Michalátos est très remonté contre Apátis et se déclare même prêt à faire une déposition à la police si nécessaire. Manifestement, il ne porte pas les destructeurs du patrimoine dans son cœur.

En attendant, Danaé propose d’enregistrer son témoignage en vidéo sur son téléphone. Ça suffira peut-être et ça lui éviterait de se déplacer. Après quelques prises, elle est satisfaite du résultat et jubile.

— Avec le plan, les photos et la vidéo de Dimítrios, je ne vois pas comment Apátis va pouvoir nier qu’il a détruit ces ruines. Maintenant, on a de quoi aller à la police. Même si je n’arriverai probablement jamais à prouver que c’est lui qui a piégé mon père avec cette histoire de corruption, au moins il va payer.

Entre la recherche des clichés et le temps qu’il a fallu pour enregistrer Dimítrios, il est maintenant 20 heures et le soleil est passé derrière la colline de l’autre côté de la baie.

Michalátos estime qu’il convient de sceller notre association de façon plus formelle. Il va chercher une bouteille de tsípouro et des verres à liqueur, puis prépare un assortiment d’anchois marinés, de poulpe au vinaigre, de fromage et de morceaux de spanakopita. Le pique-nique de midi n’était pas très copieux et je sens mon ventre qui gargouille.

Nous levons nos verres et trinquons avec enthousiasme.

— Stin iyiá mas !

Nous vidons nos verres cul sec. Je manque de m’étrangler. Ça doit être une fabrication maison, car elle doit titrer 10 degrés de plus que ce que l’on sert dans les restaurants. Dimítrios s’amuse de ma surprise et s’empresse de me resservir. De son côté, Danaé ne semble pas perturbée le moins du monde et se jette sur les mezzés.

Après 1 heure et demie de ce régime, la bouteille est pratiquement vide et nous sommes tous les 3 un peu pompettes. Dimítrios commence à accuser la fatigue. Il a les yeux mi-clos et son élocution est de plus en plus pâteuse. Danaé est au contraire en pleine forme et prête à pourfendre tous les moulins qui auraient l’audace de se présenter. De mon côté, le marc m’a brûlé l’estomac et les piments de la marinade n’ont rien fait pour améliorer la situation. Je n’ai qu’une envie, c’est de m’allonger sur ma couchette après avoir avalé 2 ou 3 Rennies pour apaiser mon reflux gastrique.

La nuit est tombée quand nous décidons qu’il est temps de prendre congé. Il est trop tard pour prendre la mer et nous ne sommes guère en état de toutes façons.

Le salon est maintenant plongé dans l’obscurité et le chemin jusqu’à la porte d’entrée n’est éclairé que par la lueur vacillante du photophore posé sur la table de la terrasse. Après nous avoir ouvert la porte d’entrée, Michalátos recule un peu pour nous laisser passer et allumer la lampe au-dessus du porche. Ébloui par la lumière, j’ai un mouvement de recul et je me prends les pieds dans le porte-parapluies. Je perds l’équilibre et, par réflexe, je me raccroche comme je peux à Danaé qui tombe également, emportée par mon poids. Nous roulons tous les deux dans l’entrée dans un grand maelstrom de bras et de jambes. La situation est tellement grotesque que nous éclatons tous les deux de rire.

Au même moment, un bruit sec retentit dehors, comme une porte qui claque. Michalátos pousse un cri étouffé, avant de chuter en arrière et de heurter le mur. Je ne comprends pas pourquoi il est tombé comme ça. Dans l’éclairage cru du spot au-dessus de la porte, il glisse lentement au sol. Je cherche son visage pour voir s’il s’est fait mal.

Mais il n’a plus de visage. Juste un trou béant et ensanglanté. Sur le mur derrière lui, à la hauteur d’où se trouvait sa tête, il y a une grande tache rouge, avec des débris qui brillent et dégoulinent le long de la paroi. Au moment où je comprends qu’il s’agit d’un mélange d’os, de cervelle et de sang, je vomis d’un seul coup tout le contenu de mon estomac sur le carrelage du couloir.

Danaé est plus solide que moi. Plus lucide aussi. D’un geste, elle tend le bras pour éteindre la lumière, puis ferme le panneau d’un coup sec. Un autre claquement retentit à l’extérieur et la vitre de la porte se brise en une dizaine d’éclats qui tombent dans un bruit assourdissant.

— Vite ! Par le jardin.

Elle m’aide à me relever et m’entraîne dehors. Après le choc initial, je reprends un peu mes esprits et tente de m’orienter.

Il faut fuir. Et pas question de repartir par où nous sommes arrivés.

En dessous de la terrasse, le terrain est assez escarpé et peu entretenu. Des murets de pierre sèche forment des petites terrasses plantées d’oliviers et des hautes herbes sèches recouvrent le sol. D’après ce dont je me souviens, il y a une route en-dessous, qui doit rejoindre celle que nous avons empruntée à l’aller.

Nous dévalons la pente rapidement, moitié en courant, moitié en glissant, essayant de ne pas nous tordre les chevilles et d’éviter les branches d’arbre, tout en nous cachant du mieux possible dans la végétation.

Une fois arrivés tout en bas du terrain, nous sommes arrêtés par un grillage rouillé. Effectivement, de l’autre côté, on distingue une petite route complètement déserte. Si au début, nous étions plus ou moins éclairés par les lumières de la maison, ici on n’y voit goutte. La lune est couchée depuis longtemps et il fait nuit noire.

Accroupis, le cœur battant, nous restons un moment à l’affut du moindre bruit indiquant que quelqu’un nous a pris en chasse. Nous nous concertons à voix basse sur la marche à suivre. Danaé se tourne vers moi.

— On dirait qu’il n’y a personne.

— Il faudrait appeler les secours, non ? Il faut emmener Dimítrios à l’hôpital avant qu’il ne soit trop tard.

Elle me regarde étonnée, puis passe doucement les doigts sur ma joue, comme pour me réconforter.

— Il n’y a plus rien à faire pour lui. Maintenant, il faut penser à nous.

Au fond de moi, je le savais bien. C’est rare qu’on survive à une balle en pleine tête, surtout quand votre cerveau a retapissé le mur derrière votre crâne. Mais ça me flanque un coup de l’entendre dire à voix haute. Et de l’avoir vu à quelques centimètres de moi.

Pourtant, l’an dernier en Croatie, il y avait aussi eu un mort. Mais il avait coulé au fond de l’eau, heurté par une vedette, et je n’avais jamais vu son cadavre. Pareil pour les occupants du bateau moteur à Marseille, qui étaient partis en fumée dans l’explosion de la mine. Mais c’était resté abstrait. Tandis que là… C’est difficile de faire plus réel.

Mon estomac menace de me jouer à nouveau des tours quand Danaé reprend.

— Tu as vu qui a tiré ? Tu penses qu’il visait qui ?

Et c’est là que je réalise que le tueur en avait probablement après moi, ou alors Danaé. J’ai dû trébucher au moment où il appuyait sur la détente. Et c’est uniquement grâce à ma maladresse que je suis encore en vie.

Alors mon cœur se soulève à nouveau, pris de spasmes violents. Mais je n’ai plus rien à vomir. Danaé me frotte le dos, comme à un enfant malade. Je finis par me reprendre.

— Je n’ai rien vu. Mais il devait être caché quelque part dans le terrain en face de la maison. Il doit toujours y être, à espérer que nous finirons par sortir par la porte. Ou alors, il va entrer pour nous chercher et finir le travail. Alors, il ne faut pas traîner. Foutons le camp avant qu’il ne se mette à notre poursuite.

Danaé n’a pas l’air convaincue par mon hypothèse.

— Je ne pense pas qu’il va s’attarder ici. Même s’il avait un silencieux, ça a fait pas mal de bruit et il ne doit pas vouloir prendre le risque de rester, alors que les voisins ont peut-être appelé la police.

— Alors c’est bon ? Tu crois qu’on ne risque plus rien ?

— Au contraire… Il veut notre peau. Mais il ne sait pas où nous sommes. Alors le plus simple pour lui, c’est de nous attendre au bateau.

Ça, ce serait vraiment la tuile. Si c’est vrai, nous n’avons plus de moyen de nous enfuir.

— Mais pour ça, il faudrait qu’il sache où il est ! La marina où nous sommes n’existe officiellement pas.

— C’est vrai… Mais comment est-ce qu’il a su que nous étions chez Dimítrios ?

Je passe en revue les différentes possibilités.

— Même si je me suis fait repérer à Gáios quand j’ai allumé mon téléphone sans y faire attention, par la suite je l’ai toujours gardé éteint. Après ça, je suis allé te chercher à Antípaxos et nous sommes revenus ensemble. Ensuite, nous sommes partis à Mongoníssi pour passer la nuit. Nous sommes restés à l’écart, alors je ne pense pas qu’on nous ait remarqués. Bon, hier, c’est vrai que nous étions dans un port et c’est possible que le garde-port ait averti la police. Mais avertir un tueur ? Comment est-ce qu’il aurait fait ? Ça me semble un peu compliqué…

Danaé hoche de la tête d’un air désabusé.

— Apátis a les moyens de faire tout ce qu’il veut… Mais tu as raison, c’est tout de même un peu difficile à imaginer. Le plus probable, c’est que, comme il doit certainement savoir quels sont les fichiers que j’ai copiés sur son ordinateur, il a supposé que nous avons trouvé le nom de l’architecte sur le plan. Et il l’a placé sous surveillance. Plutôt que de nous courir après, il lui a suffi de nous attendre ici.

Je reprends un peu espoir.

— Alors si c’est ce qui s’est passé, nous pouvons encore lui échapper en revenant vite fait au bateau.

Sur ce, je me redresse et j’escalade le grillage qui n’est heureusement pas recouvert de barbelés. Je traverse la route et je me tourne vers Danaé en lui indiquant le muret de l’autre côté.

— Je crois que c’est tout de même plus prudent de couper à travers champs que de suivre la route, non ?