Je reste un moment sans réaction, sous le choc. La porte finit par s’ouvrir. Je suis tétanisé, incapable de franchir le seuil, tétanisé par la terreur qui s’empare de moi quand je réalise que je suis foutu.
Le chuintement de la porte qui se referme me sort de ma paralysie. Le temps d’appuyer à nouveau sur le bouton d’ouverture, j’ai un peu recouvré mes esprits. Après tout, peut-être que personne ne surveille les écrans des caméras de surveillance. Je peux peut-être encore me sauver. Mais il faut quitter ce maudit yacht au plus vite.
Je remonte à toute vitesse vers le pont principal. Quand je retourne dans la salle à manger, ça fait presque un quart d’heure que j’ai quitté la table.
Lorsque je passe le seuil, je vois Castellane qui lève les yeux. A son air perplexe, je comprends qu’il réalise tout à coup que mon absence était anormalement longue. Distrait par Laure, qui a pratiquement la main sur ses épaules, il n’avait pas dû y prêter attention jusqu’à maintenant. Laure me jette un coup d’œil inquiet. Elle doit se demander ce que j’ai bien pu fabriquer pendant tout ce temps. Je m’assieds rapidement à ma place. Mon dessert est encore intact dans mon assiette.
— Désolé… Je suis sorti un moment pour voir le temps qu’il fait. Ça souffle vraiment fort maintenant et j’ai peur que notre ancre dérape. Il va falloir que nous rentrions. Ce serait plus prudent.
Laëtitia se désole de cette fin abrupte, mais je sens que c’est plutôt pour la forme. Elle a sans doute hâte elle aussi de quitter le yacht et de retrouver la terre ferme.
— Je vais aller prendre mes affaires et chercher Mattéo. Comme ça, nous partirons ensemble.
Laure en rajoute une couche en disant que c’est vraiment dommage car on s’amusait bien, n’est-ce pas Marco ? Mais je sens qu’elle aussi n’a qu’une envie, c’est de foutre le camp rapidement.
A ce moment-là, un des types de la sécurité entre dans la pièce et se dirige vers Castellane. Il se penche vers lui et lui dit quelque chose à l’oreille. Je vois Castellane qui fronce les sourcils puis me jette un regard mauvais, la mâchoire serrée. Ça y est. Je suis découvert. Quelqu’un m’a vu sur les caméras ou alors ils ont une alerte qui se déclenche quand une caméra surprend un mouvement. Il faut vraiment déguerpir.
Nous nous levons tous de table. Laure a compris qu’il se passait quelque chose. Le type de la sécurité ne bouge pas, dans l’attente d’un ordre de Castellane. Notre seule chance, c’est de rester près de Laëtitia. Il ne fera sans doute rien devant elle.
— Allez Laure ! Allons aider Laëtitia à porter ses bagages.
Nous quittons tous la salle à manger. Castellane nous suit de près, l’air tendu. Laëtitia ouvre la porte de la suite. Je vois que son sac est déjà prêt au pied du lit. Je l’attrape pendant que Laëtitia appelle Mattéo par l’escalier et lui demande de monter. Nous sortons vers l’échelle de coupée.
Le tender est amarré en bas. Les 2 autres malabars sont dehors, l’air indécis sur la conduite à tenir. Je tourne la tête vers Castellane et je le surprends qui leur adresse un signe de tête, d’un air de dire pas maintenant. J’entends Mattéo qui monte de sa chambre.
— Marco, Laëtitia, merci encore pour votre hospitalité. C’était très sympathique. Désolé de vous quitter si vite, mais je n’ai pas envie de retrouver le voilier échoué au fond la baie.
Mattéo arrive à son tour à l’échelle de coupée avec un sac à dos.
— Et toi, continue à travailler ces virements de bord ! Et n’oublie pas que tu as toujours une place comme matelot sur mon voilier.
J’attrape Laure par la main et je me dirige aussi vite que les apparences le permettent vers l’échelle arrière qui mène à notre annexe. Les deux gardes nous suivent mais restent à distance. Pour le moment.
Nous embarquons rapidement. Laëtitia et Mattéo sont en train de parler à Castellane et ne sont pas encore montés sur leur tender. Je démarre le moteur qui heureusement part au quart de tour. Après un dernier geste d’adieu de Laure, nous filons vers le voilier. Après une centaine de mètres, je me retourne vers le yacht. Laëtitia et Mattéo sont en train de prendre place dans le tender. Ensuite, il va falloir les transporter à terre. Puis leur porter les bagages jusqu’à l’hôtel. Je ne crois pas que Laëtitia ait l’habitude de lever le petit doigt pour quoi que ce soit. Elle doit avoir un chauffeur qui lui porte ses achats quand elle fait des courses en ville. Ça nous laisse un moment avant que le tender soit disponible pour une action contre nous. Mais il n’y a pas de temps à perdre.
J’ouvre les gaz et fonce vers le voilier. Pendant le reste du trajet, je raconte à Laure ce qui s’est passé. C’est à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle pour elle. D’un côté, elle avait raison et ses soupçons contre Castellane étaient fondés. Et surtout, nous avons des preuves en images. Mais de l’autre côté, elle n’est pas vraiment plus avancée. Elle ne peut pas les dénoncer aux autorités locales. Les flics d’ici sont notoirement corrompus et sont très certainement impliqués d’une manière ou d’un autre. Et dans le meilleur des cas, même si une autorité croate se décide à agir, cela prendra du temps et Castellane aura déjà quitté le pays avant qu’une descente puisse être organisée.
Quant à avertir la police ou les douanes françaises, ce ne sera sans doute pas plus utile. Castellane se sait démasqué et aura tout le temps de balancer sa cargaison à l’eau avant d’arriver à Marseille, ou même de la débarquer ailleurs en chemin.
Un peu abattue, Laure a de la peine à encaisser. Je la vois qui réfléchit de toutes ses forces, pour tenter de trouver une solution miracle.
En arrivant à bord, je ne suis sûr que d’une chose. Il faut lever l’ancre au plus vite et disparaître. Maintenant, nous sommes des témoins gênants.
Nous sommes en danger de mort.
Je la sors de sa torpeur.
— Allez Laure, secoue-toi ! Maintenant, la priorité, ce n’est plus d’attraper Castellane. C’est de sauver notre peau !
Il est minuit et demie et nous filons vers le sud-est en direction de Dubrovnik. Ça fait environ une demi-heure que nous avons quitté la baie de Korčula.
Ça a été un peu sportif pour remonter l’ancre car le vent nous repoussait. Il a fallu toute la puissance du moteur pour quitter le mouillage et réussir à avancer contre le vent.
En sortant, nous avons dû passer devant le Croix d’Azur et j’ai pu vérifier que le tender n’était pas encore revenu. Nous avons un peu d’avance.
Il fait nuit noire et la Bora est vraiment forte. Le vent souffle à 40 nœuds et les vagues courtes rendent la navigation très désagréable. A chaque vague, le bateau tape fort et nous devons nous tenir pour ne pas valser. Nous n’avons pas eu le temps de nous équiper convenablement et nous sommes vite frigorifiés. Nous avons juste enfilé un haut de ciré mais c’est largement insuffisant. Nous n’avons pas pu non plus ranger le bateau et assurer le matériel, alors tout valdingue à l’intérieur de la cabine.
Je n’ai pas allumé nos feux de position pour éviter qu’ils nous retrouvent s’ils se lancent à notre poursuite. En quittant la baie, j’ai pris la précaution de d’abord faire route vers l’ouest pour leur faire croire que nous revenions à Split. Et dès que nous avons été hors de vue, j’ai changé de cap. Le GPS me permet de naviguer sans problème, d’autant plus que c’est tout droit pratiquement jusqu’à Dubrovnik. Et il n’y a aucun autre bateau sur la mer.
C’est normal. Il fait un temps à rester au port. Le vent siffle dans les haubans et fait claquer les drisses contre le mât. Même si j’ai l’habitude, je ne suis quand même pas rassuré. Mais pour Laure, c’est le baptême du feu. Le hurlement du vent, les mouvements violents du bateau, les chocs sourds qui font penser que la coque va se briser, les embruns qui fouettent le visage, les vagues qui balaient le pont, tout ça, c’est bien loin de sa zone de confort.
Elle est grise de peur, les yeux hallucinés, et s’agrippe de toutes ses forces aux mains courantes du cockpit. En partant, je lui ai juste demandé d’aller chercher des gilets gonflables sous la banquette. Je crois que l’expérience lui a suffi et qu’elle n’est pas près de retourner à l’intérieur. Je préfère ça car l’odeur de vomi est très tenace. Je préfère qu’elle ait le mal de mer à l’extérieur.
Dubrovnik est à 45 milles. Le vent nous pousse droit là-bas. Mais c’est en mer libre, sans aucun abri, ni possibilité de se cacher pendant au moins 30 milles. Après, on pourra heureusement passer derrière les petites îles d’Olipa, Jakljan ou Šipan et ce sera plus difficile de nous trouver.
Nous sommes toujours au moteur, mais je vais essayer de hisser les voiles un peu plus tard, dès que nous nous serons un peu éloignés. Ça nous permettra d’aller plus vite. Nous plafonnons à 6 nœuds environ, tandis que, par ce vent à la voile, nous pouvons atteindre 10 à 12 nœuds si nous surfons sur les vagues. Le yacht doit avancer plus ou moins à cette vitesse, alors il ne pourra pas nous rattraper. Nous avons trop d’avance.
Le tender, en revanche, c’est une autre histoire. Il peut aller 2 fois plus vite que nous. S’ils nous voient, ils nous rattraperont sans difficulté.
Mais il fait nuit noire, alors j’ai bon espoir de leur échapper.