Il est presque 19 heures quand je finis enfin de nous amarrer et que j’installe la passerelle pour que les clients puissent descendre du bateau.
Je m’y suis pris un peu tard, alors je n’ai pu obtenir qu’une place tout au bout de l’estacade, presque à la sortie du port. Il faut dire que c’est probablement la meilleure marina de Corfou. Bien équipée et avec tous les services nécessaires. Pas forcément super bien abritée en cas de fort vent du nord, mais ce n’est pas un problème que l’on risque d’avoir aujourd’hui.
Évidemment, le prix de la nuitée est exorbitant mais Julie et Jerem seront ravis. Ici, il y a tout le confort et même une piscine. Et surtout toutes les commodités pour se doucher et se laver les cheveux avec de l’eau chaude en abondance, se faire un brushing dans des conditions optimales, se maquiller convenablement. Bref, se préparer à sortir et à se prendre en photo sous tous les angles.
Il faut dire que Julie et Jerem sont influenceurs. Enfin, je devrais plutôt dire @Jayandjayoff, puisqu’ils travaillent ensemble. Il me semble que c’est très tendance d’ajouter off au nom de son compte. Ça fait genre tu es méga populaire. Tu as tellement de succès qu’il y a des gens qui usurpent ton identité et qu’il y a des faux comptes à ton nom.
Mais je ne pense pas que ce soit déjà leur problème.
D’après ce qu’ils m’ont dit, ils se sont lancés il y a 1 an et ils aimeraient bien se faire une place dans cette jungle des réseaux sociaux, où tous les coups sont permis du moment que ça rapporte des vues. Pour pouvoir enfin toucher des milliers d’euros à chaque citation d’une marque – pardon, à chaque collab. @Jayandjayoff X maisonmargiela. Ils en rêvent.
Ça mitraille sans arrêt. On ne dirait pas comme ça, mais en tout cas, c’est du boulot. Julie se change 10 fois par jour et alterne sans cesse les chapeaux et les colliers. Je ne sais pas comment elle a fait dans l’espace exigu et surchauffé de leur cabine.
Et ça y va joyeusement avec les hashtags : #frenchcouple #love #travelogue #wanderlust #islandlife #sailinglife #summer #greece #corfu #lookoftheday #instaoutfit #instadaily #aboutlastnight. Et je ne vous parle pas des émojis…
Ce sont mes premiers clients influenceurs. Il fallait bien que ça m’arrive un jour, mais je n’étais clairement pas préparé. Toutes ces tenues qu’il faut varier sans cesse. Les quantités hallucinantes de produits de beauté et d’accessoires qu’ils trimballent. Tous ces téléphones qu’il faut absolument pouvoir charger.
Car c’est leur préoccupation principale, à part de trouver le bon angle : ne jamais se trouver en panne de batterie. Ils ont même apporté un drone pour faire des plans aériens, dont je dois avouer que le résultat est assez bluffant.
Julie est blonde avec les cheveux assez longs et toujours soigneusement coiffés, même si elle est clairement trop maquillée à mon goût. Elle est plutôt bien fichue et ses tenues sont souvent légères, d’autant qu’on a eu droit à un défilé de maillots de bain et à une bonne douzaine de plans de sortie de l’eau après la baignade. Mais j’ai compris maintenant. Pas touche aux clientes. J’ai déjà donné et ça ne m’a pas réussi. Ça ne m’empêche pas de me rincer l’œil, le regard caché derrière mes Julbo à verres polarisés.
Quand à Jerem, je n’ai pas grand-chose à en dire, si ce n’est qu’il a une coupe de footballeur – et ce n’est pas un compliment. Et que ce n’est clairement pas lui qui commande dans le couple. Pas méchant mais certainement pas inoubliable.
A eux 2, ils ont occupé les 2 cabines arrières, dont celle de tribord juste pour entreposer leurs affaires. Pendant une semaine, le carré s’est transformé en studio de montage et de publication de contenu, avec des laptops et des câbles dans tous les sens. C’était le drame quand il n’y avait pas de 5G.
J’ai dû totalement revoir le programme que j’avais prévu au départ. Car non seulement il a fait une chaleur étouffante pendant toute la semaine, avec plus de 35 degrés presque tous les jours et juste quelques misérables vents thermiques faiblards et irréguliers. Mais surtout, j’ai très vite compris que la voile ne les intéressait pas du tout.
Bien sûr, ils ont quand même pris quelques photos et vidéos en navigation. En râlant si le soleil n’était pas bien placé… Après tout, il leur fallait bien amortir le prix de la location du voilier et soigner la « sailing credibility » de l’aventure. Heureusement qu’il n’y avait pas de vent et que la mer était plus que calme, car ils auraient fini plus d’une fois à l’eau sans ça.
Mais ce qu’ils recherchaient avant tout, c’étaient des plages, des restaus au bord de l’eau, des pontons en bois, des couchers de soleil inédits… Et surtout montrer les différentes tenues et accessoires. Pardon, les outfits.
Sans oublier les cocktails et les assiettes, photographiés comme pour un livre de cuisine. De ce côté, j’ai tout de même marqué quelques points, car ils ne s’attendaient sans doute pas à avoir un skipper aussi féru de mixologie et qui soigne autant la présentation de ses assiettes.
Du coup, nous n’avons pratiquement pas quitté Corfou, avec juste une escapade sur le continent juste en face, à Sývota et Gallikos Mólos. Et pas question de se poser dans un spot cool pour y passer la journée. Il fallait changer 4 fois par jour d’emplacement pour qu’ils aient de nouveaux endroits à photographier. Du coup, il m’a fallu sortir le grand jeu et leur dévoiler tous mes plus beaux coins. Kalámi, Kassiópi, Avlaki, le cap Drástis, la plage double de Porto Timoni et Rovinia Beach.
Avec l’avantage par rapport aux autres instagrammeurs de pouvoir aller sur les plages inaccessibles par la route et aussi de pouvoir être sur place à l’aube ou au coucher du soleil. Ils se sont donnés à fond et à voir le résultat sur les réseaux, on a l’impression qu’ils y ont passé 1 mois entier.
Alors, j’espère qu’ils vont me donner 5 étoiles car je me suis vraiment impliqué. Il faut dire que je ne supporte pas l’idée que des clients soient déçus. Et même si je ne suis arrivé dans les Iles Ioniennes qu’il y a un peu plus d’1 an, après avoir dû quitter un peu vite la Croatie, je commence à bien connaître le coin.
A peine la passerelle en place, Julie et Jerem se précipitent vers les douches du club-house pour se pomponner avant leur sortie prévue dans une boite à la mode de Corfou. Par expérience, je sais qu’ils en ont pour au moins 1 heure.
Alors j’en profite pour ranger le bateau, mettre les batteries à charger, rincer le pont à l’eau douce, remettre un peu d’ordre dans le gréement et lover soigneusement les drisses et les écoutes. Après tout, je dois soigner ma réputation de skipper.
Je fais l’inventaire du frigo, de la glacière et du bar, en notant mentalement ce qu’il va falloir acheter, puis je m’installe dans le cockpit pour me détendre un peu.
C’est le dernier soir de la croisière. Demain, ils repartent pour la France et moi, je n’ai rien de prévu.
Notre ponton est parallèle à la terre et donne directement sur la sortie de la baie. Nous sommes amarrés du côté intérieur et de l’autre, face au large, se trouvent les plus gros bateaux. Parmi eux, il y a un énorme voilier de luxe que j’ai repéré en arrivant tout à l’heure. Il doit bien faire 40 mètres de longueur. C’est un ketch et son grand-mât ne doit pas être bien loin des 40 mètres lui aussi. Une belle bête. Presque 3 fois moins grand, mon « Bora-Bora » peut aller se rhabiller à côté de ça.