Après le déjeuner, on repart directement à la voile.

On est pile vent de travers jusqu’au cap Pelegrin et ensuite il me suffit d’empanner pour viser la baie de Hvar. Ça représente dans les 12 milles et on devrait y arriver dans 2 heures et demie si le vent ne tombe pas.

J’essaie d’impliquer un peu mes clients en leur proposant de barrer ou de leur expliquer le réglages des voiles, mais je n’ai pas beaucoup de répondant. Laure s’y essaie un moment, ce qui me permet de me placer tout près d’elle pour la guider dans ses gestes, mais elle se décourage rapidement. Finalement, après être restés un peu dans le cockpit, ils emportent les bains de soleil à l’avant et passent le reste de la traversée à discuter entre eux. Je ne sais pas de quoi ils peuvent bien parler, mais ça m’a l’air assez animé.

En bon macho un peu beauf, Eric n’a évidemment pas mis de crème solaire et s’est chopé un bon début de coup de soleil quand on arrive à Hvar. A l’approche de notre destination, Eric et Laure se sont redressés et semblent prêter plus d’attention aux bateaux à l’ancre. Comme toujours à Hvar, il y a 2-3 gros yachts de luxe qui attirent un peu plus leur curiosité. Peut-être que leurs amis sont sur l’un d’eux… Je n’avais pas imaginé qu’ils puissent fréquenter des gens aussi jet-set que des propriétaires de super yachts, mais ça m’apprendra à juger les gens un peu trop vite. Et surtout, je fais peut-être totalement fausse route. Ils sont peut-être juste comme les touristes sur le port de Saint-Tropez, qui défilent en rangs serrés devant les bateaux et rêvent d’y être invités en mangeant une glace.

En entrant dans le petit port après avoir affalé les voiles et mis le moteur en marche, j’ai la chance de trouver une place à quai. On voit bien qu’on n’est encore qu’en juin. C’est un peu moins la folie qu’en juillet ou pire en août. Ensuite, entre les discussions à la radio avec la capitainerie, les manœuvres et le réglage des amarres et des pare-battages, il est bien 17 heures 30 quand je coupe enfin le moteur.

Pendant que je paie la nuitée au garde-port – qui n’a pas perdu une seconde pour réclamer son dû – et que je me connecte à la borne électrique, Eric et Laure débarquent et foncent à la terrasse du bistro le plus proche.

En les voyant s’expliquer avec un serveur, je comprends qu’ils veulent se connecter au WiFi et qu’il leur faut le mot de passe. Ils doivent avoir des forfaits bon marché et donc pas de données à l’étranger sur leur téléphone. Ils ne prennent même pas la peine de s’asseoir à une table et je les vois tous les deux debout, serrés l’un contre l’autre à regarder je ne sais quoi sur le téléphone d’Eric. Ça ne va pas passer super bien auprès du patron, qui leur jette déjà des regards mauvais. Il ne manquerait plus qu’ils demandent à utiliser les toilettes sans consommer pour couronner le tout.

Je pourrais leur dire que j’ai du WiFi à bord… Mais le volume de données est limité et l’expérience m’a appris qu’il valait mieux ne pas en parler et masquer le réseau. Les clients ont vite fait de consommer le forfait en visionnant des vidéos et ensuite ils se plaignent quand ça ne marche plus.

Et puis je les vois qui reviennent vers le bateau d’un air pressé. Ils remontent tous deux à bord et Eric m’annonce qu’il faut repartir. Qu’il faut aller sur une autre île. A Vis. Je suis un peu interloqué.

— A Vis ? Mais quand ?

— Maintenant ! Enfin, dès que possible.

— Mais pourquoi ? Je ne comprends pas. On vient d’arriver. Vous n’aviez pas des amis à voir ici ?

— Justement. Je viens de voir sur mon téléphone qu’en fait ils sont partis là-bas. C’est pour ça qu’on veut y aller. On n’a plus rien à faire ici.

Ils commencent à me fatiguer un peu, ces deux-là. Je ne suis pas un taxi après tout.

— Ecoutez… Je comprends ce que vous dites, mais ça ne va pas être possible ce soir. Vis, c’est à 15 milles au moins. Il faudrait remonter contre le vent en tirant des bords et ça nous prendrait dans les 5 heures dans le meilleur des cas parce que ça double la distance à parcourir. Il est presque 18 heures maintenant, ce qui nous ferait arriver là-bas vers minuit. C’est trop dangereux d’arriver dans l’obscurité et en plus je viens de payer 150 euros pour la nuit ici. Alors je vous propose plutôt de profiter de la soirée ici et de partir tôt demain matin. Vous verrez, Hvar est superbe et vous ne le regretterez pas.

Eric grommelle et consulte Laure du regard. Elle hausse les épaules et fait une moue, d’un air de dire qu’est-ce que tu veux y faire… Il finit par se résigner de mauvaise grâce. Mais Laure a raison : il n’a guère le choix. C’est moi le skipper et ils ne peuvent pas partir sans moi.

J’essaie de leur faire l’article en leur vantant les charmes de l’endroit.

— Allez faire un tour dans la vieille ville ! La place piétonne dallée qui mène à la cathédrale est juste incroyable. Si ça vous va, on se retrouve ici dans 1 heure et après ça, je vous emmène dîner dans un restau sympa et pas trop touristique. Et promis demain matin, on part pour Vis.

Quand ils reviennent, ils se sont un peu radoucis et Laure est même en train de manger un cornet de glace. Un mojito bien tassé préparé par mes soins finit de les amadouer. Je les emmène ensuite dans un restaurant dans une petite ruelle de la vieille ville que j’ai repéré au cours de mes passages précédents à Hvar. Il est fréquenté plutôt par les gens du coin et n’est donc pas encore hors de prix, ce qui va sans doute plaire à Eric et Laure. Là-bas, pas d’avocado toast, ni de burger au pulled pork, mais des risottos aux crevettes et des grillades. Evidemment, ils n’ont pas fait d’école hôtelière et le service est souvent très approximatif… Mais c’est authentique.

C’est sûr que mes clients anglais, je préfère les emmener dans des restaus plus chics sur le quai. Ça évite les mauvaises surprises : les serveurs sont plus stylés, les plats arrivent dans l’ordre et dans un délai raisonnable. Et comme le plus souvent ce sont les clients qui régalent, c’est tout bénéfice pour moi, d’autant que les patrons me ristournent ensuite une partie de l’addition.

En fin de compte, Eric et Laure sont assez détendus après leur déconvenue et le repas se déroule plutôt dans la bonne humeur. La conversation est assez animée, même si les deux restent plutôt vagues sur certains sujets. Je ne comprends toujours pas très bien qui sont ces gens qu’ils cherchent à retrouver sur Vis, ni pourquoi ils sont si pressés de les rejoindre. On dirait que leurs amis ne les ont pas informés qu’ils quittaient Hvar et j’ai un peu l’impression qu’ils ne sont même pas au courant qu’Eric et Laure sont dans le coin. Tout ça est un peu étrange, d’autant que je ne comprends pas pourquoi ils ne les appellent pas pour convenir d’un lieu de rendez-vous tout simplement. Mais après tout, cela ne me regarde pas et ils n’ont pas de compte à me rendre.

C’est bizarre aussi cette absence de chimie entre eux deux. Je ne veux pas leur poser de questions trop personnelles, mais pour ce qui ne peut être qu’une relation relativement récente – puisque Laure a dit n’être arrivée à Marseille qu’il y 3 ans à peine – je trouve qu’ils ne sont pas du tout tendres l’un envers l’autre. Depuis leurs arrivée, je n’ai surpris aucun geste d’intimité entre eux. Si l’on ajoute à ça la différence d’âge et de style, ils me font plus penser à des colocs qu’à un vrai couple.

Et comme Laure se montre plutôt sympa avec moi, qu’elle rit volontiers à mes plaisanteries et se montre plus intéressée par mes anecdotes qu’Eric qui n’en a visiblement pas grand-chose à faire, je me dis que j’ai peut-être une chance avec elle. Evidemment, je reste très pro et ne fais aucune tentative d’approche. Je reste prudent. Par expérience, je sais que c’est une très mauvaise idée de séduire une cliente, surtout quand son mec est à bord et que l’on est coincés ensemble pendant une semaine sur un voilier de moins de 15 mètres de long.

Mais une fois de retour à bord, quand ils sont rentrés chacun dans sa cabine se coucher et que je sirote un petit verre de rakija dans le cockpit, je ne peux m’empêcher de penser à Laure et de me faire des films.