Lorsque je me réveille, il fait jour depuis un moment. J’entends passablement d’agitation dans le port, avec la plupart des bateaux qui repartent pour une journée de navigation après leur escale.

Je me lève et je confirme ce que je savais déjà confusément : Eric et Laure ne sont pas rentrés de la nuit. Je le savais car je n’ai entendu aucun bruit à bord pendant la nuit et, avec les planchers qui grincent lorsqu’on marche dessus et la minceur des cloisons, ils n’auraient pas pu rentrer sans que je m’en rende compte. Un rapide coup d’œil me dit que rien n’a changé dans leurs cabines depuis hier. Leurs affaires sont toujours là.

J’hésite sur la conduite à tenir. Je ne suis pas leur mère après tout et ce n’est pas mon problème s’ils découchent. Ils sont adultes et ils sont libres de faire ce qu’ils veulent. Mais j’en suis tout de même un peu responsable pendant la croisière. Sans oublier qu’ils me doivent tout de même un peu d’argent, entre les frais de port, quelques victuailles et le plein de carburant. Et il faut avouer que je suis tout de même un peu inquiet.

J’opte pour mon attitude par défaut : ne rien décider pour le moment et attendre. Peut-être que le problème va se résoudre tout seul et qu’ils vont se pointer comme des fleurs dans une demi-heure, après avoir passé la nuit dans un AirBnB. Je prends mon petit déjeuner au Calypso, puis je prépare le bateau pour la journée. Ça va les faire venir. Je complète les réservoirs d’eau mais à part ça, je ne peux pas faire grand-chose. Si ça ne tenait qu’à moi, on irait tranquillement à Saplunara, une superbe plage de sable à l’autre bout de l’île, mais ça ne sert à rien de prévoir la navigation jusque-là et d’entrer les waypoints dans le système GPS. Ils auront sûrement d’autres projets en tête. Soit ils vont vouloir rester ici pour surveiller le yacht qui les intéresse tant, soit ils vont m’indiquer une nouvelle destination à rejoindre de toute urgence. Pour me faire une idée, je lance Marine Traffic pour vérifier où se trouve le Croix d’Azur. Il n’a pas bougé depuis hier.

Après avoir attendu un peu dans le cockpit à suivre l’activité sur le port, je retourne au Calypso et j’explique en deux mots la situation à Marija, sans entrer dans les détails de la situation d’Eric et Laure. Je lui dis juste que je suis un peu inquiet car je n’ai plus signe d’eux depuis hier. Elle se rappelle les avoir vu au moment de notre arrivée, mais sans y prêter plus d’attention que ça. Non, elle ne sait pas où ils sont mais elle va garder l’œil ouvert et se renseigner de son côté.

Je lui demande de m’indiquer qui loue des chambres à Polače. Pas de surprise à ce niveau-là : ils sont tous répertoriés sur Google. Ils se trouvent tous dans un rayon de 200 mètres, alors je décide d’en faire la tournée pour en avoir le cœur net.

Une heure plus tard, j’ai fait le tour sans succès de tous les hébergements possibles à Polače. Aucun restaurant ne se rappelle non plus les avoir accueillis hier soir.

On s’approche de midi et je commence à devenir nerveux. L’inaction me pèse. Je décide de sortir mon vélo pliable du grand coffre arrière et d’aller à Pomena, un petit port à environ 4 kilomètres, où les touristes aiment bien aller se balader. Il y a aussi quelques chambres d’hôtes et même un petit hôtel.

La route serpente sous les pins en grimpant la colline avant de redescendre sur l’autre versant. Les cigales font un vacarme de tous les diables. La route a beau être plutôt ombragée, je suis en eau quand j’arrive à Pomena.

Après voir questionné sans succès tous les cafés, restaurants et hébergements du village, je suis d’assez mauvaise humeur lorsque je reviens à Polače deux heures plus tard. En désespoir de cause, je vais même vérifier à la billetterie du ferry pour voir s’ils ne sont pas repartis sur le continent. Je ne vois pas pourquoi ils auraient quitté l’île en laissant toutes leurs affaires à bord, mais au point où j’en suis, je ne veux exclure aucune possibilité. Mais il n’y a eu aucun départ depuis hier. Le ferry était déjà passé lorsque nous sommes arrivés.

Je retourne au bateau et me prépare vite fait un déjeuner tardif sur le pouce. J’essaie de faire le point et de revoir les options. Je ne vais tout de même pas appeler la police. Le seul poste de l’île est à Babino Polje, le plus gros village de Mljet à une vingtaine de kilomètres d’ici, et je préfère autant que possible ne pas les mêler à ça. Depuis que je me suis installé en Croatie il y a un peu plus de 2 ans, je n’ai eu qu’une seule fois affaire à la police mais ça m’a suffi. Un incident dans un port qui s’est envenimé et j’ai passé la nuit au poste sans pouvoir dire ouf. Bref, les impliquer ne va que compliquer la situation.

L’île est assez grande et en théorie, il y a plein d’endroits où ils peuvent se trouver. Mais ils sont à pied et je les vois mal marcher plus de 5 kilomètres sans raison. Alors la seule explication qui me semble tenir la route, c’est qu’ils ont dû vouloir se rapprocher du yacht pour le surveiller et observer ses occupants. Après tout, c’est la raison de leur présence ici.

Je lance à nouveau Marine Traffic pour étudier de plus près la position du Croix d’Azur. Ils sont ancrés dans une petite anse de l’île de Kobrava, juste en face de Mljet. Kobrova est très proche et selon l’endroit, il n’y a que 200 ou 400 mères entre les deux. On doit pouvoir se placer juste en face et avoir un bon point de vue sur eux. Pris d’une inspiration subite, je me précipite vers la table à cartes, où je range mes jumelles.

Elles n’y sont plus. Eric et Laure les ont prises avec eux hier en quittant le bord.

J’en suis là de mes réflexions quand j’entends Marija m’appeler depuis la terrasse du restaurant. Elle est avec un type et me fait signe de la rejoindre. Elle m’explique qu’il est chauffeur de taxi et qu’il a vu 2 personnes marcher sur la route hier en fin d’après-midi. D’après sa description, il s’agit bien d’Eric et Laure.

Le chauffeur explique dans un anglais de cuisine qu’il avait été appelé pour une course à Babino Polje. En chemin, il a dépassé un homme et une femme qui marchaient dans la même direction. Il devait être 19 heures environ. Il n’en est pas sûr mais il lui a bien semblé voir dans son rétro qu’ils s’engageaient dans le petit chemin qui descend vers Mljet Watersports Adventures. Marija m’explique qu’il s’agit d’une petite base nautique qui loue et organise des sorties en kayak. C’est à un peu plus de 2 kilomètres d’ici.

C’est ma seule piste concrète. Il n’y a qu’une chose à faire.

Aller voir.