Je n’allume mes feux de position que lorsque je suis hors de vue de la marina.
Pendant de longues minutes après notre départ en catastrophe, je reste crispé, persuadé que, d’une seconde à l’autre, je vais entendre claquer un coup de feu et recevoir une balle dans le dos. Mais nous devons sans doute être trop loin et la nuit trop obscure pour qu’il tente sa chance. Ou alors, cette silhouette que j’ai cru apercevoir n’est que le fruit de mon imagination.
Il est presque minuit et la journée a été longue, mais, avec l’adrénaline qui pulse dans mes veines, je ne ressens pour le moment aucune fatigue. C’est tant mieux, car la sortie de la longue baie d’Argostóli est un peu délicate en pleine nuit.
Nous convenons que la meilleure chose à faire, c’est de rentrer à Corfou. Comme c’est là qu’ont été détruits les vestiges du temple, les autorités devraient prêter une oreille plus attentive à cette affaire et accorder plus de crédit aux informations que nous apportons.
Même si elle ne l’a jamais rencontré, Danaé accepte aussi ma suggestion de nous adresser à Yorgos Alamanos, l’inspecteur qui m’a interrogé là-bas. Je lui ai désobéi en quittant l’île malgré ses instructions, mais il m’a fait l’impression d’un type honnête. Un peu désabusé sans doute, mais peut-être moins susceptible de céder aux pressions d’en haut.
C’est à plus de 100 milles d’ici. Dans les 17 heures de trajet si on navigue au moteur. Il ne me reste pas assez de diesel pour faire le voyage d’une traite. Alors il faudra s’arrêter sur le continent à Préveza pour faire le plein.
Il est 11 heures quand je m’engage dans la passe qui mène au port de Préveza.
La nuit a été calme mais longue. Le coup de fouet de l’adrénaline s’est rapidement dissipé et il n’est plus resté que la fatigue. Heureusement, il faisait doux, plus de 22 degrés. Et il n’y avait pas grand-monde qui naviguait pendant la nuit, à part quelques cargos et des grands ferries qui font la liaison avec l’Italie. Il a juste fallu faire attention vers 5 heures du matin, dans le passage entre Céphalonie et Leucade, par où passent les gros bateaux qui vont à Patras.
J’ai gardé la barre jusqu’à 3 heures du matin, pendant que Danaé se reposait. Après, c’est elle qui m’a relayé jusqu’à ce passage un peu critique pendant que j’essayais de récupérer un peu, étendu sur la banquette du cockpit. Je n’ai évidemment somnolé que d’un œil et je suis loin d’avoir mon compte d’heures de sommeil.
Une fois que le soleil s’est levé, un peu de vent du sud s’est installé et j’en ai profité pour hisser les voiles et éteindre le moteur. Il restait moins d’un quart du réservoir et je ne voulais pas risquer de tomber en panne.
Dès qu’on est sur le continent, l’ambiance est complètement différente de celles des îles. Même dans la marina plutôt tranquille où nous faisons le plein, on sent l’animation de la ville et la rumeur de la circulation.
Je suis crevé mais Danaé est impatiente d’arriver, alors nous repartons aussi vite que possible, d’autant plus que nous avons un peu peur de nous faire repérer en passant du temps dans le port. Il y a trop de monde ici.
La deuxième partie du voyage est interminable. Nous sommes tous les deux à cran, épuisés par le manque de sommeil et la tension nerveuse, et nous avons de la peine à nous concentrer sur la navigation.
Vers 19 heures, alors que nous longeons la côte sud-ouest de Corfou depuis un peu plus d’1 heure, je décide qu’il vaut mieux nous arrêter pour la nuit. Le temps est calme et nous pouvons nous ancrer facilement dans la baie au sud de Petríti. Comme ça, on ne risque pas de se faire repérer dans un port. Il sera toujours temps de nous rendre au poste de police demain matin.
Le soleil a bien tapé toute la journée et c’est ivres de fatigue que nous nous écroulons comme des masses sur la couchette.
Danaé entreprend de me tirer de mon sommeil en se frottant contre moi. Un câlin du matin. Sa main parcourt ma poitrine et caresse ma mâchoire.
C’est agréable, mais je ne sais pas trop pourquoi elle imagine que ça va me plaire si elle presse de toutes ses forces son index contre ma joue.
— Arrête. Tu me fais mal…
J’essaie de la repousser, mais elle insiste et appuie encore plus fort.
— Aïe !
J’ouvre les yeux d’un coup. Le rêve érotique se dissipe très vite.
Un homme est penché sur moi et m’enfonce le canon d’un pistolet dans la joue. Je sens l’odeur de la poudre. Cette arme a servi il n’y a pas si longtemps. Je comprends que c’est le tueur d’hier soir.
— Shut up and do exactly as I say.
Je le reconnais. C’est le passager de la navette d’Antípaxos. Le type tout seul qui était parti à pied. Ça n’explique pas comment il nous a retrouvés.
D’une main, il secoue Danaé qui émerge à son tour. Il nous menace tous les deux de son arme. Il recule d’un pas et nous fait signe de sortir de la cabine. Il marche à reculons devant nous, gardant toujours une distance de sécurité. C’est clairement un professionnel. Aucune chance de le prendre par surprise.
Quand nous débouchons à l’extérieur, je vois qu’il doit être près de 22h. Le soleil est couché et on est entre chien et loup. La plage devant laquelle nous sommes ancrés s’est vidée.
Je vois un semi-rigide amarré à la plage arrière. C’est avec ça qu’il est venu. Il a dû couper le moteur dans les derniers mètres pour ne pas faire de bruit et nous réveiller.
Il y a un voilier de location mouillé pas très loin de nous. Un 41 pieds de Sunsail, reconnaissable à son taud de bôme bleu. Il y a 4 personnes dans le cockpit en train de dîner.
Il n’est pas venu pour nous tuer. Il aurait pu le faire discrètement dans la cabine. Et avec 4 témoins, ça semble compliqué de le faire maintenant. J’imagine que c’est aussi pour ça qu’il ne nous a pas attachés.
Le type s’est assis sur la banquette, son arme sur les genoux, à l’abri des regards. Il nous fait signe de passer de l’autre côté de la table et d’embarquer dans le semi-rigide. Il semble très tendu mais en contrôle de la situation.
— The boss wants to see you. Don’t try anything stupid. I don’t want to kill you, but if I need to, I will…
Mon cœur se calme un peu. Nous avons un peu de répit. J’essaie de rassurer Danaé du regard, mais j’ai l’impression que c’est plutôt moi qui ai besoin de réconfort. Elle n’a pas l’air inquiète. Plutôt furieuse et prête à en découdre.
Nous montons à bord du semi-rigide. Je vois qu’il s’agit de l’annexe du Monókeros. Le yacht ne doit pas être loin.
Il nous fait asseoir à l’avant du petit poste de pilotage et m’ordonne de défaire l’amarre. Puis, il démarre le moteur et s’éloigne à petite vitesse, avant d’accélérer vers le large.
Le Monókeros doit juste être hors de vue, à quelques milles, pour qu’on ne puisse pas faire le lien avec nous en cas d’enquête. J’imagine qu’il se trouve vers Mesongí. Quelques minutes de trajet, pas plus.
Et une fois à bord, nous serons pris au piège. Apátis doit vouloir nous interroger pour savoir ce que nous savons exactement. Et je crains qu’il ne se contente pas de nous le demander gentiment. Mais une fois qu’il le saura, il n’aura plus besoin de nous. Au contraire, il faudra nous faire taire. Définitivement.
Il faut qu’on se libère avant. Profiter qu’il soit seul. Que nous ayons les mains libres.
Mais le tueur a beau s’être un peu détendu depuis que nous nous sommes éloignés du bord et de l’autre voilier, il reste vigilant. Il garde en permanence son arme pointée sur nous d’une main, tout en pilotant l’annexe de l’autre.
Je fais mentalement l’inventaire de mes poches. Pas grand-chose. Rien que mon couteau pliable Plastimo qui ne me quitte jamais.
Mais face à un flingue, ça ne va pas suffire, je le crains.