Mais si je m’imaginais conclure hier soir, alors j’ai dû déchanter. Et vite fait.

Une fois dans le carré en bas de la descente, Laure me laisse en plan et se dirige droit vers sa cabine.

— Allez, bonne nuit ! Fais de beaux rêves et réveille-toi en forme demain.

C’est sûr que je ne m’attendais pas à ça. Elle souffle sans arrêt le chaud et le froid. J’ai tout de même un peu l’impression de me faire manipuler. Je ne sais pas si elle est une allumeuse qui s’amuse à me mener par le bout du nez ou si j’interprète mal tous ses signaux. Ce ne serait pas la première fois… Ou alors elle veut que je reste motivé jusqu’au bout. Elle doit avoir peur que je la laisse se débrouiller toute seule avec son enquête clandestine. Et elle a sans doute raison, parce que ce n’est pas l’envie qui m’en manque.

 


 

Le matin, je profite que Laure n’est pas encore habillée pour lui proposer de refaire son pansement. Elle grimace un peu en levant le bras pour retirer son T-Shirt et je l’aide pour soulager la tension. Elle me tourne le dos mais j’ai quand même pu admirer ses seins au passage. Elle n’a pas l’air plus gênée que ça. Moi, je fais comme si c’était le genre de chose qui m’arrivait tous les jours, mais j’en ai tout de même la gorge sèche. Et mon cœur bat à toute berzingue.

— Tu préfères que j’y aille d’un coup ou en douceur ?

Elle tourne la tête vers moi et lève un sourcil d’un air un peu amusé.

— Je veux dire. Pour le pansement… Il faut que je l’enlève.

— Comme tu veux. Ça m’est égal.

Même si j’ai un peu envie de lui faire payer ma déconvenue d’hier soir, j’opte pour la méthode douce et décolle doucement les adhésifs. Je ne suis pas une brute quand même. La blessure est plutôt propre. Je suis assez satisfait. Il y a eu un peu d’écoulement mais rien de grave. C’est sûr que ça aurait été mieux de faire des points, mais les stéristrips ont bien fait leur boulot. Ils ont bien tenu en tout cas. Je tâte doucement les bords de la plaie du bout du doigt. La peau a une bonne couleur. Je nettoie du mieux que je peux à l’antiseptique et je refais un pansement neuf.

— Ça se présente bien. Essaie de ne pas tirer dessus et dans 2-3 jours, je pourrai enlever les stéristrips. Fais gaffe de ne pas te mouiller. L’eau salée, ça ne pardonne pas pour ce genre de blessure. Et dis-moi si tu as besoin d’aide pour t’habiller.

Elle se tourne vers moi et me sourit. Je pense très fort, regarde la dans les yeux. Dans les yeux.

— Merci. Tu es un amour. Tu es un vrai père pour moi.

Alors là, c’est pire que d’être placé dans la friendzone. Ma déception doit se lire sur mon visage car elle se rattrape.

— Enfin. Je veux dire que tu t’occupes super bien de moi. Ne crois pas que je n’en suis pas consciente.

Elle passe un doigt sur ma joue.

— Et je t’en suis très reconnaissante.

J’aimerais bien qu’on passe un peu de la parole aux actes, mais je dois bien me contenter de ça en attendant.

 


 

Je me pointe au yacht un peu après 10h. Castellane m’a proposé de me payer pour les cours mais j’ai refusé. Ce genre de type pense que tout s’achète. Je ne veux pas être considéré comme un employé, mais plutôt comme un ami qui rend service. Un employé reste à l’office. L’ami est invité à déjeuner.

Laëtitia est déjà passée prendre Laure avec le tender pour aller au village. Elles nous rejoindront après la leçon. Mattéo est déjà prêt et semble impatient de commencer. Les conditions sont semblables à celles d’hier. Entre 8 et 10 nœuds de vent, avec des rafales à 12. De quoi s’amuser et surtout sentir les réactions du bateau.

Je commence par un peu de théorie, histoire de savoir où il en est, mais je vois vite que ça ne le branche pas trop alors je n’insiste pas. Surtout que l’idée n’est pas d’en faire un régatier. C’est juste de me rapprocher de sa famille.

J’ai emporté 2 petites bouées lestées pour qu’il puisse s’entraîner à tourner autour, comme en régate. Une bouée à 100 mètres au vent et l’autre sous le vent dans l’axe. Pendant 1 heure, je lui fais enchaîner les manœuvres de virement de bord et d’empannage, pendant que je le suis à bord de l’annexe en lui donnant des instructions. Il progresse bien.

Après cette première séance, nous rentrons au bateau pour faire un debrief rapide et souffler un peu. J’en profite pour me familiariser l’air de rien avec la cale et le pont inférieur. Je veux aussi que les marins s’habituent à ma présence. Les membres d’équipage que je croise à ce niveau ont plus l’air de marins que de gros bras. Une jeune femme blonde assez mignonne mais un peu réservée nous accueille et nous sert des boissons. Elle s’appelle Aga et Mattéo me dit qu’elle est polonaise. Je n’ai pas encore vu la seconde hôtesse, mais je suppose qu’elle fera le service à table au moment du déjeuner.

On repart pour une 2ème session, cette fois centrée sur le chavirage et les meilleures méthodes pour redresser le bateau rapidement. A la fin de la leçon, Mattéo est à bout de forces mais il domine désormais bien la manœuvre. L’eau n’est pas encore très chaude et avec le vent, il a froid malgré sa combi shorty.

En revenant vers le yacht, j’aperçois Castellane qui nous observe depuis le pont supérieur. Il reste impassible et, derrière ses lunettes de soleil, c’est difficile de savoir ce qu’il pense. Soit il trouve que je suis un moniteur absolument génial, soit il se demande si je suis lié aux 2 kayakistes qui sont venus le chatouiller d’un peu trop près l’autre jour à Mljet. Difficile à dire. Mais j’espère sincèrement que la première réponse est la bonne. Je n’ai pas envie de finir au fond de l’Adriatique.

Pendant que Mattéo file se changer, je monte sur le sun deck où se trouvent déjà Laure et Laëtitia qui sont revenues de leur sortie shopping. Elles sont installées dans un petit salon d’extérieur en buvant un cocktail. Il y a un petit bar tenu par une autre jeune femme, une brune piquante qui doit être française. L’ambiance a l’air bonne et elles semblent déjà très complices.

— Ah Fred ! Comment s’est passée la leçon de voile ? Est-ce que Mattéo est un bon élève ?

— Il est très doué et a fait beaucoup de progrès. En tout cas, maintenant il maîtrise le redressement du bateau après chavirage. Mais je pense qu’il n’aura pas de peine à s’endormir ce soir. Il doit être crevé…

— Qu’est-ce que l’on peut vous servir ? Un Hugo comme nous ? Laure me disait justement que vous étiez le roi des cocktails. J’espère que Marine pourra rivaliser avec vos talents.

Elle désigne l’hôtesse derrière le bar.

— Avec plaisir. Et je suis certain que ce sera parfait. Marco n’est pas avec vous ?

— Oh Marco… Il est toujours très occupé. Mais il nous rejoindra pour le déjeuner.

Le Hugo est effectivement tout à fait correct. Après une petite demi-heure à discuter, nous descendons sur le pont supérieur pour passer à table.

Comme l’autre soir, je suis placé en face de Castellane. Il empoigne la bouteille de rosé dans le seau à glace.

— Tenez Fred, goûtez-moi ça ! Du Whispering Angel du Château d’Esclans. Le meilleur rosé du monde ! C’est autre chose que leur piquette locale.

Je ne sais pas trop pourquoi un rosé de Provence doit porter un nom anglais, mais il est effectivement tout à fait buvable. Il faut dire qu’il est tellement froid qu’il est difficile de juger.

Le déjeuner est plutôt simple mais délicieux. Une belle salade méditerranéenne très fraîche suivie de tagliatelles aux queues de langoustines. Le tout servi par Aga et Marine, qui, à en juger par son accent, doit venir de Marseille. Aga semble plus dédiée au service des femmes, tandis que Marine est aux petits soins pour Castellane. Je me demande s’il n’y a pas quelque chose entre ces deux-là.

Castellane nous sert copieusement de vin tout au long du repas. La 1ère bouteille est vite expédiée et on passe rapidement à la 2ème. Je ne sais s’il cherche à me saouler pour me faire parler, mais après 5 ou 6 verres, je suis un peu éméché.

— Alors, qu’est-ce que vous avez fait comme parcours pendant votre croisière ? Le même que nous ?

Je me tends d’un coup en réalisant qu’il va falloir jouer fin. Il risque de trouver bizarre que nous soyons allés exactement aux mêmes endroits que lui. Il vaudrait donc mieux ne pas lui dire toute la vérité à ce sujet. Mais s’il se rend compte que je lui ai menti, il sera encore plus soupçonneux. Je n’ai aucune idée de ce qu’il sait de notre itinéraire. Je n’ai pas de balise AIS et il n’a donc pas pu nous suivre à la trace comme nous l’avons fait avec lui. Mais il se souvient peut-être nous avoir croisés en quittant Vis. Ou alors quelqu’un de l’équipage se rappelle nous avoir vus à Mljet. Et mon sang se glace quand je réalise qu’à ce moment-là, nous étions encore 3 à bord. Je décide de rester le plus près possible de la vérité en parlant de Vis et Mljet, mais en omettant notre passage par Hvar.

— Je ne sais où vous êtes allés de votre côté, mais nous, nous sommes partis de Split vendredi et nous avons passé la nuit à Vis. Ensuite, samedi, nous avons dormi sur la côte sud de Korčula, à Brna. Et dimanche à Mljet. Laure adore le monastère sur la petite île au milieu du lac. Vous connaissez ?

— Ah non… Nous sommes aussi passés par Mljet mais nous ne sommes pas descendus à terre.

— Alors, il faudra absolument y retourner ! C’est magique.

— Mattéo m’a parlé d’une grotte bleue dans la région qu’il faut à tout prix visiter. Vous la connaissez ?

– Oui bien sûr. Elle est très belle et il n’y a pas encore trop de monde en cette saison. C’est à Biševo, une petite île au sud-est de Vis.

– Ah, c’est dommage… Nous étions à Vis nous aussi avant de venir ici.

— Ah bon ? Nous avons dû vous rater de peu alors.

— Je me dis qu’il faudrait peut-être que j’achète un kayak de mer pour Mattéo. Comme ça, il pourrait explorer les petites grottes et se balader. J’ai vu qu’il y avait pas mal de gens qui en faisaient sur la côte. Vous en pensez quoi ?

Je sens une sueur froide couler le long de mon dos. La tournure que prend la conversation ne me dit rien qui vaille. Je m’en sors par une pirouette.

— Oh vous savez, moi, je suis trop flemmard. J’aime bien rester assis et que ce soit le vent qui fasse le boulot. En tout cas, moi, je n’en ai pas… Et puis on ne sait jamais où le caser sur le voilier. Je n’ai pas le même garage à jouets que vous !

Ma réponse a l’air de le satisfaire et la conversation devient plus générale en parlant du sujet qui met tout le monde d’accord : la mauvaise qualité du service dans les restaurants. On voit qu’ils n’ont pas fait l’école hôtelière… Ah ça, non !

Après le déjeuner, Castellane s’éclipse pour aller régler quelques affaires. Laure et Laëtitia se sont assises dans des canapés juste à côté. Elles ont l’air d’être les meilleures amies du monde. Laure entreprend même d’interroger Aga sur son parcours et sa vie à bord. La pauvre ne parle pas très bien le français et n’a visiblement pas l’habitude que les invités s’adressent à elle. Elle semble très timide et est rouge pivoine.

Je profite de l’occasion pour demander à Mattéo de me faire le tour du propriétaire. J’ai envie de repérer un peu les lieux. Mattéo semble ravi de me montrer tous les gadgets et équipements de luxe. Entre les différents salons, la cuisine, la passerelle high-tech, les multiples escaliers pour passer d’un pont à l’autre, les cabines, les quartiers de l’équipage, la buanderie, la salle des machines et le garage à bateaux, il nous faut un bon quart d’heure pour faire la visite. Il ne manque que la suite qui sert aussi de bureau à Castellane, mais Mattéo me dit, l’air un peu désolé, qu’on ne peut pas déranger son père quand il travaille.

J’ai eu beau regarder un peu partout, je n’ai rien vu de suspect. Mais bon, je ne pense pas qu’ils laisseraient de la drogue traîner dans une coursive, avec un panneau bien lisible indiquant le poids et la qualité de la coke.

Et même si certains des membres d’équipage ressemblent plus à des voyous ou à des videurs de boite de nuit qu’à des marins, le Croix d’Azur s’apparente plus à un lieu de villégiature en famille qu’à un repaire de trafiquants.