Je jette l’ancre à Uvala Žali, une petite baie isolée à une petite demi-heure de là. Tant que le yacht n’a pas réactivé sa balise AIS, je ne sais pas trop où aller, mais il faut bien attendre quelque part. Et l’essentiel, c’est de s’éclipser le plus discrètement possible, le temps de faire le point.

La question du kayak est réglée, en tout cas temporairement, et si le corps d’Eric ne remonte pas, nous sommes tranquilles pour un moment. L’eau est très profonde à cet endroit et, avec la pression, c’est peu probable qu’il reste beaucoup d’air dans son corps.

Laure est descendue se coucher juste après notre retour de la base nautique. Elle est épuisée, physiquement et sans doute aussi nerveusement. C’est déjà un miracle qu’elle ait aussi bien tenu le coup avec le loueur.

Mais maintenant que je connais son histoire, je suis moins surpris par sa force mentale – ou sa dureté selon le point de vue. C’est une coriace.

Elle est flic à Marseille à l’OFAST. Un nouveau groupe de lutte contre les narcotrafiquants au niveau national. Eric l’était aussi. Ça fait 2 ans qu’ils enquêtent sur Marco Castellane, le ponte de l’immobilier qu’Eric prétendait soupçonner d’être l’amant de sa femme. S’il a effectivement des restaurants et une boite de nuit, le reste était du pipeau. Ils avaient juste imaginé cette histoire de mari jaloux pour calmer ma curiosité.

En 2 ans d’investigations, ils n’ont rien trouvé de concret sur lui. Aucune preuve. Mais il est mouillé, ils en sont tous les deux convaincus. D’après un indic, il se sert même de son yacht de temps en temps pour transporter des chargements. Le type évoque même des trafics d’armes avec l’ex-Yougoslavie.

Le problème, c’est que 2 ans sans résultat, ça ne plait pas à la hiérarchie qui les soupçonne d’en faire une obsession personnelle. Et surtout, Castellane est un notable. Il connaît et arrose tout le monde. Enfin, tous ceux qui comptent. Les milieux économiques et les politiques. Même des huiles de la police locale. Alors Eric et Laure sont sous pression. On leur a ordonné de mettre fin à leurs investigations. On les a mis sur d’autres affaires. Mais les rumeurs sont tenaces et eux aussi.

Alors, quand ils ont appris que le Croix du Sud partait à mi-juin pour la Croatie, en famille soi-disant, ils ont décidé d’aller voir. Seuls et à leurs frais, sans en référer à leurs chefs. Et sans rien dire à personne pour éviter les fuites. Ils ont tellement d’heures supplémentaires et de vacances à prendre que cela n’a posé aucun problème.

Ils ont pris leurs billets séparément et Laure a loué le voilier. J’étais le moins cher, alors c’est tombé sur moi. Pas de bol. Avec leur salaire de petits fonctionnaires, ils ne peuvent pas se permettre de claquer du fric. Du coup, c’est une surveillance très « low tech ».

Il y a 2 jours, après le petit jeu du chat et de la souris du début de la croisière, c’est la première fois qu’ils se sont enfin retrouvés au même endroit que le yacht.

— Alors on a loué un kayak pour nous approcher discrètement. Eric a voulu aller voir de plus près en snorkeling, avec des palmes, un masque et un tuba. C’est un bon nageur. Il pêche en apnée au harpon à Marseille. Mais il a pris trop de risques. Il s’est approché du yacht à la tombée de la nuit. Il voulait essayer de monter à bord et s’est fait repérer. On est repartis le plus vite possible mais c’était trop tard.

Laure s’est tue à ce moment-là. Elle a encore de la peine à parler d’Eric à l’imparfait. Elle a l’air désemparée.

— Si je demande de l’aide à mes collègues, ma carrière est foutue. J’ai enfreint les ordres et toutes les consignes de sécurité. Et le résultat, c’est qu’Eric est mort. Et on ne peut pas aller voir la police croate, non plus. Je suis ici à titre purement privé, sans ordre de mission officiel. Il n’y a aucune preuve contre Castellane. Et il ne faut pas négliger le fait qu’ils sont peut-être aussi mouillés dans ses trafics. S’il est ici, ce n’est pas par hasard… Il y a plusieurs fabricants d’armement dans la région et, depuis la guerre civile en Yougoslavie, les armes sont omniprésentes. La route des Balkans est l’un des plus importants hubs d’entrée de la drogue en Europe. Ça brasse de telles sommes et les flics sont tellement mal payés que c’est un miracle qu’ils ne soient pas tous corrompus.

On en est restés là hier soir.

 


 

Je fais le point sur la situation pendant que Laure récupère. Il fait assez beau, avec juste un peu d’air pour éviter de cuire au soleil. Pour le moment, tout me conforte dans ma tendance naturelle d’éviter à tout prix de mêler les autorités à tout ça. Hier soir, nous n’avons rien décidé sur la suite des événements. On a juste convenu de régler le problème du loueur pour éviter les problèmes dans l’immédiat.

Personnellement, je serais d’avis de poursuivre la croisière comme si de rien n’était. C’est la meilleure solution pour ne pas attirer l’attention. Les autorités ne sont pas très regardantes sur la liste des passagers tant qu’on reste dans le pays. Il faut bien tenir un registre des passagers sur une feuille Excel à envoyer au ministère, mais d’habitude je le fais plutôt en fin de croisière. Sinon, je risque de devoir payer des taxes de séjour même pour des clients qui ont annulé ou qui sont restés moins longtemps que prévu. Du coup, ça tombe bien car j’ai pu effacer le nom d’Eric du manifeste. A part quelques affaires, il n’y a plus de trace de sa présence à bord.

Ce serait aussi sympa de naviguer quelques jours seul avec Laure. Je me dis que ça lui ferait du bien mais surtout, je dois avouer que je ne suis pas insensible à son charme. Depuis qu’elle a retiré son maillot sans la moindre pudeur l’autre soir après sa baignade, des images crues me traversent sans arrêt l’esprit et je me fais des films très chauds. La mort d’Eric et le danger dans lequel nous nous trouvons ne refroidissent pas mes ardeurs. Au contraire. D’ailleurs, on dit que lors des épidémies de peste, les gens se lâchaient comme si la fin du monde était pour demain.

Et puis je n’ai pas vu son corps. Il faisait sombre et tout s’est passé si vite… Alors ça reste un peu irréel. Comme un cauchemar qu’on oublie dès qu’on s’est réveillé. La seule preuve tangible qui reste de la réalité de l’attaque, c’est la blessure de Laure. Et rien que de penser à son dos musclé, à la chaleur de sa peau sous mes doigts, à son attitude stoïque face à la douleur, à ses yeux qui ne me quittaient pas pendant que je la soignais, ce n’est pas la peur ou la tristesse qui m’étreignent, mais bien le désir.

J’en suis là quand Laure sort de sa cabine et s’assied en face de moi dans le cockpit. Elle a l’air reposée et plus sereine.

— Tu te sens mieux ? Et ton dos ? Tu as mal ? Tu veux un Doliprane ?

Elle hausse une épaule, comme si ça ne valait pas la peine d’en parler.

— Ça va… Merci en tout cas.

Elle reste un moment sans rien dire. Je me lance.

— J’ai réfléchi. Le mieux, c’est de continuer la croisière. Comme si rien ne s’était passé.

Je vois son visage qui se ferme. Elle blêmit.

— Alors tu peux être sûr que je ne vais pas faire comme si de rien n’était. Je ne vais pas les laisser s’en tirer comme ça. Je vais me le faire, ce salaud de Castellane !

— Mais sois réaliste ! Comment veux-tu faire ? Tu sais bien ce qui s’est passé la dernière fois que vous vous êtes frottés d’un peu trop près à eux ? Ça ne t’a pas suffi ? Eric ne voudrait  sûrement pas que tu mettes ta vie en danger.

Elle me jette un regard noir.

— Ne prétends pas savoir ce qu’aurait pensé Eric. Au contraire, je dois bien ça à Eric. Et je me le dois à moi aussi.

— Et comment tu comptes t’y prendre ? Déjà à 2 sans aucun moyen ni assistance, c’était perdu d’avance. Mais alors seule… Tout ce que tu vas y gagner, c’est d’y passer toi aussi. Et moi de même par la même occasion… Tu l’as dit toi-même : ces gens-là ne plaisantent pas.

Elle ne dit rien pendant quelques secondes.

— Tu as raison. Je n’y arriverai pas toute seule. J’ai besoin de ton aide.

J’ai un geste de recul. Je suis déjà allé bien au-delà de ce que je dois à un client. Une chose est sûre : je n’ai aucune envie de me fourrer dans ce pétrin.

Elle se penche en avant et pose la main sur mon genou. Ça me fait comme une décharge électrique.

— Allez. Ne t’inquiète pas. On ne va pas prendre de risques. En fait, on fait comme tu as dit : on continue la croisière. Sauf qu’on les suit à la trace. Mais on reste à distance. On se contente d’observer.

J’essaie d’argumenter.

— Mais ils vont tout de suite se douter de quelque chose. Après hier soir, ils doivent être en alerte.

— Ils ne nous ont pas bien vus Eric et moi. Il faisait nuit. Ils doivent penser qu’il s’agissait de 2 hommes. Ces machos ne se méfient jamais des femmes.

— Et ça va t’avancer à quoi de les suivre ? Tu n’en sauras pas plus que maintenant.

— On verra bien. Si on voit quelque chose, tant mieux. Sinon, on aura passé quelques jours au soleil sur ton beau voilier.

— Mais ils vont se méfier en voyant un bateau qui les marque à la culotte.

— Ne t’inquiète pas. Les opérations sous couverture, ça me connaît. Ça fait 2 ans qu’on a Castellane sous surveillance et il n’a jamais rien remarqué. On va juste jouer un rôle. Un couple en vacances sur un voilier. Qui passe juste du bon temps. Et tu vas voir, je vais être très convaincante. Ils n’y verront que du feu.

Sa main est chaude. Ses doigts me caressent doucement le genou. Elle me regarde dans les yeux. Je n’avais pas remarqué à quel point leur vert était lumineux. Je me demande jusqu’où elle ira au nom de la vraisemblance. Ma bouche est sèche. Je tente de me secouer pour briser le charme.

— Je ne sais pas. Tout ça ne me dit rien qui vaille. Il faut que j’y réfléchisse.