Le temps reste instable, avec un peu plus de vent et des passages nuageux. Il y a même un peu de clapot dans la baie. On devrait avoir le même genre de temps demain. Après ça, ce n’est pas encore clair. Les modèles météo ne sont pas d’accord entre eux.
J’ai vérifié rapidement le pansement de Laure et il est plutôt propre. Un peu de sang a perlé à travers la gaze mais rien de grave. Demain, je le referai complètement pour m’assurer que la blessure se referme bien. En tout cas, elle ne semble pas souffrir plus que ça, même si ce n’est pas demain la veille qu’elle pourra se baigner.
Laure s’est réveillée impatiente et passe son temps à observer le yacht à la jumelle. Un des marins a gréé le dériveur. C’est un bateau en solitaire, un RS Aero, une variante moderne de Laser. Un joujou à 12’000 euros. L’ado a embarqué et tire des bords dans la baie. Ça avance bien.
Laure a repris une tenue sportive et on est très loin de l’image qu’elle donnait hier soir. Elle est toujours aussi belle, mais ce matin, je sens qu’il ne faut pas trop la chercher. Elle est de mauvaise humeur.
— Ça ne sert à rien de rester là comme des cons à les espionner. Ils ne vont pas se mettre à embarquer des paquets de coke en plein jour. Tant qu’on n’a aucune info sur ce qu’ils sont en train de faire ici, on pourrait aussi bien aller à la plage.
Je ne serais pas contre en principe, même si ce n’est pas trop l’idée quand on a loué un bateau… En général, on n’a guère envie de se mélanger aux misérables terriens entassés sur quelques mètres carrés de sable. D’autant que du sable, il n’y en a pas des masses en Croatie.
— Mais tu dois avoir l’habitude, non ? Vous faites sûrement aussi des planques comme ça à Marseille. Et j’imagine que c’est dans un fourgon ou une voiture banalisée, et pas sur un super voilier dans un endroit de rêve…
Ma tentative de détendre l’atmosphère n’a pas le succès escompté.
— A Marseille, Eric avait des indics. Et j’avais une carte de police, une radio, un flingue et je pouvais compter sur des renforts en cas de problème… Mais c’est vrai que c’est chiant de planquer. Surtout pour moi. Les mecs peuvent pisser dans une bouteille, mais moi, je dois me retenir.
C’est sûr que pour le romantisme, on repassera.
Le petit dériveur s’approche de nous et va jusqu’au fond de la baie avant d’empanner et de remonter au vent vers le yacht. Je salue l’ado d’un geste du bras. Il ne se débrouille pas trop mal, même si tout n’est pas encore parfait, et je l’envie un peu. Il doit avoir une douzaine d’années.
J’essaie de contribuer un peu à la discussion.
— Ce serait bien de réussir à se faire inviter à bord. On pourrait peut-être en apprendre un peu plus sur leurs projets. Ne serait-ce que pour savoir s’ils comptent rester ici encore une semaine ou s’ils repartent déjà demain…
— Bonne chance pour te faire inviter… Tu crois qu’ils invitent tous les types qu’ils croisent dans un port ?
— Ou alors, on pourrait les aborder la prochaine fois qu’ils sont à terre. Du genre, Ah, vous êtes français ! Vous venez d’où ? Enfin, tu vois le genre…
Le dériveur tire des bords de vent de travers à la hauteur du yacht. A cette allure, il plane à toute vitesse, avec des gerbes d’eau de chaque côté, et je donnerais cher pour être à sa place.
Laure fait une moue dubitative mais finit par hausser les épaules.
— On n’a pas tellement d’autres solutions… Ce soir, on ira dans le même restau qu’eux et on verra si on peut entrer en contact. Mais il ne faut pas se leurrer. Castellane ne doit pas être du genre à accueillir des inconnus à bras ouverts. Il doit se méfier. Surtout après l’autre soir.
Le dériveur remonte contre le vent vers la sortie de la baie. Je vois que l’ado se penche au maximum au rappel pour réussir à maintenir le bateau plus ou moins à plat. Pas évidemment car le vent est plus fort dans le goulet et il n’est pas bien lourd. Il a de la peine…
Je tente de mettre Laure dans de meilleures dispositions.
— Si tu es aussi craquante qu’hier soir, alors on n’aura aucune difficulté. C’est même lui qui va nous aborder…
Une rafale plus forte fait chavirer le dériveur d’un coup. Le bateau est couché sur le côté, le mât posé sur l’eau. L’ado est tombé à l’eau. Je me redresse et attrape les jumelles. Personne ne semble vraiment le surveiller à bord du yacht. Au début, un marin le suivait des yeux mais au bout d’un moment, il a dû se lasser. Normalement, l’ado devrait savoir redresser le bateau. Mais il n’est pas bien costaud.
Heureusement, il n’est pas tombé sous la voile. Je vois faire le tour de la coque en nageant pour attraper la dérive. Il parvient à grimper dessus pour faire contrepoids. Après quelques longues secondes, le bateau finit pas se redresser, mais l’ado n’a pas le temps de remonter à bord avant que le dériveur ne bascule et chavire de l’autre côté.
Je me précipite à l’arrière et attrape l’amarre de l’annexe.
— Reste ici. C’est peut-être notre chance.
Je démarre le moteur et fonce vers le dériveur qui est toujours en mauvaise posture. Le vent souffle de terre et le pousse vers le large. Il n’est déjà plus visible depuis le yacht. Il y a à peine 500 à 600 mètres à parcourir et il ne me faut que 3 minutes pour arriver vers lui.
L’eau est encore fraîche en cette saison et il commence à fatiguer. Et surtout il panique un peu. Je me positionne à son vent et j’attrape l’avant du dériveur. Je le rassure.
— Tu parles le français ?
Il hoche la tête.
— Comment tu t’appelles ?
— Mattéo.
— Ecoute-moi, Mattéo. Ne t’en fais pas, tout va bien se passer. Tu t’es débrouillé comme un chef jusqu’à maintenant. Je vais juste te garder face au vent. Maintenant, tu fais comme la première fois. Tu montes sur la dérive pour le faire redresser. Et moi, je vais éviter qu’il ne chavire à nouveau. Fais bien gaffe que la voile soit complètement lâchée pour ne pas qu’elle prenne le vent.
Il est fatigué et tremble de froid, alors la manœuvre prend un peu de temps mais il finit par y parvenir.
— Maintenant, va à l’arrière et tu remontes par là.
Une fois qu’il a réussi à se hisser à bord, je lui dis de laisser la voile flotter librement et de prendre la barre pendant que je le remorque tranquillement jusqu’au yacht.
Ils ont fini par se rendre compte qu’il y avait un problème avec Mattéo et c’est le branle-bas de combat à bord. Je vois des marins qui s’activent dans tous les sens et une femme qui s’agite. J’arrive vers la grande plage arrière et je tends la corde de remorquage à un marin, qui tire le dériveur jusqu’à la plateforme de bain. Il y a aussi 2 malabars qui ont plus l’air de videurs de boite de nuit que de matelots. Ils n’ont pas l’air de trop savoir comment réagir. Mattéo débarque et la femme le prend dans ses bras. Elle le serre de toutes ses forces. Mattéo se laisse faire mais, comme tout ado qui se respecte, je sens qu’il n’est pas ravi de ces marques d’amour maternel.
— Mattéo ! Tu n’as rien ? Tu m’as fait une de ces peurs ! Tu sais bien que tu n’as pas le droit de prendre le bateau sans surveillance.
Je reste à quelques mètres de là, moteur au ralenti. Mattéo se tourne vers moi.
— Merci, Monsieur !
La femme se redresse.
— Ah oui, merci infiniment ! Heureusement que vous étiez là ! Je ne sais pas comment vous remercier.
Elle doit avoir dans les 40-45 ans. Je dirais 42. Une robe bain de soleil qui a l’air toute simple mais qui doit coûter une fortune. Un petit air de Julie Gayet. Belle mais sans ostentation. Pas le genre femme de mafieux.
— Ne vous inquiétez pas. Ce n’est rien. Il se serait certainement débrouillé tout seul.
Elle n’a pas l’air convaincue mais apprécie le geste.
— Peut-être… Mais vous l’avez aidé. C’est important de faire attention les uns aux autres. C’est bien trop rare. Vous ne voulez pas venir prendre un café ou quelque chose de plus fort ?
— C’est gentil mais je dois retourner à bord. Ma femme doit s’inquiéter. Je suis parti comme ça, comme une fusée. Mais une autre fois, avec plaisir. Nous sommes ancrés juste là.
Je lui montre le voilier du bras.
— Vous restez quelques jours ?
— Je ne sais pas exactement. C’est mon mari qui décide… Mais sans doute 1 jour ou deux.
— Alors, à bientôt peut-être.
Je repars vers le Bora-Bora après un signe de la main à Mattéo.
Voilà. Le contact est établi.
Laure peut être fière de moi.