Il fait à nouveau grand beau ce matin et la température ne va sans doute pas tarder à dépasser allègrement les 30 degrés, comme elle l’a fait toute la semaine. Mais pour le moment, le temps reste très agréable.
Une brise thermique commence à s’établir et le bateau gite un peu, calé sur son bouchain. On avance bien pour le vent qu’il y a, un peu au-dessus de 6 nœuds. Heureusement, car nous avons une longue route à faire et le vent est contre nous.
Alors, même si nous avons peu dormi cette nuit, nous avons levé l’ancre tôt ce matin. J’ai prévu de faire étape à Vasilikí, dans le sud de l’île de Leucade. Il est déjà 11h passées et nous ne sommes qu’environ à mi-chemin.
La veille au soir, lorsque nous émergeons de la cabine, la nuit n’est pas encore totalement tombée. Nous sommes tous les deux un peu groggy, mais heureux et affamés. Après la chaleur de l’intérieur, il fait délicieusement frais dans le cockpit.
Il semble ridicule de remettre nos maillots, alors nous restons nus, profitant de ce que nous sommes isolés dans un coin de la baie.
Pendant que Danaé fume une cigarette, je nous prépare des mojitos bien tassés, avec les quelques glaçons qui ont survécu et les derniers brins de menthe qui me restent au fond de la glacière.
Lorsque j’émerge de la cuisine avec mes verres sur un plateau, une assiette de cubes de fromage, des olives, du tzatziki et des pitas, je vois ses yeux s’écarquiller et un air de gourmandise mêlée à l’étonnement se dessiner sur son visage. Avec en prime, un sourire en coin.
— Eh bien dis donc ! Tu as vraiment tous les talents ! Je ne comprends vraiment pas que ta femme t’ait quitté…
Je grimace au souvenir de la trahison d’Olivia.
— Moi non plus… Il faut croire que j’ai aussi quelques défauts. Mais ne les cherche pas trop. Je préfère que tu les découvres le plus tard possible.
Nous restons un moment silencieux, méditant sur la portée de cet échange. On dirait que nous envisageons tous les deux que notre histoire se prolonge un peu.
Les mojitos nous ouvrent l’appétit et peu après, je descends préparer de quoi dîner avec le peu de victuailles disponibles. La glacière est presque vide, mais je réussis à improviser une salade de pastèque et de feta et une autre avec une boite de thon, du yaourt grec et un demi-avocat agrémenté de rondelles d’oignon rouge. Le tout arrosé d’une bouteille de vin blanc pas trop fruité que j’ai découvert à Corfou.
Après avoir repris quelques forces, je suis tenté de proposer à Danaé de remettre le couvert et de retourner dans la cabine, mais nous avons du travail. Il faut retrouver la trace de l’architecte.
Nous n’avons volontairement pas rallumé nos téléphones depuis Gáios car je préfère rester sous les radars. Heureusement, le WiFi du restaurant de la plage est particulièrement puissant et nous réussissons à nous y connecter avec l’ordinateur de Danaé.
Nos recherches sont compliquées car Michalatos a exercé bien avant que tout soit enregistré sur internet, surtout pour un architecte des îles grecques. A force de recherches, nous finissons tout de même par retrouver sa trace sur des demandes de permis de construire et des interventions au conseil municipal de Corfou. Mais le peu que nous trouvons date de plus de 10 ans et son cabinet semble avoir été repris. Il a dû prendre sa retraite et quitter Corfou car il n’y a plus de trace de lui là-bas.
Manque de chance, il y a des dizaines de Dimítrios Michalátos sur Google, dispersés dans toute la Grèce et même à l’étranger. Je commence à désespérer et à me dire que de trouver le nom de l’architecte sur le plan n’a finalement servi à rien, quand Danaé annonce toute fière qu’un nom pareil doit venir de Céphalonie.
Devant mon air d’incompréhension, elle m’explique que les noms des familles grecques sont souvent liés à leur région d’origine.
— Ah, je suis bête. J’aurais d’y penser plus tôt. Tu vois, par exemple, un nom en -akis est originaire de Crète, tandis que le suffixe ‑ópoulos vient plutôt du Péloponnèse. Et Michalátos, c’est un nom typique de l’île de Céphalonie.
Je ne savais pas, mais je me dis que c’est un peu comme en France. Pour nous, c’est clair qu’un nom comme Etcheverry est basque et que Le Cléac’h est breton.
Du coup, en précisant Kefaloniá dans nos recherches, nous tombons assez vite sur un Dimítrios Michalátos qui habite sur l’île, près d’Argostóli.
Je consulte le GPS. C’est à près de 80 milles. Entre 12 et 15 heures de navigation selon la force du vent et sa direction. Nous convenons d’y aller dès demain. Il faudra passer la nuit en route.
Il n’y a rien d’autre que nous puissions faire ce soir pour avancer dans notre enquête. Tout va dépendre de ce que pourra nous raconter l’architecte.
Danaé éteint son laptop et se lève. Concentré sur nos recherches et sur la route à parcourir, j’ai oublié qu’elle était complètement nue. Mais là, avec son ventre à quelques centimètres de mon visage, un frisson de désir me prend. Elle le voit dans mon regard et sourit.
— Allez ! Un bain de minuit pour nous rafraîchir. Et après, tu pourras me faire tout ce que tu veux.
Et elle saute à l’eau.
Emporté par le souvenir de notre nuit, je quitte la route des yeux quelques instants et le bateau se retrouve les voiles battantes face au vent. Je dois vite donner un coup de barre pour retrouver mon cap et ne pas nous arrêter complètement.
Il nous faut louvoyer pour remonter au vent et je suis bien content de pouvoir compter sur Danaé pour les manœuvres de virement de bord. Elle est plutôt sportive et semble apprécier la navigation. Elle apprend vite et, après quelques minutes d’apprentissage, elle prend la barre sans problèmes lorsque je dois peaufiner un réglage ou tendre une drisse.
Je l’observe à la dérobée, concentrée sur les brins du génois comme je lui ai appris, et je me prends à imaginer qu’elle pourrait rester avec moi et m’aider à m’occuper des clients comme le faisait Olivia.
Pendant la traversée, il n’y a nulle part où s’arrêter pour manger un morceau, alors nous déjeunons sur le pouce de quelques sandwiches que j’improvise avec ce qui me reste à bord.
Même si nous avons bien marché, il est passé 20 heures quand nous nous amarrons dans le port de Vasilíki. Il était temps que nous arrivions car nous commencions à être fatigués. Le vent a forci dans l’après-midi, ce qui nous a permis d’aller un peu plus vite mais a aussi rendu les manœuvres plus difficiles.
Nous avons encore une journée de mer avant d’arriver à Argostóli, alors j’ai hésité à passer la nuit à l’ancre, juste derrière le cap d’Akrotíri. Ça nous aurait permis de gagner 45 minutes de navigation, et autant au retour demain matin. Mais nous n’avons plus rien à manger et nous avons mérité de passer une nuit tranquille.
Nous nous branchons sur les bornes du port pour recharger les batteries et j’en profite pour faire le plein des réservoirs d’eau. Après 14 heures au soleil, nous avons tous les deux très envie de nous rincer et de profiter d’une bonne douche.
Après ça, nous allons faire le plein de provisions au mini-market du port, avant de nous attabler dans l’une des tavernes du bord de l’eau. Affamés et déshydratés, nous dévorons nos mezzés comme si notre vie en dépendait, en éclusant chacun une énorme pinte de bière.
A la fin du repas, nous avons tous les deux de la peine à garder les yeux ouverts et nous rentrons au bateau sans demander notre reste.
J’installe rapidement la manche à air au-dessus du capot de la cabine pour profiter de la légère brise nocturne et nous nous endormons rapidement. Côte à côte, mais très sages. Epuisés mais heureux.