Le draft préparé par Karapoglou est arrivé tard dans la soirée d’hier. Je dois reconnaître qu’il est bien fichu. La mise en page, le formatage, les photos, le style, tout est identique à un véritable article. Quant au contenu, l’article est présenté comme le premier d’une série consacrée à Apátis.
Après un résumé de son parcours d’entrepreneur, il rappelle l’entrée en bourse prévue pour les prochains mois et les négociations en cours avec l’État grec afin d’obtenir la licence bancaire. Le papier insiste sur le fait que cela pourrait tout changer pour son application de paiement et rapporter des milliards à son fondateur en cas de succès.
Et sans citer précisément la question du temple détruit, l’article explique qu’un doute sur la réputation d’Apátis pourrait bien bloquer ces deux projets majeurs et qu’il semble qu’il existe certains points d’interrogation sur les conditions dans lesquelles a été construite sa villa de luxe à Corfou. La suite au prochain numéro… Un teaser, un avant-goût qui donne envie d’en savoir plus et propre à augmenter sérieusement les ventes.
Maintenant, c’est à moi de jouer.
Nous sommes assis sur la banquette du cockpit, à l’ombre du bimini. Nous avons fini de prendre notre petit-déjeuner et il fait toujours aussi beau ce matin. Le petit port s’active, au fur et à mesure que les plaisanciers émergent lentement de leurs bateaux. Des groupes munis de serviettes et de trousses de toilette vont aux sanitaires ou en reviennent, bavardant joyeusement dans toutes les langues. Des skippers remplissent leurs réservoirs d’eau ou rapportent des sacs de glaçons achetés au café du club. Toute la vie insouciante d’un petit port au début juillet.
Après avoir hésité un bon moment avec Danaé sur la bonne formulation et le ton à employer, j’envoie un message à Apátis.
Bonjour. Je vous contacte comme vous me l’aviez demandé. J’ai fini par retrouver Danaé et elle est vraiment prête à tout pour vous nuire. Elle s’est servie de moi pour que je l’aide à retrouver quelqu’un à Céphalonie qui avait des informations à votre sujet. Mais ça s’est mal terminé et j’ai failli y laisser ma peau. Ensuite, elle m’a embobiné pour que je l’accompagne à la police pour vous dénoncer. Et comme ils n’ont pas donné suite, elle a ensuite contacté un journaliste. Ils sont en train de préparer une enquête sur vous. Moi, je l’ai transportée sur mon bateau partout où elle voulait. Et maintenant qu’elle n’a plus besoin de moi, ce matin, elle m’a laissé tomber comme une vieille chaussette. J’ai beau être un type gentil, il y a des limites ! À cause d’elle, j’ai perdu une semaine entière de revenus, j’ai eu des gros problèmes avec la police, j’ai dépensé des sommes folles en frais de port et en carburant et pour couronner le tout, j’ai failli mourir. Et qu’est-ce que j’ai eu en échange ? Rien. Mais j’ai en ma possession quelque chose qui pourrait vous intéresser et je suis sûr que vous, vous saurez me récompenser. Fred Loizeau.
Quelques longues minutes plus tard, Apátis répond.
Qu’est-ce que vous avez à me vendre ? De quoi s’agit-il ?
Il a mordu à l’hameçon.
Je lui réponds que j’ai le brouillon du premier article que le journaliste a écrit. Il l’a envoyé hier à Danaé pour relecture et elle me l’a montré. Et ce matin, j’ai profité qu’elle était en train de réunir ses affaires avant de partir pour me transférer le message du journaliste. Alors je peux vous l’envoyer contre un petit dédommagement. Et en prime, je vous dirai tout ce qu’elle et le journaliste savent.
A peine une poignée de secondes plus tard, sa réponse arrive. Courte mais efficace.
Combien ?
En préparant cet échange avec Danaé, nous avons tergiversé un moment avant de décider quelle somme il fallait demander. J’étais d’avis qu’il ne fallait pas être trop gourmand au risque de faire capoter la négociation. Après tout, le but est de le rencontrer et de le faire parler. Mais Danaé m’explique qu’il faut qu’Apátis me prenne au sérieux. Si je demande trop peu, il va penser que ce que j’ai à vendre n’a pas vraiment de valeur. Il faut donc exiger beaucoup d’argent.
Du coup, alors que j’avais d’abord pensé demander 2’000 euros, je finis par en réclamer 25’000.
Apátis ne tarde pas trop avant d’accepter. Il me laisse mariner juste ce qu’il faut. Je suis soulagé, mais je ne sais pas si c’est vraiment si bon signe. Peut-être que le montant convenu n’a pas vraiment d’importance, tout simplement parce qu’il n’a pas l’intention de payer…
En guise de bonne foi, je lui envoie le draft de l’article, en précisant que je sais quelles sont les révélations et les preuves dont ils disposent pour la suite.
J’ai posé le téléphone sur la table et Danaé y jette des coups d’œil pour suivre l’évolution de la conversation, tout en surveillant anxieusement son propre écran. Karapoglou doit l’informer aussitôt qu’Apátis aura cliqué sur le lien et que PreyBack se sera installé.
Tout repose sur ça. Sur le fait que l’inquiétude et l’impatience d’Apátis seront plus fortes que sa prudence. Ce n’est pas gagné d’avance, car c’est un expert en informatique après tout. Heureusement, son arrogance doit lui faire penser qu’il est plus malin que tout le monde.
Les minutes passent et Apátis ne réagit toujours pas à l’article. C’est foutu. Il a dû se méfier.
Et alors que nous avons perdu tout espoir, le téléphone vibre enfin.
Il faut qu’on se voit au plus vite.
Au même moment, le téléphone de Danaé s’agite à son tour. Elle brandit le poing en signe de victoire. Ça y est. PreyBack est installé sur le téléphone d’Apátis. Nous pouvons enregistrer tout ce qu’il dit et voir tout ce qu’il fait.
Je lui demande s’il est toujours à la marina de Gouviá. C’est à 20 minutes d’ici en taxi. Je ne suis vraiment pas pressé de me retrouver face à lui, mais plus tôt nous nous verrons, moins il y aura de chances qu’il ne découvre notre logiciel ou qu’il nous prépare un sale coup.
Pas de chance. Il répond qu’il m’attend sur son yacht dès que possible. Il se trouve à Zante, juste à côté de la baie du Naufrage. Avec son sable fin, les hautes falaises qui l’entourent et surtout l’épave d’un petit cargo qui y a fait naufrage en 1980, c’est l’une des plages les plus célèbres du monde.
C’est un endroit spectaculaire, mais nous ne sommes pas là pour faire du tourisme. Et surtout, c’est à près de 24 heures de navigation de Corfou.
Je décide de ne pas me laisser faire et de lui proposer un lieu de rendez-vous plus proche de nous. Ça me permettra aussi de tester sa motivation. Après tout, son gigantesque voilier navigue bien plus vite que le mien et il a tout un équipage pour s’en occuper pendant qu’il se repose tranquillement dans sa cabine climatisée.
Je cherche sur la carte un endroit propice et pas trop éloigné d’ici, puis je tapote sur mon téléphone.
Impossible. C’est trop loin et ça me prendrait trop de temps, d’autant plus que je devrais faire un grand détour pour refaire le plein de carburant. Il ne faut pas traîner si vous voulez pouvoir réagir, car l’article peut sortir à tout moment. Est-ce que vous connaissez l’îlot d’Ágios Nikólaos en face de Syvota ?
C’est une petite île paradisiaque où je vais souvent avec mes clients, juste devant le petit village de Syvota, sur le continent. A moins de 20 milles d’ici.
Pendant de longues minutes, je n’ai pas de réponse et je commence à me dire que j’ai poussé le bouchon un peu loin. Il ne doit pas avoir l’habitude qu’on le contredise.
Finalement un message arrive.
39.40533, 20.224858.
Ce sont les coordonnées GPS d’une plage sur la côte ouest d’Ágios Nikólaos.
Bingo !
Puis un autre message.
18h.
C’est dans 8 heures. En fixant le timing, il veut tout de même me montrer qu’il garde le contrôle. Ça lui laisse à peine le temps d’arriver, ce qui me convient tout à fait. Il aura moins l’occasion de me préparer une entourloupe.
Le rendez-vous fixé, nous décidons de partir tout de suite pour le point de rencontre. Ça nous permettra de repérer les lieux et de vérifier qu’il n’a pas envoyé quelqu’un à l’avance pour nous tendre un piège.
Cette perspective me fait penser qu’Apátis est toujours sans nouvelles du tueur et qu’il doit commencer à trouver le temps long. On discute avec Danaé et on convient que ce serait une bonne idée de continuer à nous faire passer pour lui. A défaut d’autre chose, ça dissuadera peut-être Apátis d’engager un autre assassin pour le remplacer.
Après avoir pesé chaque mot, Danaé rallume le burner chinois et envoie un message de la part du tueur.
Mon affaire est enfin terminée et je suis à nouveau dispo. Je suis de retour à Corfou. Avez-vous encore besoin de moi ?