Je suis dans la merde car visiblement, la police pense encore que Danaé a été tuée et que je suis mêlé à sa disparition.
Apatis sait que ce n’est pas vrai, puisqu’il a des vidéos qui la montrent quitter le Monókeros de son plein gré et en parfaite santé. Et s’il n’a rien dit à la police, c’est sans doute qu’il garde cette carte dans sa manche.
Danaé semble manifestement persuadée qu’il est capable de tout pour récupérer ce qu’elle lui a pris. Les menaces à peine voilées qu’il a proférées lorsqu’il m’a convoqué sur son yacht ne font rien pour me rassurer.
Et je réalise que si Apatis met la main sur Danaé et qu’il décide de la faire taire pour s’assurer définitivement de son silence, je ferais un coupable idéal…
Je suis encore loin d’être tiré d’affaire.
Danaé ressort de la maison avec un petit sac de voyage. Comme elle a quitté le voilier les mains vides, elle n’a que quelques affaires d’été qui étaient restées dans les armoires de la villa. Je lui montre l’écran de l’ordinateur. Elle n’a pas l’air surprise.
— C’est certainement l’œuvre d’Apatis et de son agent de presse. Car je ne crois pas que la police aurait parlé aux médias en plein démarrage de la saison. Ce n’est pas bon pour le tourisme. Mais Apatis a dû vouloir détourner rapidement les soupçons de lui.
Tout ça ne m’arrange clairement pas et ça ne fait que confirmer mes craintes de devenir le parfait bouc-émissaire dans cette affaire.
Danaé réalise la portée de ce qu’elle vient de dire et dépose un baiser sur ma joue, tout en me caressant le dos de la main comme pour me réconforter. Ce n’est pas tout à fait ce que j’avais en tête en arrivant.
Elle retourne dans la cuisine.
— Il n’y a pas de navette de retour avant 14h30. Alors, nous avons un peu de temps devant nous pour manger un morceau.
A ce moment-là, je me rends compte que je suis mort de faim. Et lorsqu’elle revient quelques minutes plus tard avec une salade grecque et un pichet de vin blanc, j’ai de la peine à ne pas me jeter dessus.
— Désolée, je n’ai pas grand-chose ici. Mais c’est notre vin, nos olives et notre huile. Et la mizithra de ma tante à la place de la feta. Tu m’en diras des nouvelles.
C’est délicieux. Malgré les circonstances, l’ambiance du repas est plutôt détendue. Comme une trêve au milieu des combats. Danaé me parle de la maison et de ses souvenirs d’enfance, quand elle y passait tout l’été. J’ai plein de questions à lui poser, car j’aimerais savoir ce qu’elle a trouvé de si compromettant dans le bureau d’Apatis, mais il faudra patienter. Je sens le sujet sensible, alors il vaut mieux que j’attende un moment plus propice.
Le vin est frais et légèrement fruité et, après quelques verres, il me monte un peu à la tête. Je ne peux m’empêcher d’imaginer le corps de Danaé sous sa robe légère et je me prends à rêver d’une sieste crapuleuse après le déjeuner.
Mais mes espoirs sont de courte durée, car dès que nous avons fini, Danaé consulte sa montre et se lève.
— Allez, nous n’avons pas de temps à perdre si nous voulons attraper le bateau.
C’est le retour à la réalité. Danaé semble à nouveau préoccupée et tendue.
Quelques minutes plus tard, après avoir fait une vaisselle rapide et fermé la maison, Danaé m’entraîne sur le chemin qui mène au port.
Il y a encore moins de monde à cette heure-ci. La plupart des gens ne retournent à Paxós qu’en fin d’après-midi. Il y a un couple âgé, dont je comprends qu’ils se rendent chez le médecin, et le même type qui était déjà avec moi à l’aller. Je vois que je ne suis pas le seul à faire l’aller et retour dans la journée.
Nous n’avons pas eu l’occasion de parler pendant la descente vers le port et je vois déjà la navette qui se pointe à l’entrée de la crique. Elle sera là dans 2-3 minutes à peine. Il faudra attendre un peu pour avoir les détails de ses découvertes.
Le bateau accoste et débarque un groupe de touristes qui ne sont pas très en avance et semblent s’être trompés de bateau. Ils sont armés de glacières et de parasols et je suppose qu’ils pensaient débarquer directement sur l’une des plages. Ils risquent d’être bien déçus, car ils en ont au moins pour une demi-heure à crapahuter à pied avant d’arriver à Voutoumi.
Nous embarquons et Danaé salue chaleureusement le capitaine qui m’avait renseigné à l’aller. Il semble rassuré de nous voir ensemble et je comprends qu’il a dû se demander s’il avait bien fait de m’indiquer le chemin de la maison. Nous prenons place tout à l’avant, à l’écart des autres passagers pour pouvoir parler tranquillement.
— Alors, est-ce que tu vas enfin me dire de quoi il retourne ? C’est quoi le problème avec Apatis ?
Danaé semble bouleversée. Elle hésite puis se lance. Elle parle si bas que, entre les trépidations du moteur et le clapot, je dois me pencher pour parvenir à l’entendre.
— Apatis a tué mon père…
Sa voix s’étrangle.
— Et si ce salaud ne l’a pas tué lui-même, il l’a poussé au suicide.
D’une voix blanche, elle me raconte l’histoire.
— Mon père était archéologue. Responsable des biens archéologiques à Corfou. Un gros poste, mais très exposé. Il était farouchement intègre, alors il se faisait beaucoup d’ennemis.
Elle est très émue et je pose ma main sur son genou pour la réconforter.
— C’était il y a un peu plus de 20 ans. J’avais 12 ans. Apatis voulait se faire construire une grande villa à Corfou. Il était déjà très riche grâce à sa société d’informatique, mais c’était quelques années avant qu’il lance Apli, alors il n’était pas encore connu comme il l’est maintenant. Il avait acheté ce grand terrain en bord de mer et avait démarré les travaux. Je ne sais pas comment il avait obtenu le permis de construire, mais je suppose qu’il y en a quelques-uns qui ont pu s’offrir de belles vacances cette année-là. Un jour, l’un des ouvriers qui s’occupait du terrassement a appelé mon père pour lui dire qu’il ferait bien de venir contrôler le chantier. Qu’en creusant, ils étaient tombés sur des ruines anciennes, mais que le contremaître leur avait dit de faire comme si de rien n’était.
Sa voix se brise. Je sens que les autres passagers se rendent compte qu’un drame est en train de se jouer. On est loin du couple de touristes en goguette. Je me dis qu’elle va éclater en sanglots mais elle se reprend.
— Comme mon père craignait qu’Apatis ne soit informé en cas de démarche officielle et ne détruise toute trace si sa visite était annoncée, il a décidé de passer à l’improviste. Un dimanche matin, pendant que le travail était arrêté. A cette époque, j’aimais bien visiter des sites avec lui et je l’ai tanné jusqu’à ce qu’il accepte de m’emmener avec lui. D’habitude, il faisait ses visites pendant la semaine et moi j’avais l’école. Mais là, c’était un week-end, alors j’étais libre. Il y avait une vague clôture autour du chantier, mais nous avons réussi à y pénétrer sans trop de problème en écartant un grillage. Et là, près du bord de la petite falaise qui surplombe la mer, sous des bâches maintenues par quelques planches, dans un trou de moins de 2 mètres de profondeur, nous avons trouvé les vestiges presqu’intacts d’un ancien monument. Mon père pensait que c’était un temple d’Apollon de l’époque dorique. Une merveille très bien conservée. Et une pelleteuse avait déjà commencé à le démolir.
Sa voix se durcit.
— Mon père était très énervé. Il pestait contre ces gens qui ne respectent rien. Nous allions repartir quand une grosse Mercedes est arrivée. C’était Apatis et un type du genre gros bras. Quelqu’un avait dû nous voir entrer et l’avait averti. Apatis a commencé par la manière douce, en disant à mon père que c’était un honneur de le recevoir ici, qu’il s’apprêtait justement à venir le voir à son bureau pour discuter de ce qu’on pouvait faire. Mon père est resté très froid, en disant qu’il n’y avait rien à discuter. Qu’il fallait immédiatement suspendre les travaux pour procéder à des fouilles en bonne et due forme. Apatis a tiqué et a répondu que ce n’était pas raisonnable, qu’il avait un permis de construire, qu’il ne pouvait arrêter la construction pour quelques vieilles pierres. Ça a évidemment eu le don d’agacer mon père. Apatis a ensuite tenté de se montrer plus conciliant en proposant son aide financière pour le musée archéologique. Mais il n’aurait pas dû ajouter qu’il pourrait aussi nous aider à faire des travaux de rénovation ou d’agrandissement chez nous, parce que mon père s’est mis dans une colère noire. Comme il a refusé sèchement et dit qu’il allait déposer plainte pour tentative de corruption de fonctionnaire, Apatis est tout à coup devenu plus menaçant. Il m’a désignée du doigt en disant que j’étais bien mignonne. Que ce serait dommage qu’il m’arrive quelque chose. Qu’il devrait être plus compréhensif. Mon père est devenu tout pâle et m’a entraîné hors du chantier à toute vitesse. Il n’a pas ouvert la bouche sur le chemin du retour. En arrivant à la maison, il m’a ordonné de ne rien dire de tout ça à ma mère pour ne pas l’inquiéter. Et nous avons passé le reste du dimanche comme si de rien n’était. Mais j’ai bien vu qu’il était préoccupé.
A ce moment-là, la navette s’engage dans le port de Gáios et nous devons nous interrompre quand un marin nous déloge de la proue pour s’occuper des préparatifs d’accostage.
— Et alors ? Qu’est-ce qui s’est passé ?
Danaé, qui était déjà bien sombre, se rembrunit encore.
— Et alors ? Il avait raison d’être inquiet. Ça a été le début de la fin.