Maintenant, il faut attendre…

La mine sous-marine qu’Eric avait reçue d’un de ses vieux potes nageur de combat au Commando Hubert est réglée pour exploser après environ 1.5 kilomètre de navigation.

Je ne sais pas comment Eric a fini avec un tel engin en sa possession. Ces anciens militaires de la vieille école ont tendance à conserver des souvenirs de leurs exploits, mais de là à garder chez lui une bombe en état de marche… La nostalgie macho des anciens combattants sans doute.

En tout cas, il en était suffisamment fier pour la montrer à Laure lors d’une soirée bien arrosée chez lui. Laure m’a dit qu’ils étaient tous les deux passablement frustrés d’être freinés par leur hiérarchie et de ne pas pouvoir avancer dans leur enquête. Alors à un moment, Eric s’est levé d’un coup pour aller fouiller dans sa chambre et est revenu avec la mine en beuglant On n’a qu’à le faire sauter ce putain de yacht. Comme le Rainbow Warrior !

Le réglage était finalement assez simple. C’est normal en fait. Il faut que ça puisse être effectué sous l’eau dans le noir par des militaires. C’est dire. Il y a une petite hélice qui s’active quand le bateau avance et qui mesure la distance avant d’activer le détonateur. 1500 mètres environ. Ça permet de faire sauter la mine uniquement une fois que le bateau est en eau profonde en pleine mer. Pour qu’il coule vraiment plutôt que de simplement s’affaisser au fond d’un port.

Je suis quand même inquiet car la mine n’est pas de toute première jeunesse. Et il y a tout de même beaucoup de bateaux sur le plan d’eau. Il ne faudrait tout de même pas déclencher une hécatombe.

Mais c’est un peu tard maintenant pour revenir en arrière. Il ne reste plus qu’à se ronger les sangs. Et croiser les doigts.

Laure a prévu un vague pique-nique, mais ni elle, ni moi n’avons le cœur à manger. On scrute tous les 2 l’entrée du port, sans se parler. Chacun perdu dans ses pensées.

Je me demande comment je me suis trouvé embarqué dans cette galère. Je commence à réaliser que tout ça pourrait très mal finir. Qu’on n’en est plus au stade des discussions en l’air, des fanfaronnades de fin de soirée. Dans le meilleur des cas, les seules victimes seront Castellane et sa bande de mafieux.

Mais ça pourrait être bien pire si la mine explose alors que le tender passe à côté d’autres bateaux. Ou si elle explose quand ils arrivent au yacht. Ou si le détonateur se déclenche dans le port. Ou si la mine se détache. Ou pire, si je me suis trompé sous l’eau et que j’ai fixé la mine sur le mauvais tender.

J’ai des visions de corps déchiquetés et de membres arrachés. Il va falloir vivre avec ça.

Et il y aura forcément une enquête. Il ne peut pas y avoir une explosion de ce genre à quelques encablures de Marseille sans que la police s’en mêle.

Est-ce qu’on peut remonter jusqu’à nous ? Je réalise que j’ai été très négligent en manipulant la mine à mains nues. Il doit y avoir mes empreintes partout. J’imagine qu’elles seront détruites par l’explosion, mais si la mine n’explose pas et qu’elle est découverte, je serai dans la merde. C’est un peu tard maintenant pour s’en soucier…

Je consulte ma montre toutes les trente secondes. Le temps semble immobile. Je tente d’évaluer la progression de leur déjeuner. Ça fait presque 2 heures qu’ils sont installés au restau. 15 minutes d’apéro. Commande : 10 minutes. Entrée, encore 15 minutes. 45 minutes pour le plat principal. Dessert ? Pas sûr… Café en tout cas. Ils vont bien finir par repartir.

J’ai l’estomac noué. Laure a rongé tous ses ongles et pianote nerveusement sur la petite table du cockpit. On dérive, moteur arrêté, entre 2 calanques, secoués par les vagues des autres bateaux.

Un peu après 15 heures, je vois enfin le tender sortir du port. Il faut qu’il atteigne 5-6 nœuds pour que l’hélice entame son compte à rebours mortel. Normalement, ils auraient dû aller moins vite que ça dans le port mais, en les voyant filer, je me dis qu’ils n’ont pas vraiment dû respecter la limite de vitesse. Donc ça fait autant de mètres en moins.

Une fois dehors, Castellane met les gaz et le tender fonce dans une gerbe d’écume. J’essaie d’estimer la distance parcourue.

Au lieu de tourner à droite vers le yacht, ils partent tout droit vers le continent. Castellane doit vouloir frimer un peu. Après 800 mètres environ, il entame une large courbe pour revenir vers le yacht.

Toujours rien. La mine doit être trop ancienne. L’hélice a dû se bloquer. Je l’ai mal réglée. Je me suis trompé de bateau.

BRAAAAM !…

Une énorme déflagration retentit dans le calme du dimanche après-midi. Une gerbe d’eau jaillit à plus de 10 mètres de hauteur. Des débris de toutes sortes sont projetés dans les airs avant de retomber en pluie sur la mer. Il n’y a même pas de flammes. L’onde de choc secoue tous les bateaux alentour. Par chance, aucun d’eux n’était trop proche.

Je ne m’attendais pas à une explosion aussi violente. Clairement, la puissance nécessaire pour endommager un navire de guerre est largement surdimensionnée pour un semi-rigide de cette taille. Il ne reste plus rien du tender.

Une douzaine d’embarcations de toutes sortes se précipitent vers l’endroit. Des jet-skis, plusieurs vedettes, un voilier au moteur. Un peu tout ce qui navigue par un bel un après-midi d’été en Méditerranée. Mais il n’y a personne à sauver.

Même si je m’y attendais, je suis comme hébété par l’explosion. Sans réaction. Fasciné par le spectacle et choqué en réalisant que 4 hommes viennent d’être pulvérisés sous mes yeux. A cause de moi.

Je suis pris d’une nausée soudaine et je vomis par-dessus bord. Je me retourne vers Laure qui a un drôle de rictus sur les lèvres.

— Allez. C’est fini. Il faut partir maintenant.

Je démarre le moteur et pars vers la gauche pour m’éloigner tranquillement de la zone. Ce n’est pas le moment d’attirer l’attention. Mais avec l’agitation et le désordre qui règnent sur les lieux, il n’y a pas grand risque qu’on nous remarque.

Nous ne parlons pas pendant tout le voyage de retour. Il n’y a pas grand-chose à dire et nous sommes comme assommés. Castellane est mort. Eric est vengé. Mais je ne suis pas fier de moi. Et je crois bien que Laure non plus.

Nous nous amarrons normalement à la place d’Eric dans le Vieux-Port. Je m’étourdis l’esprit en rangeant le bateau. En rinçant le matériel de plongée et le pont. J’hésite à lancer le compresseur pour remplir la bouteille d’air comprimé, mais je me dis qu’il vaut mieux éviter tout ce qui pourrait indiquer que je viens de plonger.

Par chance, il n’y a personne sur les bateaux à côté de nous, car ils connaissent certainement Eric et pourraient se demander ce que nous faisons sur son bateau.

L’explosion a sûrement été entendue jusqu’ici, mais personne ne semble y avoir prêté une attention particulière. Les touristes continuent à sillonner le Vieux-Port. Les locaux en ont vu d’autres…

Nous nous installons à l’ombre du bimini. Nous avons prévu de rester à bord pour vérifier si le Croix d’Azur revient au port. Si la police laisse le yacht quitter son mouillage et rentrer, ça voudra dire que l’affaire reste d’ampleur limitée.

Une légère brise rafraichit agréablement l’atmosphère. Il fait bon. Je suis un peu éteint. C’est le contrecoup. L’adrénaline qui retombe et la réalisation de ce qui s’est passé. Au contraire de moi, Laure a maintenant l’air en pleine forme et d’excellente humeur. Il en faut décidément beaucoup pour l’atteindre… Elle sort une bouteille de rosé de la glacière et ouvre un paquet de chips. Elle sert deux verres.

— Ne te mine pas. On a fait ce qu’on devait faire. C’était eux ou nous. Et on ne va pas pleurer sur ces ordures.

On trinque. Elle est radieuse. C’est une chasseuse et elle est simplement contente d’avoir vaincu sa proie. Another day at the office.

— Mission accomplie.

Je ne suis pas aussi content de moi. Je ne suis pas un justicier. Juste un pauvre gars qui essaie de sauver sa peau. Alors je ne fanfaronne pas trop. D’autant que maintenant, il va me falloir rentrer en Croatie et reprendre ma vie. Comme avant. Si c’est encore possible.

Par-dessus son maillot de bain, Laure s’est juste enveloppée d’un paréo diaphane, qui ne cache pas grand-chose. Son idée d’une tenue de ville, je suppose. Elle lève son verre dans ma direction et me décoche un large sourire. J’ai un petit pincement au cœur. Et ailleurs aussi.

Je me reprends à espérer. Laure est une professionnelle. Avant, elle ne voulait sans doute pas mélanger le boulot et les sentiments. Mais nous ne sommes pas collègues après tout et, maintenant que le travail est terminé, elle va pouvoir se laisser aller. Finalement, je ne suis pas pressé de rentrer. Peut-être qu’on pourrait partir quelques jours.

Le reste de l’après-midi passe tranquillement, paresseusement. Après avoir vidé consciencieusement la bouteille, nous sommes passés aux bières que Laure avait achetées hier soir. On parle de choses et d’autres. Elle me pose des questions sur mon métier. Sur les autres endroits où j’ai navigué. Je lui demande pourquoi elle est devenue flic. Si ce n’est pas trop difficile pour la vie de couple.

Comme un premier date. Où on se jauge. Où on s’évalue. Où on cherche les red flags. Où on se demande comment ça va être au lit. Enfin, c’est comme ça que je le vois… Je reprends un peu confiance. On repart sur des bases normales. Je me demande comment combiner son métier et le mien. Est-ce qu’elle serait prête à y renoncer pour moi ? Ou moi, est-ce que je pourrais vivre ici ?

J’en suis là quand Laure m’avertit.

— Les voilà.

Je tourne la tête et je vois le Croix d’Azur passer devant notre ponton pour rejoindre sa place. C’est plutôt bon signe. Ils ne considèrent pas le yacht comme une scène de crime. D’après Laure, c’est un signe qu’ils ne vont pas faire trop de zèle. Traiter ça comme un règlement de comptes de plus. Et quand on voit les armes de guerre utilisées dans les quartiers Nord pour défendre des points de deal, l’utilisation d’explosifs doit moins surprendre à Marseille qu’ailleurs. Peut-être même qu’ils estiment que ce n’est pas Castellane qui était directement visé, mais l’un de ses invités.

On va pouvoir lever le camp. On n’a pas vraiment prévu la suite avec Laure. Je ne sais pas si elle a quelque chose en tête. On finit de ranger le bateau. J’étale du mieux que je peux les affaires de plongée dans la cabine pour qu’elles puissent sécher. Il risque de se passer un bon moment avant que quelqu’un y mette les pieds. Je débranche la batterie. Je m’assure que tous les hublots et panneaux sont hermétiquement fermés. Je vérifie les amarres pendant que Laure verrouille la porte. Je ne suis pas pressé de partir. J’ai le sentiment qu’une fois qu’on sera à terre, ce sera la fin.

On débarque sur le quai. Je suis un peu déphasé, comme après une nuit blanche, mais Laure semble pleine d’énergie. Elle rigole quand des types lui font des compliments en passant à côté d’elle. Il faut dire qu’elle en jette.

On commence à marcher vers le quai des Belges. Son téléphone vibre. Elle s’arrête pour consulter le message. Je ralentis et me retourne pour voir si c’est important. Si ça nous concerne ou si c’est juste la vie normale qui reprend son cours.

Laure lève la tête de son portable et regarde vers le bout du quai. Je tourne la tête et je vois une silhouette de femme qui se dirige rapidement vers nous. Pressée. Elle me dit quelque chose mais je mets un moment à la reconnaître car elle n’est pas habillée comme d’habitude.

C’est Aga, l’hôtesse du Croix d’Azur. Sans son uniforme, je n’ai pas percuté tout de suite. Dans sa tenue d’été, c’est juste une jeune femme comme les autres. Un short très fluide rouge et blanc ceinturé haut à la taille, un chemisier blanc très ample et des tropéziennes aux pieds.

Ça me fait plaisir de la voir. Je me retourne vers Laure pour l’avertir qu’Aga est là. Mais Laure le sait déjà. Son visage s’est illuminé. Elle écarte les bras et s’avance vers elle. Elles s’enlacent. Elles s’étreignent. Elles s’embrassent à pleine bouche.

Bien sûr…

Aga, avec qui Laure semblait si complice. Aga qui nous a sauvés sur le yacht. Pas pour moi. Pour Laure. Aga avec qui elle a dû continuer à échanger depuis son retour à Marseille.

Je comprends que c’est Aga qui a informé Laure des projets de Castellane pour la journée d’aujourd’hui. Pas un vague service des écoutes téléphoniques. C’est aussi Aga qui lui a envoyé le message pour annoncer que le tender avait quitté le yacht et se dirigeait vers le port du Frioul.

Et comme un con, je n’ai rien vu venir.