Il fait beau, avec un petit maestral de 10 noeuds à peine. Il est encore tôt et le vent n’a pas atteint sa puissance de l’après-midi. Il fait déjà 24 degrés et ça devrait monter jusqu’à 26 plus tard dans la journée.

On a quitté la marina de Split il y a 1 heure et demie. Je vais rester au moteur jusqu’à ce qu’on ait passé la passe entre Šolta et Brač. On s’arrêtera dans la baie de Livka pour déjeuner et ensuite on pourra repartir à la voile. Ça économisera un peu de carburant, ce qui n’est pas de refus compte tenu de son prix actuel. Et après tout, les clients ont tout de même loué un voilier avec skipper. Il faut bien qu’ils en aient pour leur argent. Qu’on hisse les voiles, que je me livre à des manœuvres et à des réglages compliqués pour qu’ils comprennent bien qu’ils n’auraient pas pu se passer de moi. Que je leur parle dans un jargon nautique incompréhensible pour qu’ils voient que je suis un vrai loup de mer. Que je fasse rouler quelques muscles aussi, pour frimer et épater la galerie… Dans ces conditions météo, ça devrait être un plaisir, mais je me méfie un peu de ces clients. Ils avaient l’air plus intéressés à arriver le plus vite possible à destination que de passer la journée à apprendre les bases de la voile.

Il n’y avait pas de vent ce matin dans la marina et la manœuvre de départ s’est déroulée sans anicroche. Tant mieux, car il n’y a rien de pire que de démarrer la semaine sur un cafouillage qui leur fait perdre toute confiance en moi. J’en sais quelque chose. Ça m’est arrivé pas plus tard que la semaine dernière avec ce groupe d’Allemands. J’ai lamentablement foiré mon arrivée à Vela Luka, en partant en travers à cause d’une rafale au pire moment et en accrochant la chaine d’ancre du bateau d’à côté. Ce n’est jamais bon pour la crédibilité quand le garde-port et le voisin te hurlent dessus comme si tu étais un débile profond et un débutant incompétent. Après cet incident, la seule femme du groupe – qui me cherchait pourtant un peu depuis le début de la croisière – ne m’a plus calculé du tout. Bref, même si je suis seul à manœuvrer un voilier de près de 15 mètres de long et de plus de 10 tonnes, ce n’est pas une excuse pour les clients et il vaut mieux que tout se passe bien. En tout cas les premiers jours.

 


 

Mes deux clients sont un couple de Marseillais. Eric et Laure. Ils ne semblent pas très assortis. Lui doit avoir dans les 45 ans et une dizaine d’années de plus qu’elle. Et la différence se voit. Si Eric a dû être assez en forme dans sa jeunesse, il s’est visiblement un peu laissé aller. Tout le contraire de Laure qui est plutôt bien foutue et sportive. Avec sa coupe assez courte, elle a un air de Kristen Stewart qui n’est pas fait pour me déplaire. Ils sont les 2 assez bronzés, mais après tout, c’est assez normal quand on habite Marseille. En tout cas, ça me change des Anglais à la peau blanche comme un lavabo qui chopent des coups de soleil qui font mal à voir après 10 minutes sur l’eau. Et c’est tout de même plus facile d’avoir des passagers qui parlent ma langue. Ça rend la conversation plus fluide.

J’ai assez peu de clients français. Le plus souvent, les Français préfèrent se passer de skipper et louer en bare boat. Ils viennent avant tout pour faire de la voile ou pour la vie en plein air et moins pour la baignade et la fête. Et en général, ils n’aiment pas trop dépenser. Pas au niveau des Belges ou des Néerlandais, mais pas loin. Du coup, pour éviter des frais et aussi parce qu’ils arrivent souvent trop tard pour trouver une place au port, ils sont souvent à l’ancre en mouillage forain plutôt qu’amarrés à quai.

En tout cas, Eric et Laure ne sont visiblement pas des voileux. Pas d’équipement sophistiqué, ni de panoplie Tribord complète achetée chez Décathlon. Ils n’ont pas été très bavards depuis leur arrivée hier après-midi, alors je ne sais pas grand-chose sur eux, si ce n’est qu’Eric a un petit pointu à Marseille et que Laure n’est jamais montée sur un bateau, à part les navettes qui vont aux îles du Frioul et au château d’If. Visiblement, elle ne partage pas la passion d’Eric pour la pêche.

Ils ont débarqué directement depuis l’aéroport et voulaient se mettre en route tout de suite. J’ai dû les calmer un peu et leur expliquer que ça ne marchait pas tout à fait comme ça. Qu’il y avait quelques étapes à respecter et que le départ ne se ferait que demain matin. Ça a eu l’air de les contrarier. Et mes tentatives de détendre l’atmosphère sont un peu tombées à plat.

Alors je leur ai fait le tour de « Bora Bora », expliqué comment fonctionnaient la douche et les toilettes et donné les instructions d’usage sur les différents équipements. Ils n’ont pas eu l’air particulièrement intéressés. Ça promet… Même si j’assure seul la marche du bateau, c’est tout de même utile d’avoir des passagers un peu dégourdis pour certaines manœuvres. Au moins pour déborder ou attraper une amarre quand on arrive au port.

En faisant l’avitaillement avec eux hier, j’ai aussi bien compris qu’ils n’avaient pas un gros budget. Il faut bien avouer que depuis le passage à l’euro, les prix ont flambé en Croatie, surtout dans les lieux touristiques. Et le mini-market de la marina abuse clairement de sa position de monopole. Personne n’a envie de prendre un taxi pour aller dans un supermarché en ville. Alors, ils ont chipoté et évalué longuement chaque achat, en grommelant que c’était 30% plus cher qu’à Marseille.

Je ne devrais pas être surpris parce qu’ils ont loué le bateau en profitant d’une offre dernière minute à prix cassé. J’avais eu une annulation tardive et j’étais donc déjà payé pour la semaine, alors j’ai pu fixer un prix très bas sur la plateforme de réservation. J’ai très nettement l’impression qu’ils ne seraient jamais venus au tarif normal.

Ça me change des traders londoniens qui dépensent sans compter et dont le budget alcool dépasse le montant de la location du bateau. J’aime bien ces clients qui ne regardent pas à la dépense. Ils prévoient toujours trop et ça me permet de garnir mon bar personnel à peu de frais. Et ils préfèrent largement aller manger des langoustes grillées dans un restaurant à terre que de bouffer une assiette de pâtes préparée tant bien que mal dans la cuisine du bord.

Surtout que c’est devenu plus compliqué pour moi d’en jeter plein la vue au niveau gastronomique depuis qu’Olivia m’a largué il y a 3 ans à Porto Vecchio, sans compter que ce n’est pas toujours évident de trouver en Croatie  les ingrédients qu’il me faut. Je compense en étant le roi des apéros et des cocktails. Sur mon bateau, il y a toujours à boire en abondance et tout ce qu’il faut pour préparer des mojitos ou des Hugos dignes d’un barman de palace. Et je mets un point d’honneur à toujours avoir suffisamment de glaçons à bord, ce qui n’est pas souvent le cas sur les autres voiliers. Comme disait l’autre, c’est peut-être un détail pour vous, mais pour moi ça veut dire beaucoup.

Quand je leur ai fait le tour du propriétaire, ils ont un peu hésité mais ont finalement opté pour avoir chacun sa cabine. Soi-disant que la couchette double était plus étroite que leur lit à la maison et qu’ils n’arriveraient pas à dormir confortablement s’ils étaient ensemble. Ça m’a un peu étonné car c’est plutôt rare que les couples fassent cabine à part, mais ça a confirmé mon impression qu’ils ne dégageaient pas une vibe de couple amoureux. Au moins comme ça, je n’aurai pas à subir le bruit de leurs ébats amoureux. Les parois sont tellement minces sur un voilier que tout espoir d’isolation phonique n’est qu’illusoire. Je garde d’ailleurs un très mauvais souvenir de plusieurs croisières avec des couples un peu trop enthousiastes qui semblaient chercher à battre je ne sais quel record de parties de jambes en l’air, tout en en faisant profiter le plus de monde possible. J’avais l’impression d’être dans le refuge des Bronzés font du ski, quand le ménage à trois italien empêche tout le monde de fermer l’œil.

Une fois qu’ils se sont installés, ce qui a dû prendre 3 minutes au maximum tellement ils avaient peu d’affaires, je les ai emmenés au bistro de la marina pour boire un verre et faire plus ample connaissance autour d’une bière. Ils n’ont pas été très loquaces sur leur métier mais j’ai tout de même appris qu’ils étaient tous les deux fonctionnaires. Laure est originaire de Bordeaux et n’est installée à Marseille que depuis 3 ans. Ça explique qu’elle n’ait presque pas d’accent. Ils se sont rencontrés au travail. D’ailleurs, même s’ils sont assez à l’aise ensemble et qu’il n’y a pas de gêne entre eux, j’ai plus le sentiment d’avoir affaire à des bons collègues qu’à un couple. Je ne vais pas me plaindre car, à part être soucieux de la qualité de mon sommeil, je déteste aussi les amoureux transis qui ne peuvent se décoller l’un de l’autre et qui se tripotent constamment. J’ai l’impression de tenir la chandelle et je passe une mauvaise semaine, partagé entre mon envie de ne pas regarder et l’impossibilité de faire comme si de rien n’était. C’est comme de voir un documentaire sur la reproduction animale : à la fois fascinant et légèrement écœurant.

En discutant de leurs envies et projets pendant la semaine, je vois qu’ils n’ont pas vraiment préparé leur voyage et ne connaissent pas du tout la région. Naviguer à la voile ne les attire pas particulièrement non plus. La seule chose qu’ils me disent, c’est qu’ils veulent se rendre sur l’île de Hvar. Ils en ont entendu parler et laissent entendre qu’ils ont des gens à voir là-bas. D’ailleurs, si je n’y vois pas d’inconvénient, ce serait bien si on pouvait y aller directement.

En général, je préfère quand c’est moi qui décide de l’itinéraire. Après tout, c’est moi le skipper. Le seul maître à bord après Dieu. Le guide touristique qui connaît les criques et les villages de pécheurs. Celui par qui la magie opère. Mais le client est roi, à ce qu’on dit, alors je réponds bien sûr, nous partons demain à la première heure. Vous verrez Hvar, c’est magnifique.

 


 

Alors, après une nuit sans incident – si ce n’est l’arrivée bruyante et tardive quelques bateaux plus loin d’une bande de fêtards qui ont manifestement un sens de la fête plus développé que mes clients, nous quittons la marina de Split après un petit déjeuner vite expédié et le briefing de sécurité obligatoire qu’ils écoutent d’une oreille distraite.

Vers midi, on arrive comme prévu dans la baie de Livka et je jette l’ancre pour déjeuner. Il n’y a pas trop de monde en ce début de saison et c’est magnifique. Avec son eau bleu turquoise, c’est le genre d’endroit que mes clients adorent d’habitude pour y passer quelques heures au milieu de la journée. Je déplie la plateforme de bain et je descends l’échelle, puis leur propose de piquer une tête pendant que je prépare un repas rapide.

Ils ont l’air surpris qu’on s’arrête déjà et Eric me demande si ce ne serait pas mieux d’aller directement à Hvar. Je lui réponds qu’on ne va pas rester ici très longtemps. Mais je ne peux pas barrer le bateau et préparer le déjeuner en même temps. Et ils sont en vacances après tout, ils n’ont pas de train à prendre ! Il n’est visiblement pas convaincu mais il fait bonne figure. Il passe son temps à consulter son téléphone mais, malgré ses gesticulations et ses tentatives de trouver un endroit plus propice sur le bateau, il n’a pas de réseau.

Laure est plus cool et semble apprécier le paysage et la navigation. Après avoir tâté l’eau du pied, elle tapote sur le bras d’Eric en lui disant de se détendre un peu et file se changer dans sa cabine. Si jusqu’à présent, ses tenues étaient plutôt sportives, avec des polos et des shorts basiques, c’est différent pour les maillots de bain. Elle a clairement opté pour le style cagole de la plage des Catalans. Avec mon métier, j’en vois pourtant défiler des filles en maillot et au fil du temps, j’ai fini par apprendre à rester zen et à garder mon regard à hauteur de visage. Mais là, j’ai de la peine à ne pas la reluquer comme un PPDA de pacotille.

Pour garder bonne contenance, je file dans le carré préparer un repas léger. Comme ils ont l’air pressés, ça me donne une excuse pour ne pas me donner trop de mal. Depuis qu’Olivia est partie, je n’ai plus de cuisinière à bord, alors je me limite à 2-3 recettes simples et à quelques astuces qui friment sans exiger trop de travail ni d’habileté. De toutes façons, j’ai remarqué que la plupart des clients ne s’attendent pas à des prouesses culinaires de ma part et se rattrapent sur les restaurants à terre. En fait, ce qui compte, c’est la présentation et quelques détails qui en jettent. Alors, je prépare vite fait une planchette de charcuterie et de fromage dalmates pour la couleur locale, avec des bols d’houmous et de guacamole achetés au supermarché mais pimpés d’un peu de persil et de jus de citron vert, ainsi qu’une salade César assaisonnée avec la vraie sauce originale et des copeaux de parmesan. Je dresse ensuite la table dans le cockpit, avant de déboucher une bouteille de Dalmacijavino rosé que je place dans un seau rafraîchisseur. Autant faire bonne impression dès le début.

J’en suis là quand Laure sort de l’eau. Visiblement, elle n’a pas choisi son maillot pour nager mais plutôt pour minimiser ses marques de bronzage. Deux triangles et une petite culotte nouée en lurex couleur bronze, un modèle plus adapté à rester allongée sur une chaise longue au bord d’une piscine à siroter une Margarita qu’à plonger dans les vagues.

Elle soupire d’aise en se séchant nonchalamment avec une micro serviette. Ah, ça fait un bien fou. Tu devrais y aller Eric ! Elle chausse ses Moscot en écaille et fait des yeux le tour du paysage. Visiblement, elle apprécie le décor. Je ne sais pas vous, mais moi je meurs de faim. Le grand air, ça creuse… Qu’est-ce que tu nous as préparé de bon ? Wouaou, mais ça m’a l’air succulent !

Son sourire ravageur et son corps bronzé sur lequel quelques gouttes d’eau ruissellent encore me mettent dans tous mes états. Je me dis que ça vaut tout de même la peine de se décarcasser un peu… Laure compense largement le côté rugueux d’Eric et cette semaine ne s’annonce pas si mal après tout.