Nous avons hâte d’arriver. Alors nous repartons dès 8 heures, à peine un petit déjeuner rapide avalé à la terrasse d’un café du port.
Profitant du WiFi, Danaé a fait le tour des sites d’information grecs avant qu’on largue les amarres, mais il n’y a aucune nouvelle nous concernant. Sa disparition et mon avis de recherche ont été remplacés par d’autres sujets d’actualité plus brûlants, comme les résultats sportifs des équipes locales et les problèmes de parking qui se posent à chaque début de saison. La police a dû finalement trouver que Danaé avait quitté Corfou par ses propres moyens. Je ne sais pas si c’est bon ou mauvais signe, mais en tout cas, ça réduit le risque que quelqu’un me reconnaisse.
Ce matin, après une nuit très tranquille, Danaé a profité de mon érection matinale pour me prodiguer une fellation bienvenue. Elle a clairement envie de rétablir un certain équilibre et de me récompenser de mes efforts de la veille.
En tout cas, c’est toujours sympa comme réveil. Mieux qu’un café-croissant servi au lit. Elle y met du cœur et de l’enthousiasme, plus que de la technique. Tant mieux. C’est moins mécanique.
C’est le calme plat et les prévisions ne sont pas favorables. Éventuellement quelques brises thermiques au cours de l’après-midi, mais rien de bien folichon. Et en plus, le peu de vent qu’il y aura sera face à nous, nous obligeant à tirer des bords. Du coup, après le départ, je décide de continuer au moteur. C’est moins plaisant que de naviguer à la voile mais, après la journée d’hier, nous avons déjà bien donné. Et au moins comme ça, on fait route directe.
Après tout, nous ne sommes pas là pour faire du tourisme.
Comme hier, nous pique-niquons en route, pendant que nous longeons la côte ouest de Céphalonie. Danaé n’est pas très causante pendant la traversée. À mesure qu’on s’approche du but, elle semble de plus en plus plongée dans ses pensées. J’imagine qu’elle réalise que tous ses espoirs de venger son père dépendent de ce que nous allons trouver à Argostóli.
Allons-nous seulement trouver l’architecte chez lui ? Et s’il est là, est-ce qu’il acceptera de nous parler ? Et surtout, est-ce qu’il aura des informations utiles à nous communiquer ? Tout notre plan ressemble à un château de cartes et il ne faudra pas grand-chose pour qu’il s’écroule. Et si ça arrive, je crains que Danaé ne s’effondre avec lui.
Argostóli se situe dans une ria étroite au sud de Céphalonie. D’après ce que nous avons pu trouver sur Internet, Dimítrios Michalátos habite en face de la ville, de l’autre côté de la baie. Je ne connais pas du tout cette île, qui est bien plus au sud que ma zone de navigation habituelle, alors je suis un peu moins à l’aise. En préparant la route, j’ai repéré une nouvelle marina qui se trouve juste à côté de chez lui. Je me dis que ce sera plus simple et plus rapide d’y aller que de s’amarrer dans le port de la ville et devoir ensuite traverser la baie.
Quand on s’engage enfin dans le petit fjord, il est presque 17 heures. Un immense paquebot de croisière est amarré devant Argostóli, en train de vomir ses 2’000 passagers sur le quai. Une douzaine de cars les attendent pour les emmener en excursion et je suis vraiment soulagé d’avoir trouvé un port loin de toute cette agitation.
J’appelle la marina par radio pour annoncer notre arrivée, mais personne ne répond. Les employés doivent être en train de faire la sieste.
Mais en entrant dans le port, je réalise que, alors qu’elle est supposée être opérationnelle depuis au moins 3 ans, la marina n’est en réalité pas terminée. Les infrastructures ne sont pas encore en place et il n’y a pas de branchement pour l’eau ou l’électricité. Ni garde-port bien sûr. Ni aucun service.
Il y a tout de même des bateaux amarrés un peu partout, mais on dirait que chacun s’est installé comme il voulait. Il règne comme une ambiance de port fantôme, avec des épaves rouillées entreposées à terre sur des bers de fortune. Au moins, ce sera gratuit.
Nous trouvons une place à une des jetées et nous dirigeons à pied vers la maison de Michalátos, qui se trouve à environ 800 mètres de là.
Après une dizaine de minutes de marche sur une petite route qui grimpe dans la colline, nous arrivons devant une maison de plain-pied modeste, avec un toit en tuile traditionnel et un jardin bien entretenu.
Il n’y a pas de sonnette, alors on tente quelques timides Kalispéra qui restent sans réponse. Nous finissons par pousser le petit portail pour aller frapper à la porte d’entrée. Au bout d’une longue minute, nous voyons une forme s’approcher à travers la vitre sablée et finalement, un homme, qui doit avoir dans les 75 ans, nous ouvre la porte. On a dû le déranger pendant sa sieste.
Il est plutôt petit et rondouillet, avec un petit côté Jacques Villeret mâtiné de Philippe Katerine. Les cheveux très dégarnis et en bataille, avec une barbe de 5 jours toute blanche et des sourcils broussailleux. Il nous sourit mais semble méfiant. Il faut dire qu’il ne doit pas avoir des visites tous les jours, surtout pas des gens de notre âge.
Danaé se lance dans une explication en grec. A part quelques mots, j’ai de la peine à suivre mais je vois soudain son visage s’éclairer. Il nous fait entrer avec empressement.
— Je ne le savais pas mais Dimítrios connaissait très bien mon père. J’aurais dû y penser, bien sûr. Ils ont souvent été en contact lors de travaux. Apparemment, il l’appréciait beaucoup.
Michalátos nous installe autour d’une table sur la véranda et s’empresse d’aller vaquer dans la cuisine. D’ici, on a une belle vue sur Argostóli de l’autre côté de la baie. Il revient avec des grands verres d’eau, des pistaches, les éternelles olives et une assiette débordante de sablés aux amandes.
Après les échanges habituels sur le temps, la beauté de la maison, les nouvelles de la famille et le goût des biscuits, Danaé lui expose notre problème.
Michalátos parle assez bien l’anglais mais il est naturellement plus à l’aise en grec et je laisse Danaé mener la discussion. Sans réfléchir, nous sommes venus sans l’ordinateur, alors nous ne pouvons pas lui montrer les plans. Mais, après quelques explications, je les entends rapidement répéter le mot epíria et je comprends qu’ils parlent des ruines. À en juger par son expression. Michalátos voit parfaitement de quoi il s’agit. Il fait des gestes et des mines qui montrent clairement l’ampleur et le bon état du site. À un moment, je le vois se frapper le front du plat de la main et se lever d’un coup, avant de foncer dans la maison.
— Dimítrios vient de se souvenir qu’il avait pris des photos !
On l’entend pester et farfouiller un peu partout dans la maison. Au bout d’un bon quart d’heure, il finit par revenir l’air triomphant avec une pochette de photos argentiques très old school. Il l’ouvre et, après un tri laborieux, nous tend une demi-douzaine de clichés format 9 x 13.
Michalátos n’est visiblement pas un photographe professionnel, car la lumière et les cadrages laissent un peu à désirer, mais on distingue clairement les vestiges en partie dégagés d’un monument antique. Et on voit parfaitement les alentours et le chantier. Il n’y a pas de doute possible sur l’endroit où elles ont été prises.
Bien sûr, il est en ruines, mais on distingue nettement des blocs de pierre de taille qui forment des murs, quelques fragments de colonne couchés au sol mais dont la base est encore debout. Ce n’est pas très imposant mais c’est plus grand que je le pensais. Plus de 10 mètres sur 10 en tout cas. Et même si ce n’est pas le Parthénon, je doute qu’on ait le droit de démolir tout ça pour construire une villa.
Danaé a les yeux qui brillent, entre excitation et larmes. Elle s’adresse à Michalátos et le bombarde de questions. Elle retourne la pochette de photos et l’examine soigneusement, puis inspecte les tirages.
— Ça y est ! On a la preuve. La preuve que mon père disait la vérité. Et qu’Apatis a menti depuis le début. Il nous confirme que ces photos datent de la construction de la villa. D’ailleurs, la date est inscrite au dos des tirages. Septembre 2005.
Michalátos est tout souriant, apparemment ravi de nous avoir rendu service, mais il semble un peu dépassé par l’exaltation de Danaé. Il lui demande si tout va bien et Danaé lui explique la situation et l’importance de cette découverte. Je vois le sourire disparaître de son visage, remplacé par un air solennel et déterminé.
— Prépi na plirósi.
Il faut qu’il paie.