A part le bruit de la tempête dehors, tout est silencieux dans le yacht et j’espère qu’on ne nous a pas entendu démonter la porte. Heureusement, personne ne dort dans les cabines de ce niveau. Mattéo est à terre avec sa mère et l’équipage est à l’avant, dans une zone séparée.

Je cherche Laure du regard avant de m’engager dans l’escalier. Elle a noué les deux pans de sa chemise pour la fermer tant bien que mal et ça lui donne un côté mi-aventurière, mi-pirate tout à fait sexy qui me distrait quelques secondes.

Je me ressaisis et commence à monter lentement les marches. Le yacht roule sous les coups de vent et nous devons nous tenir fermement aux rampes pour ne pas perdre l’équilibre.

Une fois dans le foyer, la sortie est juste devant nous. Heureusement, la porte du salon est fermée car je me souviens encore du sifflement du vent lorsque j’ai ouvert la lourde porte extérieure tout à l’heure. C’était il y a quelques heures à peine, mais ça me semble une éternité.

Laure est juste derrière moi. La main sur la poignée, je tourne la tête pour vérifier qu’elle est prête. Elle hoche la tête et je pousse le battant pour sortir sur le pont. Après avoir refermé la porte le plus silencieusement possible, je me retourne et je réalise que l’échelle de coupée a été remontée. Merde.

Il ne manquait plus que ça. Je me penche par-dessus le bastingage et je vois que le tender a été ramené à l’arrière, juste devant la porte du garage toujours relevée. Manifestement, ils se préparent à partir. Je me dis que, par ce temps, il aurait été plus sûr de fermer le garage pour éviter toute entrée d’eau et de laisser le tender à l’échelle de coupée. Mais cela les aurait ensuite obligés à rouvrir le garage pour rentrer le tender.

Quoi qu’il en soit, ça ne nous arrange pas. Maintenant, il va falloir passer devant les fenêtres du salon pour arriver jusqu’à l’escalier que j’ai emprunté tout à l’heure et descendre au garage.

D’un geste, j’indique à Laure qu’il faut nous mettre à 4 pattes et nous diriger vers l’arrière. J’ai l’impression que ça prend des heures, mais finalement nous y arrivons sans être vus et nous descendons rapidement.

La plage arrière a déjà été refermée et la seule lumière dans le garage provient de quelques veilleuses de sécurité. Nous sommes pratiquement au niveau de l’eau. Avec la porte relevée, le bruit de la mer et du vent sont assourdissants. Lorsqu’une vague frappe la coque, des embruns pénètrent à l’intérieur du garage et le sol est trempé.

Le tender ballotte comme un jouet contre la coque. J’y monte le premier pour vérifier que tout est en ordre. Tout semble normal. Laure a toutes les peines du monde à embarquer et manque de passer à l’eau. Après tout ce que nous avons enduré, ce n’est vraiment pas le moment… Je lui indique l’amarre arrière, pendant que je me prépare à nous détacher à l’avant. Juste avant de nous larguer, je suis pris d’une inspiration subite.

Je remonte rapidement dans le garage et attrape l’un des gros pare-battages, Je le fixe du mieux que je peux dans l’embrasure de la porte du garage. Comme ça, ils ne pourront pas fermer la porte depuis la passerelle. J’embarque à nouveau et nous détache. Le vent souffle très fort et nous dérivons rapidement. Il ne faut pas trop tarder à mettre le moteur en marche, sinon nous allons nous retrouver sur la côte.

A ce moment-là, j’entends un cri d’alerte et je lève la tête. L’un des hommes de main, Idris à en juger par sa corpulence, est à l’arrière et tend le bras vers nous. Ça y est. Nous sommes découverts.

Il n’y a plus de temps à perdre. Je lance le moteur qui rugit et couvre le bruit du vent. Mais à ce stade, ça n’a plus aucune importance. Il faut foutre le camp avant qu’ils ne se mettent à nous tirer dessus.

Le yacht est à l’entrée de la baie, alors nous devons passer à côté de lui pour sortir. Heureusement, quelques lumières sont allumées à gauche du côté du port et je peux m’approcher au maximum de la côte sans trop de risques.

C’est le branle-bas de combat à bord du yacht. Des silhouettes s’agitent sur le pont supérieur. En passant à leur hauteur, je vois qu’ils sont en train de remonter l’ancre. La manœuvre est délicate car ils sont très près du bord.

Ça y est. Nous sommes sortis de la baie. Je peux enfin passer devant eux et tourner à droite vers Dubrovnik. Maintenant que nous sommes un peu tirés d’affaire, je ralentis pour pouvoir mieux évaluer la situation sur le yacht.

La porte du garage n’est qu’à moitié baissée. Le pare-battage que j’ai installé a bien joué son rôle. Normalement, il doit y avoir une sécurité qui empêche le bateau de prendre la mer si la cloison étanche n’est pas verrouillée. Pour le moment, le yacht est bloqué et ne peut pas nous poursuivre. Ça nous laisse un peu de répit.

Soudain, une grosse rafale fait pivoter le yacht qui penche brusquement à tribord, du côté de la porte entrouverte. La mer s’engouffre dans le garage à bateaux. Le poids de l’eau le fait giter encore plus et la poupe commence à enfourner. J’observe fasciné la catastrophe qui se produit sous nos yeux. Plus l’eau entre, plus le yacht penche et plus son arrière s’enfonce. Le parfait cercle vicieux.

C’est la panique à bord. Le bulbe avant commence à pointer hors de l’eau, mais le yacht semble se stabiliser dans cette position inconfortable. Les cloisons étanches semblent jouer leur rôle et limitent l’entrée d’eau au garage à bateaux. Si l’ancre tient, le yacht ne devrait probablement pas couler. Sinon, il va se trouver très vite drossé contre la côte et, dans ce cas, il vaudrait mieux qu’il soit bien assuré.

Le capitaine a dû donner l’alerte car il me semble voir de l’agitation dans le port. Après quelques minutes, je vois une vedette avec un feu tournant bleu qui s’approche. Ils ne pourront pas faire grand-chose pour remorquer un yacht de cette taille, qui doit peser dans les 500 tonnes.

J’en ai assez vu. Il est temps de filer.

Je n’ai pas de plan très précis à ce stade. La bora souffle toujours, mais devrait se calmer dans quelques heures. La jauge m’indique que je ne pourrai pas aller bien loin avec le peu d’essence qu’il reste dans le tender. Et ce n’est vraiment pas un bateau adapté à la navigation par ce temps.

Alors la meilleure solution, c’est de retourner au voilier. Il peut naviguer sans trop de problème par vent fort et je le connais parfaitement bien. Et de toutes façons, je ne peux pas le laisser là.

Il n’y a pas de GPS sur le tender et nous n’avons plus nos téléphones. Alors je fais le parcours à vitesse réduite en m’aidant du projecteur pour me repérer. Au bout d’un quart d’heure de navigation éprouvante, nous arrivons au voilier.

Par miracle, l’ancre a tenu. Les vagues sont assez fortes et l’embarquement est un peu folklorique. Je largue le tender qui dérive rapidement sous le vent et disparaît dans la nuit.

Je descends avec Laure dans la cabine pour nous préparer à affronter le gros temps. Ça va mouiller. Je lui passe un jeu de cirés complet et des bottes et je m’équipe de mon côté. Ensuite, j’enfile mon gilet et je sors préparer les voiles.

Ce sera impossible à faire en route seul avec Laure avec un vent pareil, alors je hisse déjà la grand-voile. Compte tenu des conditions, je prends 2 ris pour réduire la voilure. Ça devrait être suffisant. Après avoir lancé le moteur, je me mets en marche avant lente pour soulager la tension pendant que je remonte l’ancre.

Assise dans le cockpit, Laure a l’air paralysée et me regarde faire les manœuvres sans rien dire. C’est sûr qu’on est loin de la voile plaisir par beau temps. Je lui indique comment accrocher la longe de son harnais pour ne pas risquer de tomber à l’eau. Ça n’a pas l’air de la rassurer.

Le vent est si fort que la chaine est tendue au maximum. Je dois accélérer fort pour réussir à gagner du terrain et remonter l’ancre mètre après mètre. C’est un peu sportif pendant plusieurs minutes car, dès que l’ancre a quitté le fond, le bateau dérape et file vent de travers à toute vitesse.

Heureusement, je réussis à partir en direction du large car sans ça, je ne pense pas que j’aurais eu le temps d’empanner avant de me fracasser sur les rochers. Je tire la barre de toutes mes forces, en lâchant la voile pour m’éloigner du vent. In extremis, je passe comme une fusée entre 2 ilots et je me retrouve en eau libre. Je peux finalement souffler un peu.

Enfin souffler, c’est vite dit… L’anémomètre indique 35 nœuds de vent avec des rafales à 45. Nous avons le vent dans le dos alors c’est moins désagréable que face au vent, mais les vagues sont traitresses. Je dois me concentrer pour ne pas me laisser embarquer et garder le cap.

Je déroule un peu de génois pour équilibrer le bateau. Nous filons à plus de 13 nœuds dans la nuit noire. Il est 3 heures passées et nous devrions arriver à Dubrovnik dans environ 4 heures. Si tout va bien.

En jetant un coup d’œil derrière nous, je vois d’autres feux bleus tournants assez loin au Nord qui se dirige vers Korčula. Ce doivent être des vedettes des garde-côtes qui viennent en renfort du continent pour le sauvetage du yacht.

Ça doit être l’événement de l’année sur Korčula. Je ne sais pas si le yacht va en réchapper, mais il va certainement falloir attendre le feu vert des garde-côtes avant de reprendre la mer.

On dirait que nous avons réussi à échapper à Castellane et à la mort certaine qui nous attendait si nous étions restés à bord.

Mais est-ce que nous sortirons indemnes de la tempête ? Rien n’est moins sûr, à en juger par le vent qui hurle dans nos oreilles et les vagues qui nous rattrapent par l’arrière puis remplissent le cockpit.

Au moins, je suis en terrain familier et, même si nous sommes secoués comme des fétus de paille, j’ai tout de même l’impression d’être un peu plus maître de mon destin.