A peine la navette amarrée, nous débarquons rapidement et nous montons à bord de mon voilier qui se trouve juste à côté.
Comme je suis désormais officiellement recherché et que c’est ici que mon téléphone a borné en dernier, je ne suis pas très tranquille à l’idée de rester à Gaíos. Je propose donc à Danaé de partir immédiatement pour aller nous ancrer un peu plus loin.
Après une vingtaine de minutes au moteur en direction du sud de l’île, nous arrivons dans la baie étroite et profonde de Mongoníssi. C’est un endroit prisé des plaisanciers et, en ce début de saison, il y a déjà une petite dizaine de voiliers. Il faut dire qu’avec sa belle plage de sable, ses eaux transparentes et son restaurant réputé, c’est un petit paradis sur terre. La plupart des bateaux ont préféré s’amarrer au quai, alors nous sommes parmi les rares à être ancrés à l’écart de l’animation.
Le soleil commence lentement à baisser, mais il reste encore plus de 5 heures avant qu’il ne se couche et il fait très chaud.
Je sors 2 bouteilles de pilsner bien fraîches du fond de la glacière. Pris par les manœuvres et la navigation, nous n’avons pas vraiment eu le temps de nous parler, mais, après le flash de plaisir de la première gorgée, nous pouvons enfin reprendre notre discussion.
— Alors, dis-moi, qu’est-ce qui s’est passé avec ton père ?
— Apatis l’a piégé. Lorsque mon père est arrivé à son travail le lundi matin, il a immédiatement été convoqué chez son chef. Un appel anonyme l’avait dénoncé comme ayant accepté de l’argent pour fermer les yeux sur un contrôle. Le chef l’a escorté dans son bureau et lui a ordonné d’ouvrir le tiroir de sa table de travail. A l’intérieur, il y avait bien en évidence une enveloppe avec 5’000 euros en liquide. Mon père a eu beau dire que c’était un coup monté, rien n’y a fait. Son chef n’a rien voulu entendre, alors qu’ils se connaissaient depuis 20 ans. Je suppose qu’il était lui-même payé pour cette mascarade. Il a proposé à mon père de démissionner immédiatement sans faire d’histoires pour éviter une dénonciation à la justice. Il lui a expliqué que c’était la meilleure solution pour préserver son honneur et la réputation du département. Mon père a hésité, mais il a réalisé qu’il n’avait pas vraiment d’autre choix et il ne voulait pas causer du tort à ses collègues en nuisant à leur travail. Alors il est parti.
— Mais il ne pouvait pas leur montrer les ruines du temple sur le chantier ?
— Il a essayé. Il a appelé l’un de ses collègues en qui il a avait confiance et lui a demandé d’aller de toute urgence sur le chantier pour constater et bloquer les travaux. Mais quand il est arrivé sur place, il ne restait plus rien. Tout avait été déblayé et il n’y avait qu’un trou vide à la place du temple. Et tous les ouvriers ont juré qu’ils n’avaient rien vu de spécial à cet endroit. Rien que de la terre et de la roche. Ils avaient travaillé tout le reste du dimanche pour tout faire disparaître.
Elle se tait et boit une grande gorgée de bière avant de poursuivre, la mine sombre.
— Après ça, mon père n’a plus jamais été comme avant. Quelque chose était cassé. Ce métier, c’était toute sa vie. Il était aigri. Il passait son temps à faire des recherches et à monter un dossier contre Apatis. Il en parlait à tout le monde, mais au bout d’un moment, personne ne l’écoutait plus. Même ma mère et moi, on en avait assez de l’entendre répéter toujours les mêmes histoires.
Elle s’interrompt et je vois l’émotion la gagner.
— Un matin, ma mère m’a envoyé le chercher dans son bureau car il n’était pas venu prendre son petit déjeuner. Et là, je l’ai découvert. Pendu à une des poutres du toit.
Sa voix s’étrangle. Des larmes coulent sur son visage. Je me penche pour poser ma main sur la sienne. Je ne sais pas trop quoi faire. Je me sens démuni face à son chagrin.
Après quelques minutes qui semblent comme éternité, elle se reprend.
— Mais, même si la police a conclu très vite à un suicide, je suis certaine qu’il a été assassiné.
Devant mon air étonné, elle ajoute.
— J’en suis sûre. Parce qu’il n’y avait plus aucune trace dans son bureau de toutes les notes et informations qu’il avait recueillies contre Apatis.
Je reste sans voix. Si c’est bien le cas, les enjeux ont augmenté d’un coup. On n’est plus dans la simple destruction de vestiges archéologiques qui, comme la fraude fiscale, est presque un sport national en Grèce. Un meurtre, c’est tout autre chose.
Et si Apatis est mouillé, il sera prêt à tout pour se défendre. Y compris nous faire disparaître.
Je me lève pour m’asseoir à côté d’elle et la prends dans mes bras.
— Ça a dû être terrible pour toi. Et en plus, c’est toi qui l’a trouvé.
Elle hoquète, la tête dans le creux de mon épaule. On reste un moment comme ça, sans bouger. Tout ça me dépasse un peu. Je me prends à penser que j’aurais mieux fait de ne pas me mêler de cette histoire. Et qu’il est peut-être encore temps de me défiler.
Mais en sentant le corps de Danaé blotti contre moi, je me souviens de notre soirée ensemble sur le pont du Monókeros et je reprends mes esprits. Si je me suis lancé à la recherche de Danaé, c’est parce que j’étais inquiet pour elle. Mais aussi parce que je sentais qu’il s’était passé quelque chose de fort entre nous. Alors maintenant que je l’ai retrouvée, je dois rester à ses côtés pour la défendre.
Sans oublier que je suis moi-même également en danger. Apatis doit penser que je suis de mèche avec elle ou, en tout cas, qu’elle m’a tout raconté. Et que je pourrais témoigner qu’il savait que Danaé est partie seule de son voilier.
J’en sais beaucoup trop et je suis donc devenu un témoin gênant, doublé d’un coupable idéal s’il finit par faire tuer Danaé, puisque la police me soupçonne déjà.
Et le meilleur bouc-émissaire, c’est celui qui ne peut pas contredire la version officielle. Parce qu’il est mort.
En aidant Danaé, je me protège aussi.
Après un moment, elle reprend un peu du poil de la bête et recommence son histoire.
— Ça été dur pour nous après ça. En plus du chagrin, nous avons eu des problèmes d’argent. Ma mère a dû trouver un travail. Heureusement, la famille nous a soutenus mais c’était compliqué. Comme j’étais bonne élève, j’ai pu obtenir une bourse et aller à l’université. Là-bas, j’ai rencontré quelqu’un et je me suis mariée. Mais ça n’a pas duré et on a divorcé 2 ans plus tard. Je pensais toujours à Apatis et à comment me venger. Alors, j’ai décidé de tout faire pour me faire engager dans sa boite. Je pensais que ça me permettrait plus facilement de trouver quelque chose sur lui. L’an passé, j’ai finalement réussi à être recrutée comme son assistante personnelle. Il faut dire que depuis des années, je lis tout ce qui parait à son sujet et que je sais tout sur lui. Ses goûts, ses passions, ses projets. Alors, lors de l’interview de recrutement, il m’a suffi de lui dire ce qu’il avait envie d’entendre. Et comme j’avais gardé le nom de mon ex-mari, il n’a pas pu faire le lien avec mon père. Il faut dire aussi que je ne ressemble plus au vrai garçon manqué que j’étais à l’époque.
Je ne peux que lui donner raison sur ce point, mais je ne pense pas que le moment soit bien choisi pour lui faire des compliments. Elle attrape sa bouteille de bière et en boit une longue gorgée.
— Pendant des mois, j’ai profité de chaque minute seule pour chercher des documents ou des informations sur sa maison de Corfou. Sans succès. Je suis arrivée à la conclusion qu’il ne conservait rien sur papier et que, s’il y avait quelque chose à trouver, ce serait sur son ordinateur personnel. Alors, chaque fois que j’étais dans son bureau au moment où il se connectait, j’essayais de mémoriser quelques lettres de son mot de passe. Caractère par caractère, je l’ai laborieusement reconstitué. Et il y a une semaine, j’ai enfin réussi à l’avoir en entier. Mais je n’avais pas encore trouvé l’occasion d’aller fouiller dans son ordinateur. Et je savais que je n’aurais probablement qu’une seule chance. Il ne fallait pas la gâcher.
— Et alors ? Tu as réussi ?
— L’autre soir sur le Monókeros, quand tu es parti te coucher, j’avais un peu bu mais je me sentais bien. J’étais sur un petit nuage et je pensais que c’était mon jour de chance. Je n’avais peur de rien. Et je me disais qu’on allait peut-être vivre quelque chose ensemble et que je n’aurais peut-être plus très envie de continuer ce job.
Elle s’arrête et je la vois rougir légèrement en me regardant. Cet aveu me fait chaud au cœur et je lui souris pour la rassurer.
— Alors, je me suis dit que c’était ce soir ou jamais, d’autant que c’était la première fois que je passais le week-end avec sa famille et que j’avais accès à son ordinateur pendant la nuit. Tout s’est passé comme dans un rêve. Je suis entrée dans son bureau. Le mot de passe a fonctionné du premier coup. J’ai très vite trouvé un dossier Corfou dans son répertoire personnel. Et là, il y avait un gros fichier contenant le scan des plans originaux du terrain, que j’ai copié en 2 minutes sur ça !
Elle sort une clé USB de sa poche et me la montre fièrement.
— Génial ! Et qu’est-ce que tu as fait ensuite ?
— J’ai tout remis en place et je suis rentrée dans ma cabine. Et là, j’ai décidé de foutre le camp une bonne fois pour toutes. J’avais ce que j’étais venue chercher. Je n’avais aucune raison de rester. Mais je voulais gagner du temps en les envoyant sur une fausse piste. Alors j’ai déposé mes vêtements près de l’échelle de coupée et je suis partie en laissant toutes mes autres affaires. Ça aurait pu marcher sans ces fichues caméras…
— Et alors, ces plans ? Tu as trouvé ce que tu cherchais ?
— Quand tu es arrivé ce matin à la maison, j’étais justement en train de les examiner de plus près. Je vais te montrer.