Je débarque à Marignane avec plus d’1 heure de retard. Mais c’est le tarif minimum pour un vol un samedi en plein mois d’août.
Laure m’attend à la sortie. Ça me fait un choc de la voir. J’ai beaucoup pensé à elle depuis qu’elle m’a fait faux bond à Dubrovnik. Je ne lui en veux pas vraiment, même si j’ai eu de la peine à digérer sur le moment. Elle avait ses raisons. Je peux comprendre.
Elle est bien différente du personnage de vacancière qu’elle jouait en Croatie. On dirait qu’elle a endossé une tenue de femme flic de série TV. Celle qui doit se battre depuis des années pour se faire respecter et qui surcompense le côté garçon manqué badass. Boots, jean et blouson sur T-Shirt blanc. Comme on est en plein été, elle a abandonné le cuir pour un bomber de toile. Les mêmes lunettes de soleil Moscot écaille aux verres verts qu’elle avait en juin, mais un air plus dur. La mâchoire serrée. Clairement, il ne faut pas la faire chier.
Même si elle ne ressemble pas trop à une jeune fille en détresse, elle m’a tout de même demandé de la rejoindre. Elle a besoin d’aide. C’est urgent et il n’y a que moi qui peux l’aider. Et moi, ça me va de jouer ce rôle. De venir à son secours.
Elle doit porter un flingue sous son blouson et ça m’émoustille un peu rien que d’y penser. Elle doit aussi avoir des menottes quelque part…
Malgré tout, elle semble contente de me voir. Elle ne se jette pas non plus à mon cou. Elle reste assez froide. Plutôt pro et dure à cuire. Ça va avec son image. Question de crédibilité. Elle n’allait pas jouer les midinettes et me rouler une pelle devant tout le monde, même si elle n’est pas en service à ce que j’ai compris.…
Elle me guide jusqu’à une Clio blanche très poussiéreuse garée à la va-vite warnings allumés devant la porte de l’aéroport. Le pare-soleil est abaissé pour afficher une plaque POLICE. Ça doit éviter la mise en fourrière ou l’alerte anti-terroristes, j’imagine.
A l’intérieur, c’est le bordel et le siège passager disparait sous les emballages de fast-food, les bouteilles d’eau vides et les gobelets de café à emporter.
— Désolé. Je n’ai pas eu le temps de faire le ménage.
Elle débarrasse grossièrement le siège en bazardant le plus gros des déchets sur la banquette arrière.
A peine je suis assis qu’elle démarre en trombe. Il fait chaud et des effluves de kebab froid mélangés à de la chaussette de sport bien moisie me prennent à la gorge. J’ouvre grand la fenêtre mais j’ai l’impression que l’odeur est imprégnée dans les sièges. Ça n’a pas l’air de la gêner.
— Il faut qu’on s’active.
Pendant le trajet vers le centre-ville, elle me résume la situation.
Après son départ précipité de Dubrovnik, elle a tout de même tenu promesse et m’a contacté pour me tenir un peu au courant. Malheureusement, la vidéo que je lui ai envoyée n’a pas suffi. Le juge d’instruction a décrété que, même si on y voyait clairement ce qui semblait être des caisses d’armes et des blocs de drogue, on ne pouvait pas prouver que les images avaient été prises sur le yacht de Castellane.
Et elle n’a pas pu dire qu’elle était personnellement sur place et attester de la véracité du film. Ça aurait été avouer qu’elle était en Croatie sans autorisation et contrairement aux ordres qu’elle avait reçus. Bref, elle n’a pu que déclarer qu’elle avait reçu la vidéo de manière anonyme, ce qui lui enlevait toute crédibilité.
— De toutes façons, c’était peine perdue. Castellane avait certainement vidé le yacht de tout ce qui pouvait être compromettant avant de rentrer.
C’est un peu frustrant d’avoir risqué ma vie pour rien, mais je lui suis tout de même reconnaissant de ne pas m’avoir impliqué.
Une demi-heure plus tard, nous sommes en train de boire une bière à la terrasse d’une brasserie du Vieux-Port, à 2 pas de la Mairie du 2ème.
Elle n’a pas choisi l’endroit au hasard car elle me signale un yacht amarré à un ponton juste en face.
— Tu le reconnais ?
C’est le Croix d’Azur. Il y a trop de monde qui déambule et de circulation pour que je puisse le voir clairement ou distinguer des gens à bord, mais sa silhouette est clairement reconnaissable. Il faut dire que nous avons passé des jours à le surveiller à la jumelle.
Je ne sais pas comment Castellane a pu obtenir un tel emplacement, mais il a manifestement le bras long. S’il fallait une preuve de son influence, cet emplacement au milieu du Vieux-Port pour un yacht de cette taille suffit largement.
— Il est arrivé il y a quelques jours à peine. Son quasi-naufrage a fait les grands titres de la presse locale. On a eu droit à des reportages détaillés sur ce qui s’est passé. Il faut dire que Castellane est une célébrité.
— Mais aucune fouille en règle qui aurait permis de découvrir des armes de guerre et de la coke, j’imagine ?
— On ne peut rien te cacher… Je me suis tapé tous les blogs spécialisés et les chaînes YouTube dédiées aux superyachts et pas un mot, pas une rumeur sur quoi que ce soit de louche. Ce qui ressortait, c’est que les cloisons étanches ont parfaitement joué leur rôle et que les premières vidéos qui ont circulé sur les réseaux exagéraient grandement la gravité de la situation. Apparemment, l’eau n’a jamais pénétré plus loin que le garage à bateaux, qui est d’ailleurs prévu pour être mouillé puisqu’il est au niveau de la mer. Bref, pas de visite complète du yacht et encore moins de fouille. Et pas un mot sur le tender disparu en plein mer. Ils ont juste dû acheter un tender en urgence pour pouvoir rentrer.
Je soupire.
— Tout ça pour rien… C’est vraiment frustrant. Et toi ? Tu n’as pas eu de problèmes ?
Elle fait une moue qui ne veut pas dire grand-chose.
— Rien de concret. En tout cas, personne ne m’a confrontée directement, en me demandant ce que j’étais allé foutre en Croatie. Mais j’ai l’impression qu’on ne me tient pas au courant de tout. Qu’on m’écarte un peu des enquêtes. Qu’on me dit qu’on a pas besoin de moi sur cette mission, qu’ils sont déjà au complet. Bref, je passe beaucoup de temps derrière mon bureau. Et je déteste ça… Je pense que Castellane ne veut pas attirer l’attention. Tuer un flic, c’est la garantie d’une enquête approfondie. Même les ripoux devraient montrer qu’ils se donnent du mal. Et ce n’est pas bon pour le commerce. Alors, il préfère sans doute que je meure à petit feu, d’une maladie cardiovasculaire à cause d’un boulot trop sédentaire…
Elle dit ça avec un sourire amer qui en dit long.
Malgré le soleil et les touristes, on est loin de l’ambiance détendue de la Croatie. Il règne une tension palpable en ville. Derrière ses lunettes de soleil, on sent que chacun est vigilant, attentif. Et s’il y a déjà une ambiance un peu lourde en cette fin d’après-midi, je me dis que ça doit vraiment craindre en pleine nuit. C’est Marseille bébé.
Je ne me sens pas à mon aise. En Croatie, j’étais sur mon terrain de jeu. Mais ici c’est différent. C’est elle qui est la maîtresse du jeu et c’est moi le touriste.
J’ai perdu l’habitude des grandes villes et Marseille m’apparaît comme un mélange étrange de violence et de nonchalance. Je ne suis pas certain que la misère soit vraiment moins pénible au soleil… En tout cas, pas dans cette cocotte-minute où le soleil fait montrer la pression. On sent qu’on n’est pas très loin de l’explosion.
— Et qu’est-ce qui se passe avec Eric ?
— Officiellement rien. J’ai trafiqué un faux certificat médical à son nom, alors il est en arrêt de travail. Comme fonctionnaire et en plus à Marseille, ça peut durer bon un moment comme ça. Et comme je n’ai pas l’impression que la hiérarchie est très pressée de le voir revenir…
Je bois une gorgée de bière.
— Et pourquoi tu m’as demandé de venir ? Ton message n’était pas très clair, si ce n’est que c’était urgent…
— Je ne suis plus active sur le dossier Castellane. Mais j’ai encore mes entrées du côté des écoutes. Des potes qui me doivent des services…
Elle fait durer le suspense.
— Et alors ?
— Alors, il se trouve que Castellane est très impatient de profiter à nouveau de son yacht. Il a organisé une sortie demain avec plusieurs caïds locaux. Il doit profiter que Laëtitia soit en train de passer une semaine chez sa mère avec Mattéo. Il va passer la journée aux îles du Frioul. Il a réservé dans le meilleur restau. On a l’endroit et l’heure. C’est inespéré.
— Et alors ? Qu’est-ce que tu comptes faire ?
Elle hésite.
— Tu sais qu’il ne va jamais nous lâcher. C’est trop dangereux pour lui. Pour le moment, il me laisse tranquille pour ne pas attirer l’attention, mais un jour ou l’autre… Et pour toi, c’est pareil. Même pire, car s’il t’arrive un accident en Croatie, ça n’intéressera personne ici. Alors, il faut régler le problème. Définitivement.
Je ne réponds pas. Je ne sais pas quoi dire. Je sais qu’elle a raison. Mais de là à m’attaquer au Parrain de Marseille, il y a une sacrée marge. Je sais que je ne suis pas du tout à la hauteur. Ma hauteur à moi, c’est le niveau du sable. Pour y enfoncer ma tête et espérer que tout ira bien.
Laure perçoit mon hésitation.
— Ne t’inquiète pas. J’ai tout prévu. J’ai juste besoin de tes compétences de marin et de plongeur.