J’y arrive un quart d’heure plus tard. C’est un minuscule restaurant familial dans une petite baie qui s’appelle Tatinica. Les proprios organisent aussi des excursions en kayak, comme me l’avait dit Marija. L’endroit est superbe, très isolé au milieu des arbres. Les cigales s’en donnent à cœur joie. Il y a même une petite plage et un quai avec quelques places d’amarrage pour des bateaux. Je pourrai venir y passer une nuit avec des clients lors d’une prochaine croisière.

Il est 17 heures et il n’y a personne. Le jeune couple sympa qui s’en occupe a l’air un peu surpris de me voir arriver comme ça en pleine heure creuse. Le restaurant n’est pas encore ouvert et les touristes ne sont pas revenus de leur balade.

Je leur explique la situation et ils me confirment qu’ils ont effectivement vu Eric et Laure. Ils sont arrivés hier soir. A pied, ce qui est plutôt rare. Ils voulaient louer un kayak mais c’était un peu tard pour partir. Ils avaient l’air déçus.

Ils ont bu un verre sur la terrasse et finalement ont dîné sur place. Ce n’est que le début de la saison et ils étaient les seuls clients.

En fin de repas, Eric et Laure ont réservé un kayak pour le lendemain matin et ont demandé s’il y avait des chambres. L’endroit n’est pas vraiment prévu pour ça, mais les propriétaires les ont quand même hébergés dans une chambre d’amis. L’argent est rare après 8 mois de fermeture et ils n’allaient pas cracher sur 25 euros, surtout qu’ils n’avaient pas le cœur de les renvoyer à pied en pleine nuit jusqu’à Polače.

Ce matin, Eric et Laure sont partis comme convenu avec leur kayak pour la journée, avec un pique-nique. Ils avaient l’intention de visiter la côte. Ils devraient normalement revenir avant la tombée de la nuit.

J’hésite. Je scrute l’horizon mais je ne vois aucun signe d’eux. Ils peuvent très bien ne rentrer que dans 2 ou 3 heures et je n’ai pas très envie de poireauter ici tout ce temps-là. Et puis, je suis en vélo. Je ne pourrai donc pas les ramener avec moi. J’aurais juste l’air un peu con du parent inquiet qui attend le retour de son ado après une soirée qui s’est prolongée.

Je décide de retourner au bateau et de revenir les chercher avec l’annexe. J’irais plus vite comme ça et j’aurais au moins l’excuse de leur offrir un moyen de transport après leur journée en mer. Après tout, ils seront sans doute fatigués après avoir pagayé toute la journée.

 


 

Le temps de revenir au port, de ranger le vélo, d’attraper un peu de matériel de sécurité, d’installer le moteur sur l’annexe sans tomber à l’eau et de quitter Polače, il est bien plus tard que prévu. Le soleil s’est couché mais on est encore dans les journées les plus longues de l’année, alors j’y vois encore assez clair pour me repérer sans trop de mal. Mais il faut quand même que je fasse gaffe car les détails s’estompent rapidement et on ne distingue plus bien les contours des îles.

Après 20 minutes de navigation au moteur en longeant la côte de Mljet, je suis presque arrivé à la hauteur de la base nautique quand j’aperçois les lumières d’un bateau briller devant moi, à environ 1 kilomètre sur la gauche. Il était caché par la pointe du cap. Ça doit être le Croix d’Azur ancré devant l’île de Kobrava.

J’amorce le virage vers la baie de Mljet Watersports Adventures et je ralentis. Je ne vois aucun signe de mouvement sur la base et je n’ai pas l’impression qu’il y ait le moindre client au restaurant.

Je n’ai pas mes jumelles mais j’ai bien l’impression qu’Eric et Laure ne sont pas encore arrivés. Sinon, je verrais quelqu’un s’occuper du matériel et ils seraient certainement en train de prendre un verre bien mérité après leur journée en plein cagnard. Bien sûr, il est possible qu’ils soient arrivés juste après mon départ et qu’ils soient déjà au port à l’heure qu’il est.

Mais quelque chose me dit que ce n’est pas le cas. Et s’ils ne sont pas encore retournés à la base, alors ça signifie qu’ils sont encore en mer. Parfois, ma puissance de raisonnement me stupéfie. En tout cas, le loueur ne va pas être très content… Il fait de plus en plus sombre et ce n’est pas très malin de faire du kayak la nuit sans éclairage.

Je décide de ressortir de la baie et de me mettre à leur recherche. Je ne voudrais pas qu’il leur arrive quelque chose. Ça serait vraiment le pompon et j’aurais vraiment l’air un peu irresponsable. Je pourrais même perdre ma licence de skipper.

Je suppose qu’ils sont partis dans la direction du Croix d’Azur. Après tout, c’était le but de leur voyage et ils n’ont évidemment pas loué le kayak simplement pour faire du tourisme. Non. Ils voulaient se rapprocher du yacht pour pouvoir l’observer de plus près. J’avance donc à petite vitesse dans cette direction. Il n’y a presque plus de lumière et je ne voudrais pas les rater. Et avec le bruit du moteur, je ne les entendrais même pas pagayer.

Soudain, je crois apercevoir une forme plus sombre passer devant le yacht. Ça m’a caché leurs lumières pendant quelques secondes. Difficile d’être sûr, mais on dirait bien qu’une petite embarcation se situe entre le yacht et moi. Je me mets au point mort pour être moins gêné par le bruit du moteur. Je tends l’oreille. Les secondes passent et il me semble bien entendre un clapotement de pagaies sur l’eau. On dirait bien un kayak, qui s’éloigne du yacht et se dirige rapidement vers la côte de Mljet. Ça ne peut être qu’eux.

Il fait nuit noire maintenant et ils ont de la chance que je sois venu à leur rencontre. Ce genre d’engin ne va pas bien vite, alors ils ne risquent pas de se faire bien mal en heurtant un rocher. Mais ils pourraient se perdre et ne pas retrouver la base nautique. Ou se faire renverser par un bateau de pêche.

Au moment où j’ouvre la bouche pour les appeler, le bruit d’un puissant moteur hors-bord déchire le silence. Ça semble venir du côté du yacht, mais dans l’obscurité, difficile d’être catégorique.

Au bout de quelques secondes, je distingue un semi-rigide noir qui se dirige à toute vitesse vers le kayak. Dans la lumière de leur puissant projecteur, je vois Eric se retourner d’un air effrayé et pagayer ensuite de toutes ses forces. Il est assis derrière Laure et tous deux foncent aussi vite que possible vers l’abri de la côte.

Il n’y a guère que 300 mètres entre eux et l’écart se réduit de seconde en seconde. Le tender fonce à près de 30 nœuds, droit sur Eric et Laure. La collision semble inévitable. J’essaie de hurler un avertissement mais mon cri me reste en travers de la gorge quand il les percute à pleine vitesse.

La violence du choc me tire de ma passivité. J’allume le spot LED puissant que j’ai emporté avec le matériel de sécurité et le braque sur le tender. Je braille de toutes mes forces pour détourner leur attention.

Les occupants du tender sont surpris. Ils sont 3 à bord. Dans le faisceau de mon spot, ils sont éclairés comme des lapins par les phares d’une voiture et se cachent les yeux de la main pour ne pas être éblouis. Visiblement, ils ne s’attendaient pas à avoir de témoins. On n’est pourtant pas en pleine mer mais à 300 mètres à peine du rivage. Mais à cet endroit de la côte, il n’y a pas une seule maison. Après quelques secondes de conciliabule, ils font demi-tour et repartent à toute vitesse vers l’est et le large.

Je m’approche du kayak aussi vite que possible. Il est éventré et est en train de s’enfoncer. Arrivés sur eux, je mets le point mort pour ne pas risquer de les blesser. Laure porte un gilet de sauvetage. Heureusement, car elle est complètement dans les vapes. Je me penche par-dessus le boudin de l’annexe pour l’attraper. Je la tire hors de l’eau et la couche au fond. C’est à ce moment-là que je réalise qu’elle est blessée. Elle saigne et son gilet est déchiré dans le dos.

Je scrute la surface de l’eau avec mon projecteur. Le kayak a fini par couler. Aucune trace d’Eric. Juste le gilet qu’il a vraisemblablement négligé d’enfiler qui flotte sur l’eau noire.

J’étais le moteur, puis j’enfile mon masque de plongée et je plonge. La passe est très profonde. Il y a plus de 100 mètres de fond à cet endroit-là. Malgré la torche que j’ai prise avec moi, je n’y vois pas à plus de quelques mètres. Après ça, le plancton reflète les rayons et mon faisceau n’éclaire que des poissons attirés par la lumière.

Je ne le retrouverai jamais comme ça. Vu la violence du choc, il a dû être assommé et couler comme une pierre.