Danaé passe le grillage à son tour et me rejoint dans le champ de l’autre côté de la route. Heureusement, entre l’adrénaline et le fait que j’ai vomi tout ce que j’avais avalé depuis 2 heures, je suis complètement dégrisé.
Cachés tous deux derrière le muret de pierres sèches, nous tendons l’oreille pour vérifier si le tueur nous a suivis dans la pente. Après 5 minutes, nous n’avons toujours rien entendu et nous reprenons notre souffle. Une voiture est bien passée devant nous, mais ce n’était qu’une fausse alerte. Une petite vieille au volant d’une Panda grise toute cabossée.
— Bon, il a dû abandonner.
Je ne partage pas cet optimisme et je suis pas vraiment rassuré. Il est peut-être tout simplement plus silencieux que nous ou alors il est à l’affut en attendant qu’on sorte de notre cachette. Une chose est sûre : ce ne serait pas prudent de nous aventurer sur la route.
J’essaie de comprendre où nous sommes. Il fait très sombre et on voit à peine à 2 mètres. Le terrain est assez plat et a l’air vaguement entretenu. Comme un jardin ou un verger laissé à l’abandon depuis quelques mois. Il y a des pins et des eucalyptus clairsemés entre les herbes hautes, mais je ne vois pas de masse plus sombre qui indiquerait une maison.
Mais ça ne change pas grand-chose au problème. Il faut traverser ce terrain. Car au bout, il y a la grande route qui longe la mer. Et si on la traverse, on sera juste à côté de la marina.
Je me redresse et je progresse le dos courbé à travers les arbres. Danaé me suit en silence. A mesure qu’on avance, je commence à distinguer des blocs de pierre qui se dressent ça et là. En m’approchant, je me rends compte qu’il s’agit de pierres tombales.
— Putain… C’est un cimetière.
Heureusement que Danaé est là, car je peux lui prendre la main comme pour la rassurer, alors que c’est plutôt moi qui ai les jetons.
— Ne t’inquiète pas. Je suis là.
Si j’avais été seul, j’aurais sans doute hurlé de terreur et rebroussé chemin vers le tueur.
A la lumière des étoiles, je déchiffre à grand-peine 1 ou 2 noms. Roberts. Walker. Avec des indications de grade et de régiments. Et des dates du XIXème siècle. On dirait un ancien cimetière militaire britannique.
On finit par arriver au mur d’enceinte. Heureusement, le portail de fer forgé n’est pas verrouillé, même s’il grince affreusement quand je l’ouvre.
Après avoir vérifié qu’il n’y avait personne, nous traversons rapidement la route de la côte. Juste en face, il y a l’entrée d’un hôtel qui propose des studios à la location. Un parking en terre battue entre des oliviers, avec une demi-douzaine de voitures. Il y a pas mal d’animation. Plusieurs studios sont occupés et on entend des conversations à travers les fenêtres ouvertes. Nous longeons le bâtiment jusqu’à une piscine qui est déserte à cette heure. De l’autre côté, un petit portail de bois qui donne sur la marina. Après l’avoir franchi, nous restons accroupis dans l’ombre d’un arbre, scrutant les abords du quai principal et des jetées pour nous assurer que la voie est libre.
Il règne une drôle d’ambiance. Il y a des bateaux de toutes tailles entreposés à sec, dont certains ne sont guère plus que des épaves, des containers et des machines de chantier. Pas de club-house ou de bâtiments hébergeant les services habituels. Un port fantôme, mais avec tout de même une bonne vingtaine de voiliers amarrés un peu partout, dont une bonne partie est éclairée. On entend de la musique et des rires.
Le nôtre n’est pas très loin, mais avant d’y parvenir, il faudra traverser un grand terre-plein complètement à découvert. Nous hésitons. Si le tueur nous attend quelque part, ce sera sûrement là.
Alors que nous avons échappé de peu à la mort chez Dimítrios, ce serait dommage de nous jeter dans la gueule du loup. Mais après une demi-heure passée sans bouger, nous décidons qu’il faut malgré tout tenter notre chance. On ne peut pas rester là toute la nuit à attendre. Il va falloir jouer finaud.
J’explique mon plan à Danaé. Si le tireur nous attend, il doit sans doute s’être placé près de l’entrée principale. Probablement à l’abri derrière l’un des chalands posés à terre. Alors, nous allons arriver par le côté opposé. Comme ça, pendant la plus grande partie du trajet, nous serons cachés par l’épave d’un bateau de pêche qui se trouve là.
Puis je me mettrai à l’eau pour nager dans le port jusqu’au voilier. Je pourrai ainsi monter à bord sans me faire repérer. Heureusement, la jetée se trouve entre le bateau et l’entrée. Comme ça, elle me cachera jusqu’à ce que j’émerge de l’eau. Ensuite, il faudra que je monte à bord et que je descende dans la cabine pour enclencher la batterie, avant de revenir à la barre pour démarrer le moteur.
Après, il faudra faire vite. Dès que Danaé entendra le bruit du moteur, ce sera son signal pour courir de toutes ses forces pendant les 200 mètres qui la sépareront du bateau, pour enfin pouvoir larguer les amarres et embarquer à toute vitesse.
Ça me semble jouable. Après avoir répété plusieurs fois la séquence des opérations, nous nous mettons en marche.
Une fois derrière le bateau de pêche, je me déshabille rapidement et confie mes vêtements à Danaé, en coinçant juste la clé du bateau dans mon caleçon. Je me laisse descendre dans l’eau le plus silencieusement possible et je commence à nager vers le voilier. L’eau est propre et plutôt bonne. J’ai 2 jetées à contourner, dans les 300 mètres environ. Je ne cherche pas à battre des records de vitesse, mais à faire le moins de bruit possible, alors il me faut presque un quart d’heure pour arriver.
Je reprends mon souffle avant de me hisser sur la jetée de béton à la force des bras. Heureusement qu’elle est bien moins haute que la coque, sinon ça aurait été bien plus difficile.
J’ai un court moment de panique quand je monte à bord. Même en me baissant le plus possible, je suis tout de même exposé pendant quelques longues secondes pendant lesquelles je me sens très vulnérable. Mais aucun coup de feu ne vient briser le silence du port et je peux descendre dans la cabine enclencher le coupe-circuit, avant de revenir au poste de barre où se trouvent les commandes du moteur.
La check-list de sécurité avant le départ, ce sera pour une autre fois. Dans la tranquillité de la marina, le bip du préchauffage des bougies me semble retentir comme une sirène et je lance le démarreur après 5 à 6 secondes seulement. Après 2 secondes de suspense, le moteur laisse finalement entendre son pout-pout habituel. J’ai l’impression qu’on doit l’entendre dans tout le port.
Je scrute l’endroit d’où devrait surgir Danaé. Rien… Les secondes s’égrènent et je ne la vois toujours pas courir vers le bateau. Putain, mais qu’est ce qui se passe ?
Je commence sérieusement à m’inquiéter et à me dire qu’il lui est arrivé quelque chose, quand je réalise qu’une petite brise nocturne souffle de terre et doit emporter le bruit vers le large. Elle n’a peut-être entendu le moteur démarrer.
Après 1 minute sans aucun signe d’elle, je me décide de donner un coup de trompe. Cette fois, je crois que tout le port a dû l’entendre et il y a même quelques râleurs qui laissent entendre bruyamment leur mécontentement. S’il y a un tueur tapi quelque part à l’affut, c’est sûr qu’il est maintenant alerté.
Enfin, j’aperçois Danaé qui sprinte à toute vitesse le long du quai, mes vêtements dans les bras. Je descends sur la jetée pour détacher les 2 gardes et l’amarre arrière, puis je retiens le voilier à la main. Ça nous permettra de gagner un peu de temps. Quelques secondes plus tard, Danaé s’engage sur notre jetée et fonce vers le bateau. Je suis concentré sur sa course, mais il me semble voir du coin de l’œil une silhouette qui s’approche rapidement depuis l’entrée.
Danaé parvient enfin au bateau. Après avoir jeté mes vêtements dans le cockpit, elle fonce vers l’avant dégager la boucle de l’amarre du bollard. Puis elle enjambe la filière et se retrouve à bord, pendant que je reviens au poste de barre pour mettre la marche avant.
Ça y est. Nous sommes partis ! La manœuvre est un peu limite mais, comme nous n’avons aucun bateau à proximité, je réussis à m’engager sans difficulté dans le chenal de sortie.
Je tourne la tête et je vois la forme d’un homme qui se tient au bout de la jetée. Il fait trop sombre pour distinguer son visage ou discerner son expression.
Mais je suis sûr qu’il tient une arme à la main.