Nous sommes ancrés à l’entrée de la calanque de Saint-Estève, à environ 700 mètres de l’entrée du port du Frioul. C’est dimanche. Il y a plein d’autres bateaux sur l’eau et nous passons totalement inaperçus. Pour mieux nous fondre dans le paysage, nous avons adopté la tenue typique du plaisancier marseillais : le maillot de bain.

Ça me donne une fois de plus l’occasion d’admirer Laure, qui est vraiment bien foutue, je dois dire. Et de regretter que la soirée d’hier se soit une fois de plus terminée par une déception… Qui sera, je l’espère, rapidement effacée lorsque nous célèbrerons la réussite du plan de Laure.

Enfin je ne devrais pas crier victoire trop vite car c’est encore loin d’être joué. Sur le papier, ça semble facile et sans risque, mais en réalité, c’est tout de même moi qui vais devoir aller au charbon et risquer ma vie.

Je suis d’autant moins confiant que j’ai une gueule de bois carabinée et que les mouvements désordonnés du bateau d’Eric dans le clapot généré par les dizaines d’embarcations de toutes sortes qui sillonnent le plan d’eau me donnent la nausée.

J’ai mal dormi la nuit dernière sur le clic-clac de Laure. En partie parce qu’il faisait très chaud et qu’il n’est pas très confortable, mais aussi parce que j’ai hésité pendant un bon moment à tenter ma chance en allant la rejoindre dans sa chambre. Mais il vaut mieux ne pas forcer. Laisser venir les choses naturellement.

Nous nous sommes levés assez tôt vers 8 heures, car je voulais avoir de la marge en cas de problème mécanique avec le bateau. Après un café rapide, nous l’avons heureusement trouvé sans difficulté. En vrai beauf, Eric l’a appelé Le Petit Jaune. Pas de Grand Bleu avec lui, à ce qu’on dirait, mais plutôt des pastis au coucher du soleil. C’est le petit bateau de pêche typique, plus utilitaire que beau, avec un équipement de navigation sommaire. Heureusement, il y a largement assez de carburant pour aller aux îles du Frioul.

Il a quelques cannes et des leurres dans la cabine, mais Eric avait plutôt l’air de se concentrer sur la pêche sous-marine. Du coup, il y a tout un équipement avec combi, masque, palmes et fusil harpon. Mais surtout, comme l’avait dit Laure, tout le matériel pour plonger, avec bouteille d’air comprimé, détendeur et octopus, gilet stab, ceinture lestée et même un compresseur. J’ai vérifié la bouteille et elle est pleine. 200 bars de pression. Ça me laisse environ 1 heure sous l’eau.

Le Croix d’Azur est passé devant nous il y a une heure. On ne les voit pas depuis notre mouillage, mais Marine Traffic me confirme qu’ils sont ancrés dans l’une des criques de l’île de Pomègues, à 1 mille d’ici. Il est un peu plus de midi. Heureusement, nous avons un bimini pour nous protéger car le soleil tape dur à cette heure-ci. La mer est calme et scintille au soleil. On se croirait presqu’en vacances.

Je donne quelques instructions à Laure pour lui montrer comment manœuvrer le bateau lorsque je serai sous l’eau. Rien de bien sorcier. Juste comment faire avancer le bateau à petite vitesse et faire une boucle.

Castellane ne devrait pas trop tarder. Il a réservé pour 13 heures.

La tension monte lentement au fur et à mesure que les minutes passent. Je sors le matériel. La combi shorty d’Eric va être un peu petite pour moi. L’eau est chaude et je ne vais pas descendre à plus de 5-6 mètres de profondeur, alors je vais m’en passer.

Et puis le téléphone de Laure vibre sur la table du cockpit. Un message.

— Ça y est. Ils ont quitté le yacht sur le tender.

Je remonte l’ancre et on se dirige à petite vitesse vers le port du Frioul. Quelques instants plus tard, j’aperçois un semi-rigide qui passe à toute blinde la pointe de la Coulie, avant de virer à gauche pour s’aligner sur l’entrée du port.

Laure suit leur parcours à la jumelle.

— C’est bien Castellane et ses invités. Ils sont 4 à bord. C’est lui qui pilote.

Par chance, il n’y a pas trop de trafic au moment où je passe la jetée. Alors je peux ralentir encore pour nous permettre de les observer tranquillement. La vue est totalement dégagée jusqu’au fond du port et on les voit s’amarrer au quai d’honneur, devant les restaurants.

— Ça y est. Ils débarquent. Ils se dirigent vers le restau.

Tous les voyants sont au vert.

J’avais peur qu’il y ait des membres d’équipage sur le tender mais encore une fois, Laure avait vu juste. Castellane veut frimer avec ses potes et leur montrer qu’il sait manœuvrer seul son bateau. Sans compter que ça évite les oreilles indiscrètes…

— Ils s’installent sur la terrasse.

Le compte à rebours est lancé. Leur déjeuner va sûrement durer un moment, mais il faut que tout soit en place avant qu’ils ne repartent. Alors il n’y a pas trop de temps à perdre.

Ça aurait été trop hasardeux de s’attaquer au yacht. Il est tellement gros qu’il y a trop de risque que Castellane s’en tire. Sans compter qu’à bord, il y a l’équipage… Et, déjà que je ne suis pas super chaud pour cette expédition, j’aimerais autant éviter les victimes collatérales. Alors on a décidé de viser le tender. On a de meilleures chances d’atteindre Castellane comme ça. Mais il faut aller à l’intérieur du port, avec tous les risques de me faire remarquer par un plaisancier ou un touriste en raison de la faible profondeur. Sans compter le danger de me faire hacher par une hélice…

Je positionne le bateau dans une toute petite crique près de l’entrée, puis je demande à Laure de prendre la barre et de se maintenir face au large. Ça masquera mon entrée dans l’eau. Je m’équipe rapidement. J’enfile la stab. J’ajuste la ceinture de plomb. J’ouvre le robinet d’air. Je gonfle le gilet puis j’effectue une purge de contrôle du détendeur. Tout a l’air de fonctionner.

Avec la bouteille d’air, le tout pèse plus de 25 kilos et je suis bien content d’être assis. Et si on ajoute le filet en mesh que j’ai fixé sur ma poitrine et son contenu, on dépasse 30 kilos de matériel. Je mets mon masque et je place l’embout du détendeur dans ma bouche. J’attrape les palmes dans une main et je passe le portillon qui mène à la plage arrière. Un pas en avant et je suis dans l’eau.

J’enfile mes palmes puis je fais signe à Laure que tout est OK. Je vide l’air de mon gilet et je descends.

Il y a dans les 6 à 8 mètres de fond. Je palme pour contourner la pointe, tout en restant le plus près possible de la côte pour éviter les bateaux qui entrent et sortent du port.

D’après mes calculs, j’ai un peu plus de 900 mètres à parcourir. J’en ai pour 10 minutes environ, voire un quart d’heure si je traîne. Les bruits d’hélice et de moteur se font plus intenses dans le goulet de l’entrée. C’est l’heure du déjeuner et de nombreux bateaux rentrent et sortent du port.

Je dois garder le cap au 290 jusqu’au premier brise-lames. 200 mètres à peu près. Je suis nerveux et je consomme trop d’air. J’essaie de me calmer et de garder un rythme de palmage régulier, mais le sac qui pend gêne mes mouvements.

J’arrive au brise-lames et le longe jusqu’à son extrémité. Avec le trafic, l’eau est assez trouble dans le port et la visibilité est mauvaise. Je ne peux compter que sur la boussole pour me guider. Une fois au bout, j’oblique légèrement à gauche jusqu’à ce qu’elle indique 265. Maintenant, environ 250 mètres dans cette direction jusqu’au ponton perpendiculaire à la côte. A ma gauche, je passe à côté de 20 voiliers identiques, alignés les uns à côté des autres. Une école de voile ou quelque chose dans le genre. Si je longe la chaine mère parallèle au quai, j’arriverai tout droit sur le ponton.

Le fond est jonché de détritus en tous genres. Des bouteilles, des boites de conserves rouillées, des ancres abandonnées, du matériel de pêche, des bouées crevées…

J’atteins enfin ma dernière marque de parcours. Maintenant, il ne reste plus qu’un peu moins de 200 mètres au 340 jusqu’au quai d’honneur. Je rase le fond pour éviter de me faire repérer et ne pas me faire taillader par une hélice.

J’arrive enfin à la chaîne mère du quai d’honneur, là où est amarré le tender. Il y a plusieurs semi-rigides au même endroit et je ne dois pas me tromper. Ça pourrait être désastreux. J’ai peur de les confondre. Sous l’eau, ils se ressemblent tous, d’autant plus que je n’ai vu le nouveau tender de Castellane que quelques secondes lorsqu’il est entré dans le port.

J’hésite à faire surface pour mieux voir, mais c’est trop dangereux et je risque de me faire repérer. J’essaie de réfléchir. De me souvenir d’un détail. Mon cerveau tourne en boucle. Je les observe minutieusement un à un. Les minutes passent. Je jette un œil au manomètre. Plus que 100 bars. Ça va être chaud pour revenir.

Finalement, j’opte pour celui qui est le plus grand et le plus propre de tous. Ça ne peut être que celui-là. Je détache le sac de ma poitrine et en sors la mine sous-marine d’Eric. Je la fixe sur la coque du côté du pilote à l’aide de la ventouse. Je calme ma respiration du mieux que je peux pour pouvoir me concentrer sur les instructions. Nous avons fait tous les réglages du détonateur ce matin, mais je dois tout de même l’armer. Clac. Une lumière rouge s’allume sur le sommet du cône tronqué et se met à clignoter.

Ça y est. Maintenant, il faut filer au plus vite sans me faire remarquer.

Allégé des 4 kilos de la mine et boosté par l’adrénaline, je fonce vers la sortie en refaisant le trajet à l’envers jusqu’à la sortie du port. Laure devait longer la jetée extérieure le plus lentement possible en direction de la crique où nous étions ancrés ce matin.

J’arrive au bateau 10 minutes plus tard.

Il ne me reste que 50 bars.

Lorsque j’atteins la surface, Laure a déjà mis le moteur au point mort et scrute l’eau avec inquiétude. Elle m’aide à remonter à bord puis m’étreins de toutes ses forces avant de me repousser.

— Putain ! Tu m’as fait peur. Je ne te voyais pas revenir.

Je souris comme un imbécile. Ses reproches sonnent comme une déclaration.