La nuit a été dantesque.

Je ne me souviens pas d’avoir navigué dans des conditions aussi difficiles. Difficiles à cause de la bora qui n’a commencé à se calmer il y a une vingtaine de minutes à peine. Difficiles à cause des vagues, pas très hautes mais vicieuses, qui m’ont demandé une concentration de tous les instants pour ne pas me laisser embarquer. Plusieurs fois, je n’ai réussi que d’extrême justesse à éviter l’empannage involontaire, qui se serait sans doute mal terminé… Mais je n’ai pas pu empêcher quelques départs au tapis impressionnants, quand des vagues m’ont fait partir au lof et que le bateau s’est retrouvé couché, la bôme dans l’eau, pendant de longues minutes avant que je ne réussisse à reprendre le contrôle.

Difficiles aussi parce j’étais seul à devoir tout gérer. Dans ces conditions très compliquées, j’ai préféré envoyer Laure à l’intérieur et fermer la porte de la descente pour éviter d’inonder la cabine. Elle s’est allongée sur sa couchette et je pense qu’elle a dû déguster. Je crois l’avoir entendu vomir à plusieurs reprises et, compte tenu de la force du vent, son mal de mer devait être vraiment violent pour que j’entende ses spasmes depuis l’extérieur.

Pendant plus de 3 heures, j’ai bataillé dur et je suis épuisé. Trempé, affamé et transi de froid aussi… Pendant tout ce temps, c’était vraiment de la survie. Heureusement, le bateau a tenu bon et personne ne s’est blessé.

Même à peine déroulé, le génois était bien trop creux. Il en a pris un coup et je ne pense pas qu’il retrouvera sa forme initiale. Il aurait fallu gréer le tourmentin, mais je ne pouvais vraiment pas lâcher la barre pour m’en occuper.

Le soleil s’est levé il y a une heure. Timidement d’abord, à cause des nuages qui couvraient l’horizon. Mais là, le ciel s’est bien dégagé et il fait vraiment beau. Le coup de vent a l’air d’être fini. Il n’y a plus guère que 15 nœuds de vent et la navigation est redevenue un plaisir.

On arrive à la pointe sud de Koločep et je vais bientôt changer de cap pour viser l’entrée de la ria qui mène à la marina de Dubrovnik.

Même si je n’ai pas vraiment eu de répit pendant la nuit, j’ai tout de même eu l’occasion de réfléchir un peu à la suite des opérations.

A supposer que son ancre ait tenu le coup et qu’il n’ait pas coulé, le yacht ne doit certainement pas être prêt à naviguer immédiatement. Avec tous les témoins et le remue-ménage des vedettes de sauvetage, les garde-côtes vont certainement vouloir inspecter le yacht pour s’assurer qu’il est bien en état. J’ai déjà eu affaire avec eux et ils sont plutôt pointilleux sur les questions de sécurité. Alors il ne va certainement pas pouvoir se lancer à notre poursuite rapidement.

Et ils n’ont plus de tender non plus. Donc rien à craindre de ce côté-là. Ils sont coincés à Korčula, sans oublier que Castellane a Laëtitia et Mattéo sur le dos.

Mais il ne va certainement pas en rester là. C’est trop risqué pour lui de nous laisser dans la nature. Il a mon portefeuille et connaît donc mon identité. Il doit certainement avoir aussi noté le nom de mon bateau et peut me retrouver facilement, d’autant plus qu’il a sûrement des contacts dans la police locale.

La situation n’est pas plus brillante pour Laure. Quelqu’un à Marseille va sûrement l’identifier sur la photo qu’ils ont envoyé pendant la nuit.

Alors notre meilleure chance, ce serait que les garde-côtes poussent leurs investigations suffisamment loin pour découvrir la drogue et les armes dans la cale. Heureusement, ce sont des militaires et ils ont la réputation d’être moins corrompus que la police. Ce serait vraiment idéal, car ça mettrait Castellane hors d’état de nuire pendant un moment et nous serions ainsi tirés d’affaire. Sans compter que Laure aurait la satisfaction d’avoir atteint son objectif.

Je lance Marine Traffic pour vérifier si le Croix d’Azur a bougé. Comme prévu, il est toujours à Korčula. Pour le moment, tout va bien, même si Castellane a sans doute des types dans la région qu’il peut solliciter en cas de besoin. Pour liquider 2 gêneurs par exemple…

Nous avons maintenant passé Koločep et je mets le cap vers l’est. Je continue encore une demi-heure à la voile, puis je lance le moteur, avant de rouler le génois et d’affaler la grand-voile.

J’appelle Laure qui émerge de la cabine la mine pas très fraîche, encore dans son équipement de gros temps.

— Allez, sors un peu ! Ça va te faire du bien. Il fait beau maintenant. On va arriver dans une demi-heure.

Elle réapparaît 5 minutes plus tard, juste à temps pour admirer le passage sous le pont haubané qui enjambe la ria. Elle est toute pimpante et semble prête à affronter le monde. C’est incroyable cette capacité à passer de zombie nauséeux à guerrière amazone simplement en changeant de tenue et avec 3 touches de maquillage.

Nous retrouvons la civilisation. C’est le continent et il y a bien plus de monde. Des maisons, des voitures sur la route qui longe l’eau, des bateaux qui se croisent sur la rivière.

Je contacte la capitainerie par radio pour qu’ils nous assignent une place. Un des employés nous assiste dans la manœuvre d’amarrage et je peux enfin éteindre le moteur. Et avec le silence, me détendre un peu. Il est 8 heures.

Nous sommes à l’abri du vent dans le port et il fait déjà chaud. A cette heure, la marina est calme. Je me rends compte que je crève de faim. Je propose à Laure de préparer quelque chose à manger et elle accepte avec enthousiasme.

Après un inventaire rapide des provisions qui nous restent, je me lance dans la réalisation de linguine aux courgettes, jambon dalmate et citron. En attendant que l’eau bouille, je propose à Laure – si elle ne trouve pas qu’il est trop tôt dans la journée – de boire un petit cocktail de célébration. Nous sommes vivants après tout.

Je dégote du Schweppes pamplemousse rose qui traîne au fond de la glacière, je sors la bouteille de tequila et je nous concocte rapidement deux palomas agrémentés de rondelles de citron vert. Nous trinquons.

— A la vie !

Plus tard, pendant que nous dégustons notre repas, je débriefe avec Laure en lui faisant part de mes réflexions. Elle est d’accord avec moi que nous ne sommes pas encore hors de danger.

Mais lorsque je lui annonce que la vidéo, que j’ai prise dans la cale et que j’ai dû effacer de mon téléphone lorsqu’ils nous ont attrapés, se trouve en sécurité sur mon compte cloud, je la vois retrouver un peu d’optimisme. C’est peut-être la preuve qui lui manquait pour convaincre ses collègues. Elle me donne son adresse mail de la police pour que je lui l’envoie.

Nous dressons un inventaire des problèmes que nous devons régler. Il nous faut de nouveaux téléphones à tous les deux. De mon côté, je n’ai plus de portefeuille. Il faut que j’annule mes cartes de crédit et que j’en commande de nouvelles. Ça va prendre quelques jours au moins avant qu’elles ne me parviennent. Heureusement, j’ai toujours mon passeport que je laisse à l’abri sur le bateau. Et il me reste 200 euros en cash cachés dans ma cabine. Il y a toujours des restos sur les îles qui n’acceptent pas les cartes.

Quant à Laure, elle était sortie juste avec son téléphone pour aller dîner sur le yacht et avait laissé tout le reste à bord. Donc c’est plus simple pour elle. Elle fait le tour des affaires d’Eric et récupère ses papiers et un peu de cash. Mais sa carte de crédit et son téléphone sont dans une poche étanche. Au fond de la mer, avec lui.

Malgré les circonstances, l’ambiance reste plutôt joyeuse. Peut-être à cause des palomas puis du rosé que nous avons bu avec les linguine. Quoi qu’il en soit, Laure ne tarit pas d’éloges sur mon habileté à répondre à l’interrogatoire de Castellane et sur mon courage lors de notre évasion. Elle en rajoute une couche en s’excusant de m’avoir laissé seul cette nuit gérer le bateau et me félicite pour mon expertise nautique et mon sens marin.

— Tu sais, même si j’avais un affreux mal de mer, je me suis quand même sentie parfaitement en sécurité. J’avais une totale confiance en toi.

Elle pose sa main sur la mienne et la serre entre ses doigts. Puis, elle se penche par-dessus la table du cockpit et me caresse la joue du dos de la main.

— En tout cas, merci !

Je joue les modestes en disant que ce n’était rien de spécial, que j’ai vu pire… Mais je me dis qu’il y a enfin des chances qu’elle me prouve sa reconnaissance de façon concrète.

Je bafouille un compliment.

— Tu sais, Laure, c’est uniquement grâce à toi si j’ai osé aller fouiller la salle des machines. Seul, je n’aurais jamais eu le courage. C’est pour te rendre service que je l’ai fait. Pour que tu sois fière de moi.

Je me sens un peu con, mais c’est sorti comme ça. Elle me sourit largement.

— Oh, mais tu es trop adorable ! Si seulement tous les hommes étaient comme toi…

Elle me serre contre son cœur. Qui se trouve juste sous ses seins. Et c’est doux et magnifique. Je sens le mélange étourdissant de son parfum et de sa transpiration qui exhale de sa chemise et ça me bouleverse.

Ça m’excite aussi.