Lorsque je suis réveillé le lendemain matin par tout un remue-ménage sur le quai, je n’ai clairement pas eu droit à mes 8 heures de sommeil.

La lumière qui passe par le hublot de la cabine me vrille la rétine et j’ai un mal de crâne épouvantable. Il faut dire qu’hier avec Danaé, on a vidé la bouteille de mastikha. Et quand je dis on a vidé, je devrais plutôt dire j’ai vidé, car je crains que ce soit moi qui en ait bu la plus grande partie.

Je me lève avec difficulté et je sors dans le cockpit pour voir ce qui se passe. En passant, je constate que mes clients ne sont pas dans leur cabine. Je ne les ai pas entendus regagner le bateau pendant la nuit, alors je ne sais pas s’ils sont déjà sortis ou s’ils ne sont pas encore rentrés.

Il y a des policiers en uniforme qui s’agitent sur le quai et qui parlent avec animation avec des marins du Monokeros. Je vois aussi une vedette des garde-côtes arrêtée à la sortie du port. Des employés de la marina sont là eux aussi et les occupants d’autres bateaux s’approchent pour savoir de quoi il retourne.

Il y a comme une tension dans l’air et je sens qu’il s’est passé quelque chose de grave. Il doit être dans les 8 heures du matin, mais il ne règne pas cette espèce de torpeur paresseuse habituelle d’un début de week-end d’été. Sans savoir pourquoi, je sens au fond de moi que ça concerne Danaé. Il a dû lui arriver quelque chose.

J’aperçois Julie et Jerem qui se fraient un chemin sur le ponton pour revenir au bateau. Ils ont l’air très animés. Contrairement aux autres badauds, ils sont tout pimpants et ne viennent manifestement pas de quitter leur couchette. Elle est en maillot de bain, sous une petite robe de plage en maille très lâche qui ne cache rien. Maquillée comme pour un shooting de mode. Ils montent à bord et me rejoignent dans le cockpit.

Julie m’explique qu’ils se sont levés tôt pour prendre des photos au soleil levant sur la plage de Kontókali. Et sans doute pour profiter qu’il n’y avait personne et prétendre qu’il s’agit d’une plage déserte et isolée qu’ils ont découverte, alors qu’elle est normalement noire de monde. Puis, ils sont revenus au port car ils voulaient prendre quelques photos en posant devant le Monokeros. J’imagine qu’ils voulaient laisser croire qu’ils étaient invités à bord.

Mais ils ont renoncé en réalisant qu’il y avait de l’agitation à bord, avec des marins qui faisaient le tour du bateau et regardaient dans l’eau d’un air inquiet. L’un d’eux est descendu à terre en courant vers la réception de la marina, tandis que 2 autres ont embarqué dans le tender et ont commencé à sillonner la marina et la baie juste devant.

Des employés de la marina sont ensuite arrivés avec une mine sombre. Julie les a questionnés et c’est comme ça qu’elle a appris qu’on recherchait un passager du Monokeros. Une femme, semble-t-il. Elle a disparu. On craint qu’elle ne se soit noyée. Ma poitrine se serre. J’ai un horrible pressentiment. Danaé !

— Mais pourquoi elle se serait noyée ? Elle est peut-être tout simplement sortie se promener ou faire une course.

— Il paraît qu’ils ont trouvé ses vêtements pliés à côté de l’échelle de coupée. Et comme c’est le bateau d’un type super important, ils prennent la chose très au sérieux. Ils ont tout de suite appelé la police et les garde-côtes.

Je vois qu’il y a même des plongeurs qui fouillent le fond du port. Effectivement, la police a sorti les grands moyens. Plus aucun bateau ne peut entrer ou sortir. Certains plaisanciers commencent à s’énerver et à brailler dans toutes les langues. Ils veulent partir. Ils ont un itinéraire à respecter. Mais la police ne plaisante pas et les pauvres employés de la marina ne peuvent que tenter de calmer du mieux qu’ils peuvent les navigateurs pressés.

Il y a beaucoup de monde sur le pont du Monokeros. Des flics, des marins, des garde-côtes. Mais personne qui ressemble à Apatis ou à un membre de la famille. Je ne sais pas si le sort d’une employée ne les concerne pas plus que ça ou s’ils veulent éviter d’être la cible des curieux qui broadcastent en direct tout ce qui se passe sur le port depuis leur téléphone.

J’essaie de me calmer et de faire le point objectivement. J’ai quitté Danaé vers 4 heures. A ce moment-là, tout allait pour le mieux, en tout cas en apparence. Elle avait bu, bien sûr, mais largement pas autant que moi. Et elle semblait heureuse. M’a dit qu’elle avait hâte de me revoir. Après un baiser léger sur la bouche lorsque j’ai enfin réussi à prendre la décision raisonnable de rentrer me coucher, elle m’a glissé on se voit demain ?

Un suicide me semble totalement impossible. Elle ne m’a pas fait l’impression de quelqu’un de déprimé ou d’instable. Au contraire. Bien sûr, c’est envisageable qu’elle ait décidé de se baigner à la fraîche et ait eu un malaise. Après tout, je ne connais pas son état de santé. Mais je la vois mal décider sur un coup de tête d’aller prendre un bain de mer entre 4 et 7 heures du matin. La température avait bien baissé pendant la nuit et elle commençait à avoir froid dans sa robe d’été. Logiquement, après mon départ, elle aurait plutôt dû avoir envie de se pelotonner sous sa couette que de plonger dans l’eau plutôt froide du mois de juin.

Je tente de me rassurer en me disant qu’il doit s’agir de quelqu’un d’autre. Peut-être l’une des hôtesses qui a transpiré toute la nuit dans sa cabine surchauffée et mal ventilée. Je sais bien que, sur ces bateaux, l’équipage ne vit pas dans les mêmes conditions de luxe que les passagers.

J’essaie de voir si je reconnais les vêtements laissés sur le pont, mais je suis trop loin pour ça et les policiers ne laissent approcher personne.

Ils ont fini par faire reculer les curieux d’une centaine de mètres et par boucler le périmètre. Pendant ce temps, une équipe commence à interroger les gens des bateaux alentour. J’en vois également plusieurs qui montent à bord du Monokeros et qui fouillent partout sur le pont, ouvrant les coffres et soulevant les coussins et les matelas.

Ils sont déjà passés par une demi-douzaine de bateaux quand un des flics arrive jusqu’à nous. Il n’y a pas un souffle de vent et il commence déjà à faire chaud. Il doit avoir 20 ans à tout casser et je vois bien qu’il en a assez et n’est guère convaincu de l’utilité de ces recherches.

Julie et Jerem sont tout excités à l’idée d’être impliqués dans un drame potentiel qui risque de faire le buzz sur les réseaux et se lancent dans un compte-rendu détaillé de leur matinée. Le pauvre flic n’en demandait pas tant, d’autant moins que son anglais est plutôt limité. Quand il s’adresse enfin à moi, je vois qu’il n’a qu’une envie : passer au bateau suivant et en finir avec cette corvée.

Il me demande juste si j’ai vu une jeune femme qui était passagère du Monokeros et dont on est sans nouvelles. Je prends l’air étonné. En anglais de cuisine, il m’explique qu’on pense qu’elle est partie nager seule. Il y a des indices qui laissent croire qu’elle est allée se baigner en mer et qu’elle n’est pas simplement partie se promener en ville. Je lui demande de qui il s’agit. Il me répond qu’il s’agit d’une employée du nom de Danaé Adamou.

Je me sens blêmir. C’est bien elle qui a disparu. Je dois me tenir à la table du cockpit pour ne pas perdre l’équilibre. Jusque-là, j’espérais encore qu’il y ait erreur sur la personne. Mais maintenant, il n’y a plus de doute et ça me flanque un coup. Heureusement, le flic est nettement plus intéressé par les courbes de Julie que par mes réactions et ne se rend compte de rien.

Je ne sais pas trop pourquoi et j’espère ne pas le regretter plus tard, mais je ne lui dis pas que je l’ai rencontrée hier et que j’ai passé toute la soirée avec elle. Je n’ai pas envie de passer ma journée au poste de police pour expliquer que j’ai passé la majeure partie de la nuit en sa compagnie, qu’on ne se connaissait pas avant et qu’elle a disparu depuis. D’ici à ce qu’ils me soupçonnent d’avoir tenté de pousser mon avantage, qu’elle ait repoussé mes avances, que je ne l’ait pas supporté et que tout ça ait mal fini, il n’y a qu’un pas. Qu’ils n’hésiteront sans doute pas à franchir.

Je ne lui dis pas non plus que j’envisage déjà sérieusement de passer ma vie avec elle. Après tout, ça ne le regarde pas. Je lui dis juste que je viens de me réveiller et que je n’ai vu personne ce matin.

Il ne me pose pas d’autres questions. Moi ça me va. Ça m’évite de lui mentir frontalement. Uniquement par omission. Il note laborieusement mes réponses dans son calepin. Visiblement, il n’est guère motivé.

Il finit par redescendre sur le quai et se dirige vers le voilier d’à côté pour continuer son porte-à-porte. Les plongeurs ont fini leur fouille du port et sont remontés sur la vedette des garde-côtes. Ils commencent à laisser les bateaux sortir. La vie reprend lentement son cours dans la marina.