A peine 5 minutes plus tard, j’aperçois une lumière blanche derrière nous. A en juger par sa hauteur sur l’eau, ça doit être le tender. Ils ont un projecteur qu’ils dirigent d’un côté à l’autre. Ils doivent être à un peu plus d’un mille de distance. Je ne les ai pas vus avant car ils étaient cachés par la pointe de l’île. Heureusement, ils semblent se diriger vers l’est plutôt que dans notre direction.
Mais au bout de quelques minutes, j’ai l’impression très nette qu’ils ont changé de cap et qu’ils viennent maintenant vers nous.
A cette distance, ils ne peuvent pas encore nous voir. Nous sommes hors de portée de leur projecteur, mais je n’en mène pas large. Je décide de tourner à droite pour me rapprocher de la terre. Avec les vagues de travers, nous sommes ballottés dans tous les sens et Laure passe rapidement du gris au vert. Par chance, le vent souffle tellement fort qu’ils ne peuvent pas distinguer le bruit de notre moteur. De toute façon, le leur est tellement bruyant qu’ils ne doivent rien entendre d’autre.
Ils foncent à toute vitesse dans la direction que nous suivions avant mon changement de cap. Ils doivent supposer logiquement que nous tentons de rejoindre Dubrovnik. Ça doit méchamment taper à bord, mais il faut bien dire que leur confort est vraiment le cadet de mes soucis. Ils passent à 500 mètres derrière nous, presqu’à angle droit. On dirait que nous leur avons échappé. En tout cas pour le moment.
Après quelques minutes, je dois reprendre à nouveau la même route qu’auparavant pour ne pas m’échouer sur la côte. Nous avançons maintenant en parallèle et maintenant, c’est nous qui sommes derrière eux. Je vois leurs feux de route qui s’éloignent, puis qui disparaissent.
Je suis en train de me demander s’il ne vaudrait pas mieux tenter de passer derrière la pointe sud de Korčula pour me cacher de l’autre côté dans une crique plutôt que de tenter la route directe vers Dubrovnik, quand soudain je vois leur feu blanc qui se rapproche. Ça leur a pris moins de temps qu’espéré pour se rendre compte qu’ils avaient dû nous dépasser et pour faire demi-tour.
30 secondes plus tard, nous sommes pris dans le faisceau de leur projecteur. Nous sommes faits… Dans 2 minutes, ils seront sur nous.
J’ai juste le temps d’envoyer sur Dropbox la vidéo que j’ai prise sur le yacht et de la supprimer sur mon téléphone, avant de dire à Laure d’effacer tout ce qui peut être compromettant sur le sien.
Ils sont 4 à bord. Les 3 gardes et Paulo qui conduit le tender. Ils nous menacent de pistolets-mitrailleurs qui n’ont vraiment pas l’air de jouets. J’espère qu’ils ont bien enclenché la sécurité car le tender secoue tellement qu’une rafale pourrait partir sans le vouloir. Cette fois, c’est moi qui n’en mène pas large. Laure a l’air plus à l’aise avec les armes qu’avec les vagues.
Ils nous ordonnent de nous mettre au ralenti face au vent. Je ne sais pas ce qu’ils ont en tête mais en tout cas, on dirait que ce n’est pas l’exécution sommaire immédiate. Paulo place le tender le long de la coque et 2 des hommes de main montent à bord du voilier. L’un d’eux pousse Laure à l’intérieur et descend avec elle. L’autre pointe son arme sur moi.
— Remets les gaz et suis le tender. Et ne t’avise pas de faire le mariole.
Le tender se place devant le voilier et part entre 2 îlots en direction de Korčula. On n’y voit rien du tout et je me guide uniquement au GPS. Après un peu plus d’un mille, ils ralentissent. Nous sommes maintenant très près de la côte, un peu abrités du vent par une petite pointe. Le sondeur indique que le fond remonte rapidement. On est passés d’un seul coup de plus de 50 mètres à 15 à peine. Je ralentis.
— Je ne peux pas m’approcher plus. Je risque de toucher le fond.
Le tender a également réduit sa vitesse et revient vers nous.
— OK. On va s’arrêter ici. Tu peux larguer l’ancre depuis ici?
Je hoche la tête.
— Oui, mais il faut décrocher l’ancre à l’avant.
Il évalue la situation puis s’adresse au type dans la cabine.
— Sofiane ! Remonte la fille et va détacher l’ancre à l’avant du bateau.
Visiblement, celui qui est resté avec moi est le chef. Il a d’ailleurs l’air plus âgé que les 2 autres. Celui qui s’appelle Sofiane sort avec Laure. Ils n’ont pas l’air bien frais en sortant à l’air libre. Laure s’assied dans le cockpit pendant que Sofiane se dirige tant bien que mal vers la proue en se cramponnant aux haubans et aux filières. Une vague plus haute balaie le pont et il manque d’être emporté. Il n’a pas vraiment le pied marin. Il doit être plus habitué à frimer en scooter dans les quartiers Nord que de se déplacer sur un voilier en plein coup de vent.
J’ai mis le moteur au ralenti, juste assez pour ne pas reculer à cause du vent. Il y a un peu moins de 10 mètres de fond. Au bout de longues secondes, on entend Sofiane qui gueule que c’est bon.
— Vas-y. Lâche l’ancre.
— Je ne sais pas si ça va tenir avec ce vent.
— C’est ton problème, pas le mien. Démerde-toi.
C’est facile à dire quand on tient le flingue par le manche. J’appuie sur la commande pour descendre l’ancre. Lorsqu’elle touche le fond, je me mets au point mort, avant de larguer toute la chaîne que j’ai. Si ça tient, on aura de la chance.
Je ne comprends pas trop ce qu’ils ont en tête, ni pourquoi ils m’ont fait jeter l’ancre ici. Sofiane revient, trempé comme une soupe. Ça fait marrer le chef.
— Allez, Sofiane ! Fais pas cette tête. C’est le métier de marin qui rentre.
Sofiane me jette un regard noir, comme si j’y étais pour quelque chose.
— J’ai pas l’intention d’en faire mon métier…
A ce moment-là, le tender revient et se replace le long de la coque.
— Eteins le moteur. On va passer sur le tender.
Le boss nous pousse Laure et moi vers le bord.
— Pas d’histoires ou ça va barder.
On embarque tous à tour de rôle et le tender s’éloigne du voilier qui oscille d’un côté à l’autre avec les rafales. Paulo évite de nous regarder et se concentre sur la manœuvre. Comme s’il ne voulait pas être là et n’être témoin de rien. Je m’assieds sur le siège central à coté de Laure. Elle a l’air frigorifiée et inquiète. Je pose la main sur sa cuisse pour la rassurer, mais je me rends compte que je tremble comme une feuille, alors je la retire. On fait mieux comme réconfort.
Le tender accélère en direction du port de Korčula. On longe la côte à une centaine de mètres de distance. A cette heure, il ne reste que peu de maisons allumées. Nous passons devant le chantier naval où brillent quelques lampes de sécurité puis devant la jetée du ferry d’Orebič. A peine 3 minutes plus tard, nous passons le cap et tournons à gauche pour entrer dans la baie de Korčula. Le yacht n’a pas bougé. La baie est un peu plus calme mais le vent continue à souffler fort. Les quelques voiliers ancrés à proximité sont tous éteints. Il doit être 2 heures.
Le tender s’amarre à l’échelle de coupée. Sofiane et son acolyte montent d’abord et nous mettent en joue depuis le pont. Je ne vois guère de moyens de nous échapper. Le chef nous pousse hors du tender.
—Montez. Le patron a quelques questions à vous poser. Il n’aime pas trop les petits curieux dans votre genre.
Une fois arrivés sur le pont, ils nous poussent sans trop de ménagement à l’intérieur, puis vers la salle à manger où nous étions tout à l’heure. Paulo n’est plus de la partie et il ne reste que les 3 durs à cuire. La cuisine semble vide et pas de trace de Marine ou Aga. On dirait bien que les civils ont été renvoyés dans leurs quartiers.
On nous assied sur 2 chaises qui ont été tirées de la table. Les 3 malabars sont debout derrière nous. Après le froid, le vent et la mer démontée, je me sens presqu’en sécurité à l’intérieur. Il fait bon et le yacht bouge à peine. Le décor familier me tranquillise. Dans cette atmosphère de luxe, rien de grave ne semble pouvoir nous arriver. Je me détends un peu.
Je ne l’avais pas vu en entrant dans la pièce, mais Castellane était assis dans l’un des canapés du salon. Il se lève et s’approche de nous. Ses yeux sont deux pierres noires et il est passé du gentil père de famille au trafiquant sans scrupules. Il est loin l’hôte accueillant qui frimait avec ses bouteilles de vin à 100 euros.
Arrivé devant moi, il s’arrête quelques secondes et m’envoie de toutes ses forces une gifle monumentale qui m’envoie valdinguer par terre.