J’en suis là de mes réflexions quand un type se pointe devant la passerelle du bateau. Je reconnais l’uniforme des marins du Monokeros. D’un air un peu gêné, il me dit en anglais que Monsieur Apatis me demande de lui faire le plaisir de venir le voir à bord.
Derrière la politesse apparente, je sens la convocation plutôt que l’invitation. Quelqu’un qui peut appeler un ministre au téléphone pour lui demander de rechercher l’une de ses employées qui est absente depuis quelques heures à peine ne doit pas avoir l’habitude qu’on refuse ce genre de demande. Surtout pas quelqu’un d’aussi bas que moi dans la chaîne alimentaire.
J’hésite à jouer les divas et à le faire poireauter un peu, mais je ne trouve pas de raison valable de refuser. Et je dois avouer que je suis curieux de jeter un œil à l’intérieur du bateau et aussi de rencontrer un milliardaire en chair et en os.
Apatis m’attend à l’abri des regards dans le salon intérieur du yacht. Il est installé dans un canapé profond, dont il ne fait pas mine de sortir pour m’accueillir, même s’il me sourit d’un air affable en m’indiquant de la main un fauteuil en face de lui.
Il ressemble à un mix entre Yvan Attal et Gilbert Melki, avec une barbe. Il a ce côté méditerranéen sympathique et chaleureux en apparence, mais avec un sourire carnassier et des yeux froids.
Il a ce bronzage parfait qui vient de lampes UV plus que d’une exposition normale au soleil. Il est mince et semble assez fit, même si on sent que c’est plutôt le fruit d’exercices pratiqués sur des machines très chères encadrés par un coach personnel que d’un travail manuel ou d’efforts physiques fournis sur un voilier.
Il porte un bermuda et un T-Shirt d’un gris si unique et d’une coupe si parfaite qu’ils doivent certainement venir de Brunello Cucinelli et valoir des centaines d’euros chacun. Je devrais pouvoir m’acheter une nouvelle grand-voile pour le prix de sa tenue.
Il attaque d’entrée de jeu.
— Monsieur Loizeau ! Merci d’être venu si vite.
Manifestement, quelqu’un a dû se renseigner sur moi et lui a donné mon nom. Je parie même qu’il a une fiche avec tous les renseignements à mon sujet. Âge, taille, poids, état-civil, score de crédit… Je devrais peut-être lui demander le solde de mon compte en banque car ça fait un moment que je n’ai pas vérifié.
Il parle anglais avec un accent américain. Il a dû étudier aux États-Unis.
—C’est bien naturel. Si je peux faire quoi que ce soit pour vous aider à retrouver votre employée qui a disparu…
J’hésite encore sur la conduite à tenir vis-à-vis de Danaé. Pour le moment, je n’ai parlé à personne de notre soirée d’hier, même si j’ai peur que mon mensonge ne tienne pas longtemps lorsque les flics auront approfondi leurs investigations. Mais mes hésitations deviennent rapidement totalement futiles quand il me répond sur un ton plus dur.
— Je sais que vous avez parlé longuement à Danaé hier soir. Vous avez passé 3 heures avec elle sur les bains de soleil et vous aviez l’air de très bien vous entendre. Alors, ne faites pas comme si vous ne la connaissiez pas.
J’accuse le coup. Quelqu’un nous a vus ou alors il a tout simplement un système de vidéosurveillance sur le bateau. Je me sens pris en faute, d’autant plus quand il ajoute.
— Vous êtes sans doute la dernière personne à l’avoir vue avant qu’elle ne disparaisse.
Je me sens blêmir. Ça y est : je vais me retrouver suspect numéro 1.
J’essaie de reprendre un peu l’avantage.
— C’est vrai. Mais si vous savez tout ça, vous savez aussi que je suis parti seul et qu’elle est ensuite restée à bord.
Je le vois réfléchir à ce qu’il va me dire. Il en sait manifestement beaucoup sur ce qui s’est passé à bord après mon départ.
— En effet. Nos caméras sont très discrètes et Danaé ne s’est sans doute jamais rendue compte que toutes les allées-venues à bord étaient enregistrées.
Bonjour Big Brother… Je ne suis pas étonné. Un type comme lui a non seulement les moyens nécessaires pour se livrer à une surveillance permanente, mais en plus il doit être complètement parano sur son entourage.
Je n’en mène pas large mais je tente de donner le change.
— Je ne suis pas sûr de comprendre pourquoi vous êtes si concerné par son absence. C’est une adulte après tout. Elle a bien le droit de sortir se promener seule un samedi.
— Bien sûr. Mais je me fais du souci pour elle. Vraiment. J’ai peur qu’elle ait des problèmes. Partir comme elle l’a fait, sans avertir personne et en préparant toute une mise en scène pour faire croire qu’elle s’était noyée, reconnaissez que c’est étrange. Ce n’est pas le signe de quelqu’un de très équilibré.
Son inquiétude affichée ne se manifeste pas vraiment sur son visage ou dans son attitude. Je ne sais pas trop pourquoi mais ce type ne m’inspire pas confiance et je n’ai pas envie de l’aider à retrouver Danaé. Même si je suis inquiet pour elle, je suis persuadé qu’elle avait une bonne raison de disparaître.
— Elle est peut-être juste allée visiter le reste de l’île. Ou elle est partie sur le continent.
Il n’a pas l’air convaincu par cette hypothèse.
— En tout cas, je sais qu’elle n’a pas quitté Corfou. La police a vérifié auprès des compagnies de ferries. Pas de trace d’elle sur leurs registres de passagers. Et aucune trace à l’aéroport non plus, bien sûr.
Je hausse les épaules pour lui indiquer que je n’en sais pas plus que lui.
Il se penche vers moi.
— Vous savez, Monsieur Loizeau… Je m’inquiète pour elle. Sa comédie de ce matin, avec ce simulacre de suicide, montre qu’elle n’est pas dans un état normal. J’ai peur qu’elle ne fasse une bêtise. Vous a-t-elle dit quelque chose qui pourrait nous mettre sur la voie ? De quoi avez-vous parlé hier soir pendant tout ce temps ?
Ses derniers mots ont été prononcés avec une telle intensité que je comprends que c’est pour ça qu’il m’a fait venir.
Parce que s’il a les images de la soirée, il n’a pas le son. Et c’est ça qui l’inquiète. Ce que Danaé a pu me révéler sur lui.
Je tente de le rassurer.
— Oh, mais de tout et de rien. Ce qu’on se raconte quand on fait connaissance. En tout cas, rien qui concerne son travail chez vous, ni votre famille.
Il n’a pas l’air convaincu et je n’ai pas l’impression qu’il va se contenter de mes tentatives de botter en touche.
— Ce serait mieux de me dire tout ce que vous savez. Je tiens vraiment à retrouver Danaé. Vous savez, je n’ai pas cru une seconde à cette mise en scène de baignade matinale. Il s’est passé quelque chose d’autre.
Je me dis qu’avec toutes les caméras dont il a dû truffer le bateau, sa conviction doit être basée sur des images plutôt que sur une quelconque intuition de sa part.
— Je comprends. Moi aussi, je suis inquiet. Mais je vous assure que je ne sais rien de plus.
Il reprend sur un ton suave mais qui m’apparaît bien plus menaçant.
— La police est sur les dents. Et j’ai mis tellement de pression sur eux qu’ils veulent à tout prix résoudre cette affaire rapidement. L’équipe scientifique va passer cet après-midi faire des prélèvements. Alors ils seront sans doute très intéressés de recevoir des images qui prouvent que vous êtes la dernière personne à avoir vu Danaé hier soir. Et de savoir ainsi à qui pourrait appartenir l’ADN qu’ils vont sans doute trouver sur les bains de soleil où vous avez passé tant de temps.
Il dit ça avec le sourire, mais la menace n’est même pas voilée. Mon sang se glace. C’est sûr que je ferais un coupable idéal. Je n’ai pas les épaules pour faire face à un type de cette envergure. S’il décide de s’en prendre à moi, je suis cuit.
Je plaide ma cause en bredouillant.
— Mais vous savez bien que je ne suis pour rien dans sa disparition ! Vous m’avez même dit que vous aviez les images de mon départ.
— Sur les images, on vous voit quitter le bateau seul, c’est vrai… On voit aussi Danaé déposer ses vêtements tôt ce matin et s’en aller seule, elle aussi. Mais qui sait ? Peut-être que vous vous êtes retrouvés ailleurs. Que vous vous êtes montré un peu trop entreprenant. Qu’elle vous a repoussé. Que ça vous a rendu furieux et que vous l’avez frappée. Qu’elle s’est assommée en tombant et que vous avez pris peur. Que vous avez fait disparaître son corps quelque part sur l’île ou dans la mer. On peut tout imaginer…
Il dit ça en me fixant de l’air gourmand du psychopathe qui voit un chat attraper une souris. Il sourit en me voyant pâlir.
— Mais je plaisante… La vérité, c’est que je n’ai guère confiance dans la police de mon pays. C’est triste à dire, mais c’est comme ça. C’est pour ça que je vais leur demander de suspendre les recherches. Je vais mener mon enquête de mon côté. Ce sera plus sûr. Et sans doute plus efficace. Et comme ça, au moins, je serai sûr qu’il n’y aura pas de fuites. Je n’ai pas besoin que la presse se mêle de ça en ce moment.
Il doit sentir qu’il en a peut-être trop dit car il s’interrompt brusquement.
A cet instant, son téléphone vibre dans sa main.
— Désolé. Une urgence. Il faut que je vous laisse. En tout cas, je compte sur vous pour me tenir informé si vous avez des nouvelles de Danaé. C’est ce qui serait le mieux pour elle. Et pour vous aussi.
Sur ces mots, il se lève et commence à parler au téléphone. Une hôtesse apparaît à côté de la porte et m’indique la sortie. Je comprends que l’entretien est fini.
De retour sur mon voilier, je me demande ce que Danaé a bien pu faire ou voir entre 4 heures et 7 heures du matin pour qu’elle doive s’enfuir précipitamment comme ça.
Elle a dû emporter ou découvrir quelque chose. Une chose est sûre: Apatis va tout faire pour remettre la main dessus. Et pas forcément pour son bien à elle.
Et moi, il faut aussi que je la retrouve. Mais avant lui.
D’abord, parce que notre histoire ne peut pas s’arrêter comme ça, alors qu’elle avait à peine commencé. Mais aussi parce que c’est le seul moyen de lever définitivement les soupçons sur moi.
Et surtout parce que j’ai peur que Danaé soit en danger.