finalement guère de différence entre un petit bikini et la nudité, mais ça me fait tout de même quelque chose. Et même si une petite voix me dit que je suis encore en train de me faire des films, je ne peux m’empêcher de me dire qu’elle n’a pas fait la même chose l’autre jour devant Eric…
Eric finit par rentrer. Même si j’ai allumé les feux de mouillage, il a eu de la peine à retrouver le bateau dans le noir. Mais il a pu confirmer que Croix d’Azur était bien ancré juste à côté de Polače.
En l’attendant, j’avais lancé un risotto à l’encre de seiche avec des calamars et nous pouvons nous attabler rapidement. La traversée d’aujourd’hui a été longue et nous sommes tous un peu cuits d’être restés toute la journée exposés au soleil et au vent, alors nous allons nous coucher rapidement.