Il est près de 23 heures lorsque nous arrivons sur la place, mais il fait encore 34 degrés.

En débarquant du taxi, j’ai eu un peu peur qu’elle me plante là, en disant qu’en fait, elle avait un rendez-vous, qu’elle devait aller voir avec des amis, mais non. Au contraire. Elle avait l’air très contente d’avoir de la compagnie. Voire même de ma compagnie.

En la voyant se déplacer et s’orienter sans problème dans les dédales de la vieille ville, je comprends vite qu’elle connaît bien mieux la ville que moi. Ça fait 1 an que je viens dans la région et ce quartier est évidemment une étape incontournable pour mes clients. Alors j’ai mes repères et quelques coins favoris. Mais elle y vient depuis qu’elle est enfant. Sa famille est du coin.

Avec cette chaleur, aucun de nous 2 n’a très faim, alors nous décidons de nous contenter de boire des cocktails en grignotant quelques olives.

Au fil de nos discussions, j’apprends qu’elle est à moitié française par sa mère. C’est pour ça qu’elle le parle parfaitement. Son père est mort il y a une vingtaine d’années. A Corfou d’ailleurs. Et d’après ce que je comprends, il a dû se passer quelque chose de tragique. Danaé ne semble pas s’en être vraiment remise et le sujet a l’air encore très sensible. Elle m’avoue que c’est son panama qu’elle porte en souvenir de lui et qu’elle ne quitte jamais.

Elle travaille depuis environ 2 ans comme assistante personnelle d’Akis Apatis, le milliardaire grec à qui appartient le Monokeros.

Il a lancé Apli, une application de paiement en ligne très populaire genre Lydia. Apparemment, il est très fier du nom, qui est un raccourci de Aplá pliróno, ce qui se traduit par payer simplement. En passant, elle me glisse que le nom du bateau, Monokeros, signifie licorne en grec, car sa startup a dépassé le milliard de valorisation. Mais quand je dis à Danaé que son boss a l’air plutôt sympa avec ses jeux de mots, elle me fait une grimace qui indique tout le contraire.

Tout se passe entre nous comme dans un rêve éveillé. Comme dans un rêve, car en réalité pour moi, ce n’est pas comme ça d’habitude. D’habitude, c’est moins évident. Je rame. Je sens vite que la fille n’a qu’une envie : être ailleurs. Ou avec quelqu’un d’autre.

Mais là non. Elle a l’air ravie d’être avec moi et moi je me sens bien. Le bar est sympa. Il règne comme une atmosphère insouciante sur la place. Les échanges entre nous sont fluides et légers. Généralement lorsqu’une fille me plait, je bredouille, je rougis, je parle trop ou pas assez, je me lance dans des divagations interminables dont je n’arrive pas à sortir, même quand je vois ses paupières se fermer d’ennui. Sauf que je m’en rends tout de même compte, ce qui me trouble et me fait perdre le fil. Et j’en bredouille d’autant plus.

Mais là non. On parle de tout et de rien. De la semaine qui vient de passer. Elle, des petites manies de la famille Apatis. Moi, de mon couple d’instagrammeurs. J’en rajoute un peu sur leur obsession de leur image. On se raconte un peu nos vies.

Comme moi, elle est divorcée et il ne semble pas y avoir de remplaçant à l’horizon. En tout cas, pas qui mérite d’être mentionné. Ça me rassure.

On rit. On se jauge du regard. On flirte gentiment. Nos mains s’effleurent parfois comme par mégarde sur la table. On n’est pas pressés. Nous savons tous les 2 que ça va certainement aller plus loin mais qu’il n’y a pas urgence. Que c’est le début d’une histoire et qu’il n’y a rien à craindre. Que tout va bien se passer.

Après 2 Hugos chacun, nous décidons de marcher un peu. En chemin, nous nous arrêtons pour manger une glace en guise de dîner. Je me contente d’une boule mandarine plutôt classique, mais Danaé opte pour le kaïmaki, qu’elle me fait goûter presque de force. Une subtile saveur de pin avec une légère note herbacée. Je me demande quel goût auraient ses lèvres après cette glace.

Pour trouver un peu de fraîcheur, nous décidons de descendre vers la rive. Mais après le calme des ruelles pavées de la vieille ville, la cohue du front de mer nous apparaît comme un retour trop brutal à la réalité, alors nous décidons de rentrer à la marina.

 


 

Il doit être 1 heure du matin quand le taxi nous dépose à l’entrée. Tout est calme à cette heure. Nous marchons ensemble sur le ponton qui mène à nos bateaux. Tout à l’heure, je lui ai pris la main pendant notre promenade. Et là, c’est elle qui mêle ses doigts aux miens.

Arrivés devant le Monokeros, elle me propose de monter à bord. Je ne vois personne à l’extérieur. Ils doivent tous être couchés, ou alors pas encore rentrés. Le pont est éclairé par une rampe de lumière indirecte sous le plat-bord qui fait tout le tour du bateau.

J’hésite.

— Ça ne va pas te poser de problème ?

— Ne t’inquiète pas. On ne va pas aller fouiller dans le bureau d’Apatis ! On va juste se poser dehors.

Elle m’entraîne sur le pont avant. Juste avant le grand mât, il y a une vaste zone dédiée à la bronzette, avec des matelas et de larges coussins. De quoi accueillir 6 personnes très confortablement. C’est sûr que ça change de mon voilier. Les bains de soleil sont adossés à la paroi vitrée du carré et une douce lumière baigne le pont depuis l’intérieur. Je ne sais pas quel est le designer qui a imaginé cet endroit. mais c’est exactement ce qu’il nous fallait.

Nous nous allongeons côte à côte sur les matelas. Il fait vraiment bon. Et malgré l’absence de vent, il n’y a pas un seul moustique. Ce bateau doit être trop chic et élégant pour qu’ils osent s’y aventurer. Ça doit être sympa de vivre dans cette bulle. Quand absolument rien de vient gâcher un moment parfait.

Danaé s’absente un moment et revient avec une bouteille, un bac rempli de glaçons et 2 petits verres. Voilà quelqu’un qui sait vivre. Danaé me plaisait déjà énormément, mais là, elle a encore marqué des points.

— Ma parole, mais tu veux me saouler à la vodka ?! Ou est-ce que c’est de la tequila ?

— Mieux que ça ! C’est de la mastikha. Si tu as aimé la glace kaïmaki, alors tu vas adorer ça. Les deux sont faits à base de la résine d’un petit arbuste qu’on ne trouve que sur l’île de Chios.

Elle nous en sert deux shots avec des glaçons.

Elle approche son verre et plonge son regard dans le mien.

— Stin iyiá mas !

J’ai beau ne bredouiller que quelques mots de grec, mais à notre santé est la première expression que l’on apprend ici après Kaliméra. Nos verres s’entrechoquent et nos yeux se caressent.

C’est délicieux. C’est frais. Ça ne ressemble à rien de connu. Une légère amertume au début, puis très vite des arômes délicats de vanille, de pin et de miel. On sent bien que la Grèce est la porte de l’Asie. Ce n’est pas très fort. Dans les 30 degrés, pas plus.

Elle se glisse dans mes bras, mais plutôt en mode cocooning. On reprend nos discussions là où nous les avions interrompues, sans effort, comme si nous étions encore sur la place Dimarchiou. Juste sur un mode plus intime, à voix basse.

Je lui raconte ma vie de skipper. Les bons côtés et les mauvais aussi. Le sale coup que m’a fait mon ex-femme en me trompant, puis en me laissant tomber pour un hôtelier corse au milieu d’une croisière il y a bientôt 5 ans. Elle me dit son amour pour cette région. Sa famille vient de Paxos, l’île juste au sud de Corfou. Alors elle connait bien les Îles Ioniennes.

Elle me parle de sa vie dans cet univers de luxe dont elle ne fait pas vraiment partie. Certes, elle est mieux considérée qu’une domestique mais sans être non plus une vraie membre de la famille. L’esclavage que c’est d’être toujours disponible. D’accompagner Akis Apatis dans tous ses déplacements.

Il est en vacances ici avec sa femme et ses 2 enfants pour encore quelques jours mais après, ce sera le retour à Athènes.

Pourtant, même si elle va bientôt repartir et ne sera donc plus libre de son temps, et même si moi, je serai accaparé par d’autres clients la semaine prochaine, je ne sais pas pourquoi, mais je sens confusément que nous partagerons encore des moments ensemble. Qu’un lien fort s’est créé.

Et ce qu’il y a de bien, c’est que je suis sûr qu’elle pense la même chose que moi. Je sais bien que j’ai tendance à me faire des films, à m’imaginer des choses qui n’existent pas, ou alors uniquement dans ma tête, que c’est du wishful thinking. Mais cette fois, c’est différent. J’en suis sûr. Enfin, à 99%.

On reste bien 3 heures comme ça. Dans les bras l’un de l’autre. À un moment, sans trop savoir pourquoi, on s’embrasse et c’est bien. Plutôt chastement, même si nos langues se taquinent un peu. Et sans que nos mains ne s’égarent très loin de nos visages. Mais c’est bien. On a le temps.

Lorsque je finis par rentrer sur le voilier, il est passé 4 heures. Je suis un peu saoul et shooté à l’ocytocine et à la dopamine. J’ai des papillons dans le ventre. Mes instagrammeurs ne sont pas encore rentrés de leur folle nuit en boite, alors je leur laisse une lumière dans le cockpit avant de rejoindre ma cabine. Je remplis un grand verre d’eau que je bois à grandes gorgées. Puis je me laisse tomber tout habillé sur ma couchette.

Un sourire confiant sur le visage. J’ai hâte d’être demain. Demain, mes clients seront partis. Ce sera samedi et Danaé ne sera pas tenue de rester au service de son patron. Nous pourrons passer la journée ensemble. Et même les 2 prochains jours ensemble.

Une éternité quoi.