Nous sommes placés comme la dernière fois. C’est fou comme les habitudes se prennent vite. Laure et Laëtitia face à face et moi avec Castellane. Mattéo a dîné avant nous et est parti dans sa cabine pour préparer ses affaires.
Castellane a décidé qu’il faisait trop froid pour du rosé et nous sert un Bandol rouge. Vous allez voir, Fred, c’est le premier vin du Domaine de la Bégude ! Il est effectivement excellent mais assez puissant. Je me dis qu’il faut que je fasse gaffe à ne pas trop en boire si je veux rester lucide.
Le repas est aussi bon que le premier. Comme le temps s’est rafraîchi, la salade tiède de fonds d’artichaut et l’osso bucco conviennent à merveille. La conversation est un peu plus molle que les fois précédentes. On sent qu’on n’a plus grand-chose à se dire après s’être vus plusieurs fois en peu de temps.
Lorsque je lui demande quel est son itinéraire pour le retour et combien de jours ça va lui prendre, Castellane reste comme d’habitude assez flou. Je ne pense pas qu’il se méfie. Ça doit juste être une seconde nature chez lui.
Laure et Laëtitia parlent entre elles de choses et d’autres. J’essaie de lancer une discussion plus générale pour que Castellane puisse y participer et s’inquiète moins vite si je m’absente. Le classement des plus belles îles d’Europe est toujours un bon thème. Chacun y va de son idée. Après les plus évidentes comme Minorque, Ischia ou Santorin, la lutte est rude pour les suivantes. Après ma description enthousiaste de Mljet, Laëtitia reproche à son mari de ne pas les avoir laissés descendre à terre.
Avec Laure, nous avons convenu que c’était plus logique que ce soit moi qui tente de trouver la marchandise livrée dans la nuit. J’ai déjà visité l’intérieur du yacht avec Mattéo, alors ce sera plus facile pour moi de me repérer. Sans compter que Laure a plus d’atouts que moi pour distraire Castellane.
Je ne sais pas comment elle s’y est prise, mais c’est même moi qui lui ai proposé d’y aller, comme si c’était la chose la plus facile du monde. Ça semblait évident lorsque nous en avons parlé, mais maintenant qu’il va bientôt falloir y aller, je me dis que je ne suis qu’un idiot de prendre ce genre de risques. Voilà ce que c’est de vouloir jouer les héros…
Le bateau bouge un peu malgré les stabilisateurs et les 2 hôtesses ont parfois un peu de peine avec le service. A un moment, on entend un grand bruit dans la cuisine et je comprends que de la vaisselle a dû glisser et tomber. En tout cas, Castellane a l’habitude car il ne renverse pas une seule goutte de vin en remplissant nos verres.
Une fois le dessert servi, je fais un signe de tête à Laure pour qu’elle entame sa diversion. Elle est assise à côté de Castellane et commence à l’entreprendre. Elle joue à merveille le rôle de la fille un peu éméchée et très tactile. Elle lui pose la main sur le bras. Je prétexte un besoin naturel pour me lever de table. Les toilettes visiteurs sont dans le foyer qui dessert la cuisine, la suite du propriétaire et l’escalier qui mène aux chambres des invités. Et surtout, elles sont en face de la porte qui donne sur l’extérieur.
Je ne dois pas perdre de temps. Je n’ai que quelques minutes avant que Castellane ne se demande ce que je fabrique. J’espère que Laure saura être suffisamment habile pour détourner son attention le temps qu’il faudra. Je pousse doucement la porte. Dès qu’elle est entrouverte, le bruit du vent et de la mer se fait bien plus fort, alors je me dépêche de sortir et de la refermer derrière moi. Je tends l’oreille mais je n’entends aucun bruit inquiétant. L’équipage doit être en train de dîner dans ses quartiers à l’avant.
Comme c’est l’usage, nous avons laissé nos chaussures dans un panier à l’entrée du bateau, alors je peux me déplacer sans bruit. Je me mets à 4 pattes pour passer sous les fenêtres de la salle à manger et je file aussi vite que possible tout le long du passavant vers l’escalier extérieur qui mène au niveau inférieur.
Je suis sur le point de poser le pied sur la première marche quand je manque d’avoir une crise cardiaque en entendant des voix. Je me raidis et retiens ma respiration. Ce sont les types de la sécurité qui se plaignent de devoir rester dehors par un temps pareil. Ils sont juste au-dessus de moi sur le pont supérieur. Je me raisonne en me disant qu’ils n’ont aucune raison de surveiller l’intérieur du bateau. Il faudrait qu’ils se penchent par-dessus le bastingage pour me voir et ils sont plutôt là pour éviter des attaques extérieures…
Je descends l’escalier et débouche sur la plage arrière. Personne ne peut plus me voir ici et, entre la mer et le vent, il y a trop de bruit pour qu’on m’entende. En voyant mon annexe amarrée à la plateforme, je suis pris d’une envie subite de foutre le camp sans demander mon reste. Mais je me reprends et j’ouvre la porte étanche qui mène au garage à bateaux. La porte extérieure tribord est toujours relevée, alors le vent souffle fort à l’intérieur. Les autres engins sont solidement arrimés, mais ils n’ont pas encore rangé le tender à sa place. Ils doivent encore amener Laëtitia et Mattéo à terre après le dîner. Ici on est au niveau de l’eau et des embruns giclent dans le garage quand les vagues frappent le yacht.
Ce qui a été livré hier soir doit sans doute se trouver dans les locaux techniques. Je vois mal Castellane entreposer ça dans une cabine d’invité, juste sous le nez de son fils. Et je pense aussi qu’il préfère ne pas trop mêler l’équipage à ses histoires. Moins ils en savent, mieux ça vaut.
La visite guidée de Mattéo a été utile car ce yacht est un vrai labyrinthe. J’ai pu voir que l’accès au local technique se trouve dans le garage. Je monte les 5 marches qui mènent à la salle des machines et je bascule la poignée de la porte étanche.
A l’intérieur, je trouve d’abord le poste de contrôle avec tous les écrans et les jauges. Une épaisse porte vitrée coulissante donne sur la salle des machines proprement dite. Lorsque j’appuie sur le bouton d’ouverture, il ne se passe d’abord rien, puis je comprends qu’il s’agit d’une porte étanche qui met quelques secondes pour se déverrouiller.
Entre le générateur électrique, le système de ventilation, le dessalinisateur et les moteurs des stabilisateurs, le bruit est assourdissant. Le faux plancher vibre fortement. Des canalisations et des gaines techniques sillonnent les murs et le plafond. Une couche d’isolant métallisé recouvre toutes les parois. Tout est chromé et un éclairage blanc ne laisse aucune zone d’ombre. On est loin de l’éclairage subtil du salon. C’est tellement aseptisé et propre qu’on dirait une salle d’opération. Le chef mécanicien doit être un peu maniaque.
Chaque centimètre carré est utilisé et il n’y a aucun endroit où on pourrait cacher les caisses et paquets que nous avons vus débarquer l’autre soir. Je continue dans la pièce suivante, mais c’est le même topo. Des machines partout, des jauges de pression, des voyants lumineux, des panneaux électriques, des gaines de ventilation, des extincteurs. Rien d’anormal.
Le temps passe et je n’ai toujours rien trouvé. Je suis découragé et surtout je commence à flipper. A vue de nez, ça doit faire 5 bonnes minutes que j’ai quitté la table. Je n’ose pas rester trop longtemps ici. Je suis sur le point de laisser tomber pour rebrousser chemin quand j’aperçois une trappe entrouverte au fond derrière une pompe. Il y a un autre niveau encore plus bas.
Je soulève la trappe et l’ouvre complètement. Une échelle métallique est fixée à la paroi et permet de descendre dans la cale. J’hésite un peu puis je me décide à descendre. Mon cœur bat à tout rompre et mes mains sont moites. En bas, il n’y a qu’un faible éclairage de sécurité et on ne voit pas grand-chose. J’attrape mon téléphone et active la lampe torche.
Et là, bingo…
Sur le sol du local exigu sont empilées des caisses en bois allongées et des espèces de briques emballées dans un film plastique blanc. Les caisses sont marquées au pochoir. Un gros Z stylisé dans un cercle et Zastava Arms en dessous. Et une indication sur le contenu : Zastava M21 BS Short Barrel – 2 pieces. Il doit bien y avoir 20 caisses. D’autres boites en carton plus petites marquées du même logo portent l’indication 5.56 mm NATO cartridges – 800 rounds. Je n’y connais rien, mais ça me semble évident qu’il s’agit d’armes et de munitions. Et probablement pas des fusils de chasse et du petit plomb. Pour le reste, j’ai vu suffisamment de reportages à la télévision pour comprendre qu’il s’agit de drogue. Sans doute de la cocaïne. Il doit bien y en avoir 50 kilos.
Ça me fout un choc. C’était une chose de l’imaginer. C’en est une autre de le voir en vrai. Je réalise d’un coup que tout ça n’est pas un jeu, ni une vague hypothèse. C’est la réalité. C’est la vraie vie. Et je suis en danger de mort.
Il faut que je sorte d’ici au plus vite. Avant que quelqu’un ne me voie. Avant que Castellane ne se dise que je suis parti depuis presque 10 minutes et que ce n’est pas normal.
Mais avant ça, il faut que je rapporte une preuve. Pour que tout ça serve à quelque chose. Je n’ai pas le temps d’essayer d’ouvrir une caisse, alors je sors mon téléphone et je filme tout, en zoomant sur les indications.
Je remonte de la cale à toute vitesse et manque de me heurter la tête quand mon pied glisse d’un échelon. De retour dans la salle des machines, l’éclairage violent m’éblouit après la pénombre d’en bas. Je replace la trappe dans la même position qu’avant. Je me rue vers la porte vitrée qui mène au poste de contrôle. J’appuie sur la commande d’ouverture. Les quelques secondes qu’il faut pour qu’elle se déverrouille me semblent une éternité. Je lève inconsciemment la tête et je découvre une caméra de sécurité qui clignote au-dessus de la porte.
Souriez, vous êtes filmé.