Le matin, il ne fait pas beau. Le temps se gâte. C’était dans les cartes depuis quelques jours, mais maintenant ça y est. Des nuages lourds défilent, poussés par le vent du nord. C’est la Bora qui se lève. Des vaguelettes rident la mer dans la baie. Un coup de vent est annoncé pour cette nuit. Ça pourrait être assez violent.
J’ai eu du mal à m’endormir après notre découverte. Moi qui espérais mettre toute cette histoire derrière moi aujourd’hui, en quittant Korčula pour amorcer le retour vers Split, maintenant je suis mal barré. Car évidemment, la livraison de cette nuit a tout changé pour Laure. Alors qu’elle était découragée et s’était résignée à abandonner sa surveillance, elle est maintenant remontée à bloc.
Je ne sais pas si c’est son instinct de chasseuse qui s’active ou l’envie de venger Eric, mais elle est prête à en découdre. Je sens qu’elle va vouloir rester et poursuivre la chasse, alors j’essaie de la raisonner.
— Maintenant que tu as la preuve que Castellane trafique quelque chose, tu as réussi. Alors il faut passer le bébé à ta hiérarchie. Castellane va rentrer à Marseille et il vous suffira de le cueillir à l’arrivée. Toute seule, tu ne peux rien faire d’autre.
Elle est partagée. Je sens que mes paroles résonnent en elle et qu’elle comprend que c’est la voix de la raison. Mais si elle était du genre raisonnable, elle ne serait pas là… Elle serait restée tranquillement à Marseille.
— Le problème, c’est que nous ne sommes sûrs de rien ! Nous avons vu des ombres au milieu de la nuit, c’est tout. Ça pouvait être n’importe quoi. Je ne peux pas aller vers mes chefs, la bouche en cœur après envoyé péter toutes les règles de procédure, et leur dire que j’ai peut-être vu une livraison de drogue ou d’armes, mais que ce n’est pas sûr. Après tout, ça pourrait aussi être du champagne ou du poisson frais tout juste péché… Et à propos, il faut aussi que je vous dise qu’Eric est mort, qu’il se trouve sous 50 mètres d’eau entre 2 îles croates. Ils vont me prendre pour une folle et me virer de la police. Et puis on n’aura jamais de commission rogatoire pour perquisitionner le yacht sur des infos aussi faibles. Castellane est puissant et a des appuis. Il faudra vraiment un dossier en béton pour qu’un juge se mouille et prenne le risque de se le mettre à dos.
— Mais alors quoi ? Tu ne vas pas partir à l’abordage toute seule, armée d’un couteau de cuisine ? Tu as vu les malabars qu’il a à bord ? Tu te rappelles ce qui est arrivé à Eric ? Ces types ne plaisantent pas. Ils sont armés et n’ont pas l’air d’avoir des scrupules.
Laure s’assied à côté de moi. Son genou touche ma cuisse. Elle essaie de m’amadouer.
— Mais je ne suis pas seule ! Tu es là… A deux, on est déjà deux fois plus nombreux. Mais blague à part, on ne va rien faire de dangereux… Je ne suis pas folle tout de même. Il faut juste qu’on ait des infos un peu plus solides. S’il te plait… Une dernière visite à bord pour au moins essayer d’avoir une preuve ou quelque chose de tangible que je puisse montrer… Promis ! Qu’on trouve quelque chose ou pas, demain on rentre à Split et chacun repart de son côté.
Je ne dois pas avoir l’air totalement convaincu car elle ajoute avec un grand sourire.
— Mais si tu préfères, on poursuit la croisière tous les deux en amoureux. Tu envoies balader tes clients et on passe un moment à naviguer seuls. Tu barres le bateau, tu nous trouves des endroits sympas, tu prépares des cocktails et tu fais la cuisine. Et moi, je saurais te récompenser comme tu le mérites.
Evidemment, présenté comme ça, ça me fait réfléchir. Ça me fait même rêver aux délices que son corps me réserve… J’hésite d’autant moins qu’en réalité, je n’ai aucun client à annuler. Je lui avais juste dit ça pour avoir une bonne raison de partir.
— Bon, d’accord. Mais juste aujourd’hui. Demain, je pars, avec ou sans toi.
Avec Mattéo, nous avions prévu une 2ème leçon ce matin. Le temps n’est pas très engageant mais ça me donnera un prétexte pour retourner sur le yacht. Je me pointe là-bas comme hier et je vois que Mattéo est toujours motivé et prêt à y aller.
Il embarque sur son dériveur et cette fois, je le fais naviguer en ligne droite à différentes allures. Je le suis dans l’annexe et lui donne des conseils de réglage des voiles.
Après une heure et demie de ce régime, il commence à fatiguer et on fait une petite pause. Je m’approche du dériveur et le maintiens contre l’annexe le temps d’un debriefing. Il a l’air content qu’un adulte s’intéresse à lui et me demande comment on devient skipper. Me voilà promu conseiller en orientation et role model… Même si ce n’est pas le job de rêve que certains imaginent, je trouve que ça vaut tout de même mieux que de suivre les traces de son père. Mais je garde cette réflexion pour moi et lui dis qu’il faut qu’il passe son bac d’abord…
Il a l’air épuisé et je décide qu’on va en rester là. Il me dit que c’est dommage car il aime bien ces cours particuliers. Au moment où je m’apprête à lui annoncer que nous partons ce soir ou demain matin, il ajoute qu’il n’y aura pas d’autre leçon car ils repartent vers Marseille.
En raccompagnant Mattéo jusqu’à la plateforme du yacht, je vois Laëtitia qui nous attend.
— Ah, mais vous êtes motivé de donner des leçons de voile à Mattéo par un temps pareil ! En tout cas, je suis ravie car il semble bien plus à l’aise maintenant. Je suis plus tranquille de savoir qu’il peut s’en sortir seul en cas de problème.
— Oh vous savez, avec un bon équipement… Et à la voile, ce qui compte, c’est le vent. Pour nous, il vaut mieux un temps gris avec du vent que du soleil et un calme plat. Mais c’est vrai que Mattéo a bien progressé. Il faudrait qu’il continue à Marseille, qu’il s’inscrive dans un club. C’est toujours plus intéressant de naviguer avec d’autres jeunes de son âge. Alors, il paraît que vous repartez demain ?
Elle prend un air désolé pour montrer que ce n’est pas sa décision.
— C’est vrai. Nous serions bien restés un peu plus longtemps mais Marco a une urgence professionnelle et doit rentrer plus tôt que prévu. Nous partons demain. Venez dîner à bord ce soir avec Laure, ça rendra le départ moins triste.
L’après-midi passe lentement. Il fait plus frais et il n’y a pas grand-chose à faire en attendant le dîner. Nous sommes tous les 2 un peu tendus. Ce soir, c’est la dernière fois que nous pourrons monter à bord du yacht. Notre dernière chance de trouver quelque chose de concret à montrer aux chefs de Laure. Et évidemment, un risque de plus de nous faire prendre.
Jusqu’à présent, on dirait bien que notre couverture tient bon et qu’il ne soupçonne rien. Mais ça pourrait changer très vite si Castellane nous trouve un peu trop curieux ou si Laure fait une gaffe en parlant du dernier endroit à la mode à Marseille.
Lorsque nous traversons la baie vers le yacht avec notre annexe, le vent a passablement forci. En rentrant, il faudra que je vérifie si l’ancre tient bien. Il y a un peu de clapot et je dois avancer à vitesse réduite pour que nous ne soyons pas totalement rincés. Le coup de vent annoncé semble se confirmer. En tout cas, c’est ce que montraient les dernières cartes météo. Leur tender est toujours amarré à l’échelle de coupée, mais la porte du garage à bateaux est ouverte. Ils vont sans doute le rentrer bientôt. En tout cas, j’espère car ce n’est pas une bonne idée de la garder ouverte avec ce temps.
Je m’amarre à la passerelle arrière comme d’habitude. Les préparatifs pour le départ demain sont déjà bien avancés et l’équipage a rangé tous les équipements et jouets qui traînaient derrière depuis 2 jours.
En montant à bord, on sent que l’ambiance a changé sur le yacht. Le niveau de sécurité semble avoir monté d’un cran. Les 3 hommes de main sont plus attentifs que d’habitude et patrouillent sur le pont supérieur. Déjà qu’ils n’ont pas l’air commode en temps normal, maintenant ils sont carrément inquiétants.
Une fois montés sur le pont principal, on nous installe dans le salon intérieur. Il fait trop froid pour rester dehors. Aga et Marine ont des mines sombres et semblent concentrées sur leur service, attentives à ne commettre aucune faute. J’ai un peu l’impression d’arriver chez des amis qui viennent de se disputer. Il reste comme un écho d’engueulade dans l’air. Je pense que Castellane ne doit pas être ravi que Laëtitia nous ait invités. Une complication et un risque inutiles.
Mais elle nous accueille comme si de rien n’était.
— Ah, vous voilà ! Laure, toujours aussi ravissante ! Mais comment fais-tu dans votre petit bateau pour garder apparence humaine !
Je suis un peu vexé par ses commentaires sur le Bora-Bora, mais je ne relève pas. Et c’est vrai que Laure est superbe.
Si Laëtitia est toujours charmante, Castellane semble plus nerveux que les autres jours. Mattéo doit être dans sa cabine, car je ne le vois pas.
On entend le vent qui souffle dehors et, après une rafale plus violente, Laëtitia jette un coup d’œil inquiet vers les fenêtres. Le yacht est visiblement équipé de stabilisateurs car il ne roule presque pas. Mais on sent tout de même que le bateau bouge un peu. Trop à son goût.
— Je ne sais pas pourquoi j’accompagne encore Marco dans ses croisières car j’ai toujours le mal de mer. Heureusement, nous ne sommes pas en pleine mer ou dans une crique perdue en pleine nature ! Alors je vais en profiter pour passer la nuit à l’hôtel en espérant que le temps se calme demain ! J’irai à terre après le dîner quand vous partirez.
Castellane lève les yeux au ciel, d’un air de dire Ah, ces bonnes femmes !
— Oui, ça ira mieux demain. Ne t’inquiète pas. Et prends Mattéo avec toi pour te tenir compagnie.
Manifestement, Castellane n’a pas l’intention de nous garder à bord très longtemps car après un drink rapide, nous passons à table.