Julie et Jerem sont partis il y a 1 heure pour prendre leur vol de retour. On s’est jurés de se revoir et de rester en contact, mais je sais bien qu’il n’en sera rien.

La marina a retrouvé son calme. A cette heure-ci, les bateaux qui voulaient poursuivre leur croisière ont déjà quitté le port et les prochains ne sont pas encore arrivés. Je reste comme assommé, assis dans le cockpit sous le bimini. Il n’y a pas plus de vent qu’hier et il va encore faire très chaud aujourd’hui. On annonce dans les 38 au maximum de la journée.

Mais il n’y a pas que la touffeur ambiante qui m’accable. Je ne peux tout simplement pas encaisser le choc. Après les heures enchantées d’hier et cette promesse d’un bonheur à venir, la chute est brutale. C’est l’ascenseur émotionnel dans toute sa splendeur. Autant cette rencontre inattendue et l’enchainement parfait de la soirée me semblaient irréels, autant la disparition subite de Danaé m’apparaît comme totalement insupportable. Il faudrait que je fasse quelque chose, que je m’active pour la retrouver. Mais quoi ? Je me sens complètement impuissant.

Depuis ma place, je peux voir tout ce qui se passe à bord du Monokeros. Et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il ne se passe pas grand-chose. Je ne sais pas quelle est la réaction normale dans le cas où une de tes employées disparaît à bord de ton voilier de luxe. Ce cas ne doit pas être prévu et manifestement, ils ne savent pas trop comment se comporter.

En tout cas, je ne vois aucun préparatif pour un éventuel appareillage. D’après ce que Danaé m’a dit hier, le bateau ne devait pas quitter les environs de Corfou pendant le week-end. Mais de là à rester toute la journée au port avec cette chaleur, il y a un pas. En général, ce genre de yacht part mouiller dans une petite baie sympathique pour que les passagers puissent se baigner et profiter des jouets de plage du bord. Et éventuellement se faire amener à terre par le tender pour déjeuner dans une taverne de plage à la mode.

On dirait qu’ils ont tous arrêté leurs recherches. Les marins, les policiers et les garde-côtes. Comme s’ils avaient perdu tout espoir de la retrouver. Ou alors parce qu’ils ont des raisons de croire qu’elle ne s’est finalement pas noyée. Qu’elle n’est pas partie nager. Mais qu’elle a quitté le yacht à pied. Volontairement ou non.

Tout ça me semble si invraisemblable que j’ai de la peine à m’y raccrocher, même si cela me permet de me dire qu’elle est peut-être toujours en vie. De garder l’espoir de la revoir.

 


 

Je viens juste de finir un déjeuner improvisé avec le peu qui me restait dans la glacière quand un type se pointe devant la passerelle. Comme je tournais le dos au ponton, je ne l’ai pas vu arriver.

On dirait un mélange entre Patrick Chesnais et Richard Bohringer. Le même air revenu du tout et fatigué par la vie. La peau boucanée par le soleil. Un mec à l’ancienne. Pas le genre à se mettre de l’écran total.

Il monte à bord et, dans un français un peu laborieux mais correct, s’annonce comme étant inspecteur de police. Le code vestimentaire dans la police sur les îles en été doit être assez libre, car il est simplement habillé d’un pantalon de ville un peu informe et d’une chemise à manches courtes. Avec cette chaleur, il ne porte pas d’imper ni de costard à la Columbo, mais c’est un peu le même genre de personnage.

Il s’assied en face de moi et pousse un soupir qui peut tout aussi bien signifier la fatigue que la désillusion. Il fouille dans son portefeuille et en sort une carte un peu défraîchie qu’il pose en face de moi. En caractères latins, il y a son nom, Yorgos Alamanos. Et en-dessous, son titre en anglais : Police Captain. Une carte de visite pour les étrangers. Il doit s’occuper des cas impliquant des touristes. Je n’ai aucune idée des grades dans la police grecque, mais ça en jette. Ce n’est visiblement pas un sous-fifre qui a été chargé de l’affaire. C’est à la fois bon et mauvais signe.

Je lui propose un café qu’il accepte avec enthousiasme. Je l’avertis que je n’ai pas de quoi lui préparer un café grec et qu’il devra se contenter d’un espresso italien. Il me fait un geste un peu flou, entre ce n’est pas grave et où va le monde vraiment ? Je descends dans le carré pour préparer le café dans ma fidèle Bialetti cabossée. En attendant que ce soit prêt, je lui sers un verre d’eau bien fraîche, qu’il vide d’un trait avec un grognement de reconnaissance.

Je ne veux pas trop en faire, mais je peux essayer de le mettre dans de bonnes dispositions, ce sera toujours ça de gagné. Je le félicite sur son français.

— C’est parce que je suis un vieil homme. De l’ancienne génération. Quand on apprenait encore le français à l’école. Maintenant, ils ne pensent plus qu’à l’anglais et à aller chez McDonald’s.

Une fois le café éclusé avec une grimace appréciative, il sort un calepin de sa poche et commence à me poser les questions habituelles sur qui je suis et ce que je fais dans la vie. Sans doute pour me mettre à l’aise, il ajoute que ces questions sont de pure routine. Mais j’imagine qu’ils disent toujours ça. Je dois rester concentré.

Pour essayer d’en savoir plus, je m’étonne qu’un capitaine investigue un cas en apparence banal. Est-ce que ça signifie que la disparition de la femme est inquiétante ? Est-ce qu’il y a eu un crime ?

Il fait une moue qui m’indique que j’ai touché un point sensible. Que ce n’est pas habituel qu’un inspecteur se déplace si vite et mène son enquête pour ce qui ne devrait être considéré pour le moment que comme une simple absence non expliquée.

Je le vois hésiter sur la conduite à tenir. D’un côté, il n’a pas de compte à me rendre et il ne doit pas avoir l’habitude de voir son autorité remise en question. De l’autre, je suis un étranger qui transporte des touristes qui rapportent des devises. Alors il se décide à me répondre. Mais peut-être tout simplement qu’il a aimé mon café.

— Son patron est Akis Apatis.

Il s’interrompt pour voir si je sais de qui il s’agit. Je hoche la tête pour lui indiquer que je suis au courant.

– Akis Apatis a appelé le Ministre. Le Ministre a appelé le Chef de la Police. Le Chef de la Police a appelé mon chef. Et mon chef m’a envoyé ici…

Il dit ça d’un ton qui indique clairement qu’il ne se fait pas d’illusions sur la manière dont fonctionne le Monde. Visiblement, Apatis est intervenu au plus haut niveau pour que cette affaire soit traitée de façon prioritaire.

Il me demande si je connais la disparue.

Maintenant, je regrette d’avoir menti par omission au premier flic qui m’a interrogé. Après tout, j’aimerais vraiment qu’on retrouve Danaé le plus vite possible et je devrais donc aider l’enquête du mieux que je peux. Mais je sais aussi que je ne suis pour rien dans sa disparition et que de raconter notre soirée ensemble ne ferait que les envoyer sur une fausse piste.

Et aussi je suis un peu coincé. Je ne peux plus changer ma version, sinon je vais leur sembler très suspect. Je ne peux pas compter sur le fait que le flic de ce matin et lui ne vont pas se parler. Peut-être même qu’il a déjà reçu le compte-rendu de tous les interrogatoires de ce matin et qu’il vérifie justement si je change mon histoire.

Alors je lui donne la même version qu’au premier agent de police. Que je suis arrivé hier après-midi avec des clients. Que je n’ai parlé à personne d’un autre bateau. Que j’étais trop occupé à tout laver et à remettre le voilier en état. Qu’hier soir, je suis allé en ville boire un verre et manger un morceau, après que mes clients soient partis de leur côté. Que je suis rentré me coucher vers 1 heure du matin. Que je n’ai rien vu d’anormal.

Je lui donne beaucoup trop de détails. Ça sonne faux. Et même si moi, je n’ai vu personne hier soir sur le yacht, il est très possible qu’un membre de l’équipage ou quelqu’un d’autre m’ait vu à bord avec Danaé. J’aurais vraiment mieux fait de dire la vérité. Après tout, je n’ai rien à me reprocher. Mais c’est trop tard maintenant. Je me suis embringué dans ce mensonge. Il faut continuer.

J’essaie de détourner son attention en lui posant des questions à mon tour.

– J’ai vu que les recherches des plongeurs et des garde-côtes ont été interrompues. Est-ce que ça veut dire que vous ne croyez plus qu’elle s’est noyée ?

Il me jette un regard pénétrant et j’ai l’impression qu’il voit parfaitement clair en moi. Qu’il sait que je lui a raconté des bobards. Je me sens rougir, comme un gamin pris en faute. Si c’est une technique de sa part, elle est diablement efficace.

Il hésite, puis finit par lâcher qu’ils n’ont trouvé aucun corps ni dans le port, ni dans la baie.

— Vous êtes un marin, alors vous le savez. Il n’y a pas de courant dans cette baie. Et il n’y a pas eu de vent cette nuit, ni ce matin. Alors on aurait déjà dû la retrouver si elle s’était noyée.

Il ne le précise pas, mais alors ça signifie qu’elle a disparu de son propre chef ou qu’elle a été emmenée contre son gré.

– Elle est peut-être tout simplement partie se changer les idées. Elle en a eu assez de son patron. Ou elle voulait retrouver son amoureux quelque part.

– C’est peu probable qu’elle soit partie volontairement. Elle a laissé toutes ses affaires dans sa cabine. Ses vêtements, ses papiers, son téléphone. Tout. Il s’est forcément passé quelque chose.

Il ajoute, en me regardant bien droit dans les yeux.

— Alors c’est pour ça qu’on interroge toutes les personnes qui auraient pu voir quelqu’un ou savoir quelque chose.

Je ne sais pas si c’est un truc qu’ils apprennent à l’école de police, mais je me sens vraiment transpercé par son regard. J’ai l’impression qu’il lit en moi comme dans un livre ouvert. Et encore un livre pour enfants, avec des images et des gros caractères. Je sens mon visage qui devient cramoisi.

Je me lève et m’évente de la main.

— Quelle chaleur il fait sous ce bimini ! Je crois que je suis en train d’attraper un coup de chaleur.

Pas sûr qu’il soit dupe. Malgré ça, après un dernier soupir, il finit par se lever et se diriger vers la plage arrière. Mais juste avant de poser le pied sur la passerelle, il se retourne vers moi.

— Alors vous ne l’avez vraiment pas vue ?

Je reste un moment sans répondre. Il sait ! En le voyant partir, j’ai baissé la garde. J’ai pensé que l’interrogatoire était fini. Je me suis relâché. Je me suis fait avoir par le plus vieux truc du monde. Je finis par bredouiller que non.

Il hoche la tête. Quelque chose le turlupine.

— Pourtant la fille de la Réception vous a vu avec elle hier soir. Vous avez même pris le même taxi.

Il a l’air gourmand et amusé du chasseur sûr de son coup qui a pris sa proie au piège et se demande comment elle va essayer de s’en sortir. Je reste interloqué, comme un lapin pris dans les phares d’une voiture. Qui voit le choc mortel arriver à toute vitesse, mais qui est incapable de l’éviter.

Putain, je suis vraiment un idiot de ne pas avoir pensé à ça ! Maintenant, je suis pris en flagrant délit de mensonge. Je vais finir ma vie dans une prison grecque. Mon cœur bat tellement fort qu’il doit sûrement l’entendre taper dans ma poitrine depuis là où il est. Et puis, je ne sais pas si c’est l’adrénaline ou quoi, mais j’ai une inspiration subite.

— Ah ! Parce que c’est elle ! Mais bien sûr ! Oui, hier soir, j’ai bien partagé un taxi avec une femme qui attendait à la Réception. Mais je ne savais pas que c’était la personne qui a disparu. Je suis désolé, mais elle ne m’a jamais dit son nom. Alors je n’ai pas fait le rapprochement.

Je dois avoir l’air tellement demeuré que mon histoire est presque crédible. Je lui raconte que nous nous sommes à peine parlés dans le taxi. Juste quelques banalités d’usage. Que je n’ai rien remarqué d’anormal. Et que nous nous sommes quittés dans la Vieille Ville avant de partir chacun de notre côté.

Mon histoire ne tiendra pas longtemps s’ils creusent un peu plus loin et commencent à interroger tous les bistrots de Corfou, mais ça fera l’affaire en attendant.

Je ne sais pas s’il a été convaincu par mes talents d’acteur, mais il finit par s’engager sur la passerelle.

— Merci pour le café. Je vais continuer mon enquête. J’aurais peut-être d’autres questions à vous poser. Alors ne quittez pas l’île sans m’avertir.