L’après-midi se passe tranquillement. Castellane reste enfermé dans sa suite et Mattéo est rentré jouer à ses jeux vidéo, alors nous restons tous les 3 dans le lounge.

J’ai un petit moment de panique quand Laëtitia plaisante sur Laure qui semble avoir attrapé l’accent marseillais de Marine. Pour une bordelaise, c’est la honte ! Heureusement, Laure s’en sort en disant qu’elle est un vrai caméléon, à tel point que les gens croient parfois qu’elle se moque d’eux alors que c’est juste du mimétisme.

Et elle raconte une anecdote de sa jeunesse, quand ses parents l’avaient inscrite sans le savoir à un camp de vacances fréquenté essentiellement par des Suisses. Au milieu du séjour, ses parents viennent lui rendre visite puis se plaignent auprès du directeur du centre car elle parlait avec l’accent suisse. Ça fait rire tout le monde. Par chance, Castellane n’était pas là car il est sans doute plus méfiant que Laëtitia. Ce genre de gaffe pourrait bien lui mettre la puce à l’oreille.

Laure fait aussi amie-amie avec Aga et Marine en allant rapporter un verre à la cuisine ou en leur demandant lequel des marins elles trouvent le plus mignon. Apparemment, c’est Paulo le préféré, un matelot bardé de tatouages qui a un côté surfeur australien mais qui vient tout bêtement de Toulon.

Lorsque nous rentrons sur le voilier en fin d’après-midi, Laure me fait un compte-rendu de ce qu’elle a appris au cours de ses discussions avec les unes et les autres. Aga lui a confirmé qu’il y avait 2 groupes bien distincts dans l’équipage. Les « vrais » marins, qui sont à bord pour toute la saison et qui s’occupent de faire marcher le bateau, et 3 types chargés de la sécurité qui se croient les rois du monde. Ils sont désagréables et le reste de l’équipage ne les aime pas trop. Ils n’ont pas été recrutés par le capitaine comme les autres, mais c’est Castellane qui les a amenés avec lui. Ils se croient dans un film d’action quand on annonce des invités, avec des oreillettes, des armes et des échanges en code. Roger. Copy. Over. Et Alpha One pour désigner Castellane, tu vois le niveau. Mais apparemment, depuis qu’ils ont quitté Marseille, c’était plutôt calme de ce point de vue. Ils se sont juste excités un soir il y a 3 jours et sont partis on ne sait où dans le tender avant de revenir un quart d’heure plus tard.

C’est quand ils ont percuté le kayak et qu’Eric est mort.

Ça jette un peu un froid et ça me rappelle qu’il y a certainement mieux à faire dans la vie que de la risquer pour rien. Naviguer au soleil. Nager dans l’eau claire. Manger et boire avec des amis. Baiser Laure…

Je décide de prendre le taureau par les cornes.

— Laure, on ne peut pas continuer comme ça. On a fait tout ce qu’on pouvait… Moi, j’ai fait tout le tour du yacht et je n’ai rien vu de bizarre. Et Aga et Marine t’ont dit qu’il ne s’était rien passé de spécial depuis leur départ de Marseille. Tu crois que Castellane nous accueillerait à bord s’il avait quelque chose à cacher ? Il faut que je rentre à Split. J’ai des réservations pour le bateau. Des clients qui comptent sur moi. Je ne peux pas rester ici des jours et des jours, juste parce que tu ne veux pas renoncer à ton enquête. J’ai une vie, moi… Et toi, il faut que tu lâches l’affaire. Que tu passes à autre chose. Tu ne peux pas foutre en l’air ta carrière pour des conneries. La victoire du justicier solitaire seul contre tous, c’est dans les films. Pas dans la réalité.

C’est sorti d’un coup. Un peu plus violemment que je ne l’aurais voulu. Elle accuse le coup. Elle doit bien se rendre compte elle aussi qu’elle s’accroche aux branches. Que son obstination à démasquer Castellane n’a débouché sur rien. En tout cas rien de bon. Elle l’a juste conduite à se mettre tout le monde à dos, à risquer sa vie et celle des autres. Je la vois qui s’affaisse un peu, comme si un ressort s’était cassé. Elle met un moment à digérer ça.

— Tu as raison… Tout ça, c’est de ma faute. C’est moi qui ait eu cette idée. Eric m’a juste suivie. C’est lui qui m’a accueillie dans le service. Alors, il s’est pris un peu pour mon grand-frère. Je crois qu’il m’a accompagné dans cette galère uniquement pour me protéger. Pour m’éviter de faire trop de conneries. Et le résultat, c’est qu’il est mort. Et c’est moi qui l’ai tué. Je ne suis qu’une merde.

Elle se met à pleurer. Le temps a fraîchi et nous sommes à l’intérieur, assis à la table du carré. Je me glisse à côté d’elle sur la banquette et la prend dans mes bras. Je lui tapote le dos. Je n’ai jamais supporté de voir une femme pleurer.

— Ne dis pas des choses pareilles. Ce n’est pas vrai. Au contraire. Tu fais ce que tu crois juste. Tu ne te laisses pas décourager. Tu te bats. Il en faudrait plus des flics comme toi.

Elle se reprend. Elle se redresse et s’écarte un peu. Elle essuie ses larmes. Elle pose la main sur ma cuisse.

— Merci. Je ne sais pas ce que je ferais sans toi. Mais tu as raison. On n’avance pas. Ils vont finir par trouver bizarre qu’on leur colle aux basques comme ça. Et puis, je n’ai plus rien à lui dire à cette bourgeoise de Laëtitia. Les discussions de gonzesses sur les fringues et les régimes, ça va 5 minutes. On n’a qu’à partir demain, si ça te va.

Moi qui pensais qu’elles étaient les meilleures amies du monde… Elle cache bien son jeu.

— Mais avant, je boirais bien quelque chose d’un peu costaud. J’en ai besoin.

L’heure n’est pas aux cocktails joyeux mais plutôt à l’alcool pur et dur. Je sors la bouteille de vodka du freezer et nous sers 2 shots. Je lève mon verre.

— Na zdravlje !

Si j’espérais que l’ivresse lève toutes ses inhibitions et qu’elle se découvre une envie irrépressible de me baiser sur la banquette pour conjurer le sort et célébrer la vie, je me trompe totalement. Non seulement elle n’a guère d’inhibitions mais surtout, elle tient bien mieux l’alcool que moi.

 


 

— Fred ! Fred ! Réveille-toi !

Je me suis assoupi sur la banquette. Laure me secoue de toutes ses forces. Il fait sombre dans le bateau. A part les veilleuses, tout est éteint. Laure a l’air tout excitée. Je jette un œil à ma montre. Un peu plus de 2 heures.

— Viens ! Ne fais pas de bruit !

Elle m’entraîne dans le cockpit et me tend les jumelles.

— Regarde le yacht ! Il y a de la visite.

A cette heure-ci, l’obscurité n’est rompue que par quelques lampadaires sur la côte et les feux de mouillage des bateaux dans la baie. Je pointe les jumelles en direction du Croix d’Azur. Je vois quelques faibles lumières allumées à bord et des silhouettes qui s’agitent. Un semi-rigide sombre est amarré à la plage de bain, du côté du large. Il y a 3 personnes debout sur la plateforme arrière du yacht et autant sur le semi-rigide. Laure s’assied à côté de moi.

— Je ne pouvais pas dormir, alors je suis restée dehors à planquer, pour voir s’il se passait enfin quelque chose. Une dernière chance de ne pas avoir fait tout ça pour rien. Ils sont arrivés il y a moins d’une minute. Le bateau pneumatique est venu du large. Sans faire de bruit, à petite vitesse. Ils ont envoyé 3 flashes lumineux avec une torche et quelqu’un sur le yacht a répondu la même chose.

On ne distingue pas les détails, mais on dirait bien qu’ils sont en train de décharger des caisses ou des ballots. De toutes façons, qu’est-ce qu’ils pourraient bien faire d’autre en pleine nuit ?

Le transfert se fait rapidement, sans un bruit. Ce sont des pros visiblement. Très vite, le semi-rigide repart en marche arrière, avant de faire demi-tour et de se diriger tous feux éteints vers la sortie de la baie. Sans un bruit de moteur. Ils doivent avoir un moteur électrique d’appoint pour ce genre de situation.

Un léger mouvement attire mon attention et je dirige mes jumelles vers le pont principal. Un homme est appuyé à la rambarde. Un bref éclair de lumière puis un point lumineux qui rougeoie. Castellane vient de s’allumer un cigare.

La livraison tant attendue a eu lieu. Et le véritable problème commence. Qu’est-ce que nous allons bien pouvoir faire ?