Et bien c’est tout réfléchi.

Nous faisons route vers Korčula, à 2 heures et demie de Mljet.

Le yacht a rallumé sa balise juste après le déjeuner. Il est à l’ancre juste en face du port, à l’entrée de la baie.

Ma force de caractère, ma volonté de résister à sa demande et même ma couardise ont duré autant que mes bonnes résolutions de fin d’année. Quelques minutes à peine… Il a suffi que Laure me lance un sourire ravageur et me dise Allez. Fais ça pour moi.

Il n’y a pas beaucoup d’air, alors j’ai mis le moteur. Il y a quelques nuages aujourd’hui. Le temps est en train de changer.

La traversée se passe sans encombre. Laure a proposé de préparer quelque chose à manger pendant que je barre et elle s’affaire dans la cuisine. Pour m’amadouer, je pense. Quand je proteste en disant que c’est à moi de faire ça, elle me répond qu’elle n’est plus ma cliente. Que maintenant, nous sommes un couple et qu’il faut bien qu’elle se mette dans le rôle.

Je la laisse faire. Même si je crains le résultat de ses expériences culinaires, qu’elle souhaite jouer le rôle à fond n’est pas pour me déplaire. Avec un peu de chance, elle ira jusqu’au bout du personnage et me rejoindra dans la cabine avant. Mais j’ai bien fait de me méfier, car elle se contente de sortir un saucisson et un paquet de chips avec 2 bières. On dirait bien que ce n’est pas une fée du logis.

Lorsque je passe la pointe qui ouvre sur la baie de Korčula, il est déjà 17 heures. En passant devant le yacht pour aller m’ancrer plus au fond derrière un îlet, je suis pris d’un tressaillement irrépressible. Il est tout de même impressionnant. D’après Marine Traffic, il mesure 47 mètres de long. Plus de 3 fois le Bora Bora. On est encore assez loin des véritables paquebots des milliardaires de la Tech ou des princes saoudiens, mais c’est déjà une taille très respectable… Je ne sais si c’est à cause de ce qui s’est passé, mais il a un air particulièrement menaçant.

 


 

Je vais chercher ma paire de jumelles de secours et, avec Laure, nous passons le reste de l’après-midi à observer discrètement le Croix d’Azur. Ils ont mis à l’eau tous les jouets habituels : jet-ski, paddle, bouées à tracter. Ils ont même sorti un petit dériveur. Quelqu’un à bord doit faire de la voile. Et on dirait aussi qu’ils s’installent pour quelques jours. Tant mieux car il va au moins 2 fois plus vite que nous, alors ce n’est pas idéal de devoir lui courir après.

Nous essayons de faire le compte des passagers et des membres d’équipage. Le tender est allé à terre avec 2 marins. Pour faire quelques courses, j’imagine. D’habitude, dans ce genre de yacht, le personnel de service est exclusivement féminin, mais là, il me semble qu’il y a beaucoup d’hommes car je ne réussis à compter que 2 hôtesses. Ils portent tous dans l’uniforme de rigueur sur les super yachts : bermudas ou jupe bleu marine avec un polo blanc.

Je pense qu’il doit y avoir au moins 3 gros bras chargés de la sécurité. Sans doute les mêmes qui étaient sur le tender l’autre soir… Laura essaie de reconnaître les visages. Elle croit voir Marco Castellane prendre le frais et jeter un œil aux alentours avant de rentrer à l’intérieur. Il y a aussi un ado qui est allé se baigner et inspecter le dériveur. Ça doit être pour lui qu’on l’a préparé. Apparemment, il n’y a pas d’autres invités. On n’a encore pas vu la femme de Castellane, mais elle est sans doute à bord. Pour le moment, les renseignements d’Eric et Laure semblent corrects. Donc environ 10 membres d’équipage et 3 passagers.

Vers 20 heures, Castellane, sa femme et son fils embarquent dans le tender et se dirigent ensuite vers la vieille ville. Ils vont sans doute dîner dans l’un des restaurants du bord de mer.

Avec Laure, on hésite un peu sur la conduite à tenir. En tout cas, on ne va pas aller traîner vers le yacht pour les espionner. On a vu comment s’est terminée la dernière tentative. Même si Laure est impatiente de progresser dans son enquête, elle est tout de même réaliste. Et elle doit bien avouer qu’il ne va probablement rien se passer en l’absence du patron.

Je plaide pour que nous allions nous aussi traîner en ville. Après tout, nous devons jouer notre rôle. Il faut être crédibles. Laure concède que ce n’est pas une mauvaise idée après tout. On ne va pas se cloitrer à bord, d’autant plus qu’il nous faut quelques provisions. Elle s’éclipse dans sa cabine et en émerge 10 minutes plus tard transformée en cagole. Je ne sais pas ce qui est le plus impressionnant : l’ampleur de la transformation ou la vitesse avec laquelle elle l’a réalisée. Car dans mes souvenirs, ce genre de préparatifs exige habituellement plus d’1 heure…

En fait, cagole n’est pas le mot approprié, car elle n’est pas du tout vulgaire en réalité. Avec une petite robe d’été courte en imprimé orange qui masque tout juste son pansement et des sandales à plateforme, le tout assorti d’une demi-douzaine de bracelets à chaque poignet, d’un gros collier en sautoir et de grandes boucles d’oreilles, elle s’est juste transformée de sportive qui ne prête pas attention à son apparence en femme sûre d’elle et sensuelle.

Je dois avoir la langue pendante du loup de Tex Avery car elle se moque de moi.

— Ça te convient ? Je ne vais pas te faire honte ?

Je n’ai plus qu’à me précipiter à mon tour enfiler le pantalon bleu en lin léger et la chemise blanche sans col qui constituent ma tenue de sortie.

Je ne veux pas susciter la suspicion des marins en passant trop près du yacht, alors je choisis de débarquer au port de pêche plutôt qu’à la marina. Il faudra marcher un peu pour arriver jusqu’à la vieille ville, mais ça nous permettra de repérer les lieux et de nous dégourdir un peu les jambes après une journée à bord.

Toute la ville médiévale est piétonne et il y a passablement de touristes, alors nous pouvons faire le tour des restaurants du front de mer sans attirer l’attention. Après être passés sans rien voir devant une bonne dizaine de restaurants, nous finissons par les repérer sur la terrasse du meilleur hôtel de Korcula. Evidemment, j’aurais dû m’en douter. Dans ces cas-là, le capitaine réserve toujours dans l’endroit le plus cher pour ne pas prendre de risques. Nous décidons qu’il vaut mieux ne pas nous faire remarquer et rebroussons chemin. Il faut y aller doucement. Il ne va rien se passer ce soir alors que Castellane est en famille.

Nous dînons dans un petit restau au-dessus de la marina. d’où nous pouvons observer discrètement leur tender. Un marin est resté à bord et grignote un sandwich en attendant son patron. Pendant le repas, j’essaie d’en savoir plus sur Laure, mais elle n’est pas très loquace. Alors, je lui raconte des anecdotes sur la vie excitante d’un skipper de voilier de location. Largement exagérées, mais comme disent les Italiens, « si non è vero, è ben trovato ». Et l’essentiel, c’est que ça lui change les idées. Ça l’amuse même parfois.

Elle a une sacrée descente et, à deux, nous éclusons un litre du vin rouge râpeux de la maison et plusieurs shots de rakija offerts par le patron. Du coup, l’ambiance s’est un peu réchauffée. Il nous a installés bien en évidence en espérant attirer les clients. Il faut dire que nous formons un beau couple.

En fin de repas, nous voyons Castellane, sa femme et son fils remonter sur leur tender pour rentrer à leur yacht. A les voir comme ça, on leur donnerait le bon Dieu sans confession.

En revenant vers notre annexe, je suis assez fier de me pavaner en compagnie de Laure. Elle a pris mon bras et semble plutôt heureuse d’être en ma compagnie. Comme un couple normal en goguette, nous nous arrêtons prendre une glace. J’ai comme un frisson d’intimité lorsqu’elle me propose de goûter la sienne et qu’elle donne un coup de langue mutin sur la mienne.

Nous achetons quelques bricoles à la supérette pour reconstituer nos stocks et nous rentrons à bord. Le temps s’est couvert depuis tout à l’heure et il fait plus frais.

Laure manque de passer à l’eau en embarquant dans l’annexe et les embruns nous mouillent un peu pendant les 5 minutes que dure la traversée jusqu’au bateau. Il fait nuit noire et le soufflé est un peu retombé lorsqu’on arrive au voilier.

J’espérais que Laure prolonge un peu la soirée, voire propose de s’installer dans ma cabine, ne serait que par souci de véracité. Mais elle file rapidement se coucher dans la sienne en disant qu’elle a froid.

Je suis déçu. J’avais l’impression que nous étions dans une phase de séduction. Que l’on se dirigeait vers une conclusion sympathique de la soirée. Ou tout simplement, qu’elle se sentait un peu redevable de ce que je fais pour elle. Ou même reconnaissante de lui avoir sauvé la vie. Bien sûr, je n’ai pas fait ça pour ça. Je n’ai pas réfléchi en fait. J’ai agi par pur réflexe.

Mais tout de même, elle pourrait être plus gentille avec moi.