Quand je me lève vers 8 heures, le quai est déjà très animé, avec des bateaux d’excursion qui emmènent les touristes passer la journée en mer. Ça jacasse dans toutes les langues et moi, je n’ai qu’une envie, c’est de foutre le camp.

Je n’ai pas trop le moral ce matin. Hier, j’ai passé le reste de l’après-midi et toute la soirée à sillonner les rues de Gáios pour essayer de retrouver Danaé. D’abord à vélo, en faisant le tour des plages et des zones plus résidentielles pendant l’après-midi. Je ne sais pas pourquoi elle irait se foutre en maillot de bains alors qu’elle est en fuite, mais d’être perdue au milieu des touristes, c’est peut-être le camouflage idéal. Et puis, je ne sais pas trop quoi faire d’autre.

Le soir, j’ai fait le tour du village, en passant en revue les boutiques et les restaurants. C’est le vrai début de la haute saison et il commence déjà à y avoir pas mal de monde. J’ai scruté des centaines de visages, parcourant la foule du regard à la recherche d’un panama.

Mais je ne l’ai pas trouvée. Il y a bien eu 2-3 fausses alertes, mais à chaque fois, ce n’était qu’une touriste qui portait un chapeau de paille.

Et pour couronner le tout, au milieu de la soirée, alors que j’étais en train d’examiner le plan de la ville sur Google Maps pour vérifier si je n’avais pas oublié un quartier dans mes recherches, j’ai tout à coup réalisé que j’avais rallumé mon téléphone sans y prêter attention.

Moi qui l’avais éteint au moment de partir de Corfou pour éviter de laisser une trace numérique, ça fait des heures que je me balade dans tout Gáios avec mon téléphone allumé ! Quel espion de pacotille je fais.

Du coup, j’ai commencé à flipper en me disant que si quelqu’un me surveillait, il avait largement eu le temps d’arriver jusqu’ici.

Et qu’il était peut-être en train de m’observer en ce moment même.

Alors j’ai soupçonné chaque type qui ne semblait pas avoir de bonne raison d’être là. Chaque personne qui croisait mon regard. J’ai sursauté à chaque éclat de rire, à chaque pétarade de scooter. J’ai fini par rentrer au bateau vers minuit, en prenant mille précautions pour ne pas être suivi, alors qu’il suffirait  à n’importe qui de simplement longer la rive pour trouver mon bateau. Pas très logique.

Les nerfs à fleur de peau, persuadé que la police ou des hommes de main d’Apatis allaient me tomber dessus, j’ai passé une mauvaise nuit. Il faut dire que les shots de vodka que j’ai éclusés dans le cockpit pour tenter de me calmer n’ont pas vraiment aidé. Et ce matin, j’ai la gueule de bois.

Alors, toute cette agitation et cette exubérance sur le quai me tapent sur le système. Je suis pris d’une violente envie d’appareiller au plus vite pour aller m’ancrer dans une crique déserte. J’y serais au calme et au moins, je n’aurais plus l’impression d’être surveillé en permanence.

J’aurais dû faire plus attention avant de m’amarrer à cette place. Je ne m’en suis pas rendu compte en arrivant, car les bateaux étaient tous sortis et j’étais en vadrouille lorsqu’ils sont revenus en fin d’après-midi. Mais je suis juste à côté des promène-couillons qui proposent des sorties à la journée pour voir la Grotte Bleue ou aller sur les plages d’Antípaxos.

Il faut dire que les plages de Vrika et de Voutoumi sont superbes. J’y amène mes clients à chaque fois que nous naviguons dans la région.

Et soudain, en jetant un œil distrait sur les pancartes criardes qui vantent la balade et la beauté de l’endroit, je me souviens que Danaé m’a raconté que, comme une bonne partie des familles historiques de Paxós, la sienne avait des vignes sur Antípaxos. Et qu’elle y allait souvent l’été.

Je sens au fond de moi que c’est là qu’elle a trouvé refuge.

 


 

La navette s’approche du minuscule port d’Antípaxos. Comme l’île n’est pas facile d’accès, j’ai préféré laisser le voilier à Gáios pour faire la courte traversée. Et cette fois, j’ai consciencieusement éteint mon téléphone avant d’embarquer. Il y a une quinzaine de places à bord, mais nous ne sommes que 7 passagers, qui ont tous l’air grecs, à part un couple d’Italiens encombré de valises à roulettes et moi. La plupart des touristes préfèrent les bateaux qui les déposent directement sur les plages plutôt que le ferry qui s’arrête au milieu de nulle part.

Il faut bien dire qu’il n’y a pas grand-chose ici. Une petite jetée où le bateau peut s’amarrer, à condition de vraiment bien savoir ce qu’il fait. Une demi-douzaine de canots de l’autre côté de la digue. Une plage de galets envahie de mauvaises herbes au fond. Une petite route qui serpente et monte dans la colline. C’est tout. Pas le moindre bistrot ou magasin. C’est un endroit purement utilitaire.

La navette accoste et les passagers descendent sans attendre. Les deux touristes montent dans un minibus de leur résidence, tandis que les autres se dépêchent d’entrer dans une voiture qui les attend ou d’enfourcher un scooter avant de filer. Le dernier s’engage à pied dans la montée et disparaît rapidement.

Au moment de débarquer, le capitaine m’indique que je dois prendre immédiatement à droite, puis suivre le chemin pendant une dizaine de minutes vers la villa Skinos. En embarquant à Gáios, je lui avais demandé s’il connaissait la famille Vlachopoulos. Il m’avait regardé d’un air de dire mais pour qui il me prend celui-ci, avant de m’assurer que bien sûr qu’il les connaissait. Du coup, je lui avais demandé s’il pouvait me pointer dans la direction de leur maison de famille.

A cette heure-ci, il n’y a personne qui embarque pour le trajet en sens inverse et le bateau repart aussitôt.

Je me retrouve seul sur le quai. Il fait à nouveau une chaleur écrasante et, à l’abri du port, il n’y a pas le moindre vent. On entend les cigales qui font un vacarme du diable dans les lentisques et les caroubiers.

Je prends le chemin indiqué et j’entame une longue montée qui serpente sur le versant de la colline. Après environ 500 mètres, un panneau de bois délavé par le soleil m’indique la direction de la villa Skinos.

Après encore 500 mètres sur un chemin caillouteux, je finis par arriver à un portail en mauvais état. Il est ouvert et j’aperçois un peu plus loin un groupe de bâtiments en pierre qui semblent plutôt anciens. On est au sommet de la colline, alors on domine la baie voisine du port. La vue est splendide, avec la mer qui scintille et quelques bateaux qui passent paresseusement au large. Malgré la brume de beau temps, on devine le continent loin au fond. Il règne une atmosphère paisible. Le paysage n’a pas dû changer depuis des millénaires.

Sur la droite, un peu plus bas dans la pente, j’aperçois entre les arbres une maison séparée, comme une dépendance. Un petit chemin y mène entre les arbres. Plutôt que dans le corps de bâtiments principal, quelque chose me dit que c’est sans doute là que se trouve Danaé.

Mais j’hésite. Je me suis précipité à sa recherche sans même savoir ce que j’allais lui dire, ni même si elle avait envie de me voir. Et je me rends compte que mes élans de Don Quichotte courant à la rescousse de la princesse en danger, même si je les vois comme romantiques et chevaleresques, peuvent très bien ressembler aux obsessions d’un stalker.

Après tout, elle ne m’a rien demandé et nous nous connaissons à peine.

Je n’y avais pas vraiment réfléchi avant, mais je me demande tout à coup si elle sera contente de me voir. Je n’avais aucun doute jusqu’à présent, à en juger par mes souvenirs de la soirée que nous avions passée ensemble. Mais je dois avouer que j’ai un très mauvais track-record en matière d’interprétation des signaux émis par les femmes. J’ai tendance à prendre mes désirs pour des réalités.

Je me souviens un peu honteux de différents épisodes, tous plus calamiteux et cringe les uns que les autres, qui ont émaillé les dernières années.

Alors, j’ai peur. Peur de m’être totalement fourvoyé et d’arriver comme un chien dans un jeu de quilles.

Après tout, si Danaé voulait poursuivre notre début de relation, elle aurait très bien pu s’arrêter à mon voilier pour me parler avant de partir comme elle l’a fait. J’ai beau m’imaginer qu’elle a dû fuir je ne sais quel danger mortel et qu’il faut à tout prix que je vienne l’aider, la réalité est peut-être tout simplement qu’elle en a eu assez d’Apatis et a décidé de se mettre au vert pendant quelques jours.

Et même s’il lui est arrivé quelque chose entre le moment où j’ai quitté le yacht et son départ précipité quelques heures plus tard, je ne vois pas trop comment je peux lui être utile.

En fait, je sais bien que je suis surtout motivé par mon envie de la revoir. D’aller plus loin avec elle. De vivre quelque chose ensemble. Et il faut bien que j’admette que ces sentiments ne sont peut-être pas aussi réciproques que je l’espère. Qu’elle avait juste un peu bu, qu’elle se sentait un peu seule, mais que c’est tout. Qu’elle m’a déjà effacé de sa mémoire. Classé au rayon des rencontres d’un soir.

Je reste bloqué devant le portail sans savoir quoi faire. Je ne sais pas si je pourrais affronter la honte de me pointer devant elle et de la voir faire une tête horrifiée en me voyant.

Il n’est pas trop tard pour rebrousser chemin. Personne ne m’a encore vu. Si je reprends la navette et que je rentre tranquillement à Paxós, personne n’en saura rien. Je pourrai ensuite revenir tranquillement à la marina de Corfou en jouant l’innocent.

Je m’apprête à redescendre la route vers le port quand j’entends le bruit d’une voiture qui monte la pente. Dans quelques secondes, elle aura pris le dernier virage et me verra pile devant l’entrée de la propriété.

Alors, je me décide. Je passe rapidement le portail et fonce dans le petit chemin vers la petite maison.