Je suis maintenant en contrebas de la route et la voiture passe sans me voir. Elle se dirige vers le bâtiment principal.
Je continue entre les pins et les myrtes sur le chemin qui descend vers l’annexe. C’est une petite maison traditionnelle en pierre, avec un toit de tuiles et des volets rouge sang de bœuf. Je ne vois personne mais les fenêtres sont ouvertes. Il y a donc quelqu’un. Je descends un escalier qui mène à une terrasse couverte. Le bruit de mes pas sur les pierres est couvert par le bruit des cigales.
J’entends un claquement de touches. Quelqu’un tape sur le clavier d’un ordinateur. Je m’avance. On surplombe la mer et le panorama est magnifique, mais je n’y prête aucune attention. Car assise à une vieille table en teck, il y a une jeune femme qui me tourne le dos et qui est concentrée sur son laptop. Elle porte une robe chemise rayée bleue et blanc. Un panama est posé à côté d’elle. Je m’approche encore. Je ne suis plus qu’à 3 mètres quand elle sent ma présence et tourne la tête vers moi.
C’est Danaé.
Elle est d’abord surprise, voire inquiète de voir surgir un intrus qui la prend comme ça au dépourvu. Puis immédiatement après, elle me reconnaît et son visage s’illumine d’un large sourire. Et toutes mes craintes disparaissent d’un coup.
— Fred !
Elle se lève et se jette dans mes bras. Je reste quelques secondes sans trop savoir comment réagir avant de la serrer contre moi. Elle ne porte rien sous sa robe et je sens ses seins qui se pressent contre ma poitrine.
— Oh, je suis si contente ! Je pensais que je ne te reverrais plus.
Elle pose sa tête contre mon épaule et moi, je plonge mon visage dans ses cheveux. Elle sent le savon et la myrte.
— Et moi, j’ai eu très peur qu’il te soit arrivé quelque chose.
Je la sens qui se raidit un peu. Elle semble un peu mal à l’aise. Elle s’écarte.
— Excuse-moi. J’ai dû partir très vite. Et après, je ne savais pas comment te joindre et, de toutes façons, cela n’aurait pas été prudent.
Je dois avoir l’air inquiet car elle explique.
— Je suis en danger. Je crois… Enfin… J’en suis sûre, en fait.
Elle esquisse un vague sourire, sans doute pour me rassurer, mais je vois bien que le cœur n’y est pas. Elle doit avoir peur. Et ça ne s’arrange pas quand elle réalise que je suis arrivé jusqu’à elle, alors que personne ne sait où elle est.
— Mais au fait, qu’est-ce que tu fais là ?
Je lui raconte ce qui s’est passé depuis sa disparition. Les garde-côtes, les plongeurs qui fouillent le port, la police, la visite de l’inspecteur. Mes mensonges par omission. Elle est surprise par l’ampleur et la rapidité des recherches.
Et je lui dépeins ma rencontre avec Apatis et le fait que tout son yacht est sous vidéosurveillance. Qu’il a des images d’elle quittant le Monókeros. Ses menaces à peine voilées. Et ma décision de fuir avant de me retrouver en prison.
Elle grimace et me prend la main.
— Je suis vraiment désolée de t’avoir mis dans cette situation. Je ne pensais pas qu’il réagirait si vite, ni si fort. Mais ça me confirme que j’avais raison. Je suis vraiment en danger… Mais dis-moi, comment as-tu fait pour arriver jusqu’ici ?
Je lui décris mes investigations. Le trajet jusqu’au petit port de Lefkímmi. Je me donne le beau rôle, celui du détective amateur qui a des intuitions fulgurantes et une capacité de déduction hors norme. Mon dialogue de sourd avec la caissière. Ma traversée jusqu’à Gáios. La discussion avec la serveuse du port et le panama qui m’a confirmé que c’était bien elle qui avait débarqué du transbordeur. Mes recherches dans tout le village. Mon enquête pour trouver son nom de jeune fille. L’affiche bigarrée du bateau d’excursion qui m’a rappelé que sa famille avait des vignes à Antípaxos. Le capitaine de la navette qui m’a pointé dans la bonne direction.
À mesure que je lui retrace les étapes de mon jeu de piste, je la vois d’abord impressionnée par ma persévérance, par ma prudence lorsque j’ai pris la précaution d’éteindre mon téléphone et par la bonne mémoire que j’ai conservée de nos discussions du premier soir. Puis, je la sens étonnée, voire un peu agacée de la relative facilité avec laquelle j’ai réussi à remonter sa trace. Et lorsque je lui explique ma paranoïa soudaine à Gáios quand j’ai réalisé que j’avais rallumé mon portable sans y prendre garde, je la vois pâlir. Elle doit penser que mes angoisses ne sont pas totalement dénuées de fondement.
J’essaie de détendre un peu l’atmosphère.
— En tout cas, je n’ai plus à craindre d’être accusé de ta disparition, puisque tu es manifestement vivante. Et en pleine forme !
Ma tentative tombe un peu à plat. Elle se rembrunit.
— Pour le moment… Mais il ne faut pas crier victoire trop vite. Apatis est capable de tout. Et si tu m’as retrouvée, il peut le faire aussi. Nous ne sommes plus en sécurité ici. Il va falloir chercher un autre endroit.
Je suis à la fois ravi de l’entendre parler de nous, comme si elle considérait qu’il y avait désormais un nous comme une entité à part entière, mais aussi plutôt troublé par ses craintes sur la sécurité.
Surtout que je réalise qu’elle considère que moi aussi, je suis en danger. Et ça, ça ne me convient pas trop. Je veux bien lui courir après pour prouver mon innocence à la police et pour poursuivre notre aventure d’un soir. Mais de là à risquer ma vie, il y a un pas que je ne suis pas sûr d’avoir envie de franchir.
D’autant que j’ai moi aussi quelques questions à lui poser. Je me rapproche et lui prends la taille.
— Allez, calme-toi un peu. Je viens à peine d’arriver. Laisse-moi un peu le temps de souffler. Je n’ai rien mangé depuis hier et je crève de faim. Cet endroit est magnifique ! C’est chez toi ?
— C’est une maison de famille. Ma tante habite la grande maison avec son mari.
— Très sympa en tout cas. Tu me fais visiter ?
Elle doit se sentir un peu prise en faute, car son sens de l’hospitalité grec reprend le dessus. C’est clairement une maison de famille, agréable mais à la décoration un peu vieillotte. Les salles de bains n’ont manifestement pas été refaites depuis les années 70, mais tout est propre et en bon état. Il y a même une grande cheminée dans le salon qui montre qu’il ne s’agit pas uniquement d’une résidence d’été. De retour sur la terrasse, elle pousse son ordinateur et ses affaires de côté pour m’installer face à la vue. Puis elle s’absente quelques instants dans la cuisine avant de revenir avec un bol d’olives, deux verres d’ouzo, une carafe d’eau et un bac de glaçons. Après nous avoir servis tous les deux, elle s’assied au bout de la table et tend son verre.
— Stin iyiá mas !
Nous trinquons et je bois une gorgée d’ouzo. Il est dosé à la grecque, c’est-à-dire qu’elle n’y a versé que très peu d’eau. Le feu de l’alcool anisé me donne un coup de fouet. Elle approche son visage et pose ses lèvres sur les miennes. Ses yeux brillent.
— J’aime le goût de l’anis sur tes lèvres. Merci d’être venu à ma rescousse.
Elle dit ça d’un ton un peu moqueur, pour bien signifier qu’elle n’avait pas besoin d’aide, mais je vois bien qu’elle est contente que je sois là.
Et moi je soupire d’aise. Un verre d’ouzo bien frais. Les glaçons qui tintinnabulent dans le verre étroit. L’odeur de toute cette végétation méditerranéenne. La mer qui brille plus bas. Une belle femme nue sous sa robe de coton qui me désire. Je pourrais m’habituer à cette situation. Et j’ai hâte de l’emmener dans la chambre que j’ai aperçue rapidement lors de la visite.
Mais avant ça, il faut tout de même que j’éclaircisse le mystère. Je lui prends la main.
— Explique moi pourquoi tu es partie comme ça. Après tout, même sans le vouloir, tu m’as tout de même mis dans un sale pétrin. Il me semble que j’ai le droit de savoir, non ?
Elle hésite un moment, puis se décide.
— C’est compliqué. Je vais tout te dire, mais pas maintenant. Nous n’avons pas le temps. Mais pour résumer, l’autre soir quand tu es parti, au lieu d’aller me coucher, je suis allé fouiller dans le bureau d’Apatis. Et j’ai probablement découvert quelque chose de très compromettant.
— Et c’est pour ça que tu as essayé de faire croire que tu t’étais noyée ?
— Oui. Parce que j’avais besoin d’un peu de temps pour analyser les documents que j’ai trouvés. Et si je demandais à partir sans explications comme ça du jour au lendemain, alors que je suis sa fidèle assistante depuis plus d’un an, il aurait trouvé ça bizarre. Et je voulais avant tout qu’il ne se doute de rien. Car il est très dangereux.
Sa bouche se durcit.
— Mais j’ai été trop naïve. J’aurais dû penser qu’il y avait des caméras partout sur son voilier.
Elle se lève d’un coup.
— Attends-moi ici. Je vais réunir quelques affaires qui trainaient ici et qui me seront utiles. Et ensuite, je ferme la maison et nous partons.
Pendant qu’elle disparaît à l’intérieur, j’attrape le laptop. Je cherche les nouvelles sur Corfou. Il y a 2 jours que j’ai quitté la marina et j’aimerais savoir s’il y a du nouveau au sujet de la disparition de Danaé. Après tout, j’avais interdiction de quitter l’île.
Et là, sur la page d’accueil d’Enimerosi, le site de nouvelles de Corfou, je vois une grande photo de moi qui prend presque tout l’écran. La traduction automatique ne laisse guère de doute.
SKIPPER FRANÇAIS RECHERCHÉ POUR LE MEURTRE DE L’ASSISTANTE D’AKIS APATIS.
C’est officiel. Je suis dans la merde.