Dans le silence assourdissant qui règne sur le Zodiac, le bruit de la petite radio VHF nous fait sursauter comme quand le monstre surgit tout à coup dans un film d’horreur.
— Chrísto, Chrísto ! Edó Monókeros. Poú ísai ?
La voix est sèche. Un peu tendue. Notre tueur s’appelait Christos, on dirait… Et le vaisseau-mère s’inquiète.
— Chrísto, Chrísto ! Apándisi, se parakaló ! Ti simvaini ?
Ils sont clairement inquiets qu’il ne réponde pas. Ils se demandent ce qui peut bien se passer.
J’hésite. Je ne peux pas essayer de me faire passer pour ce Christos pour les rassurer et gagner du temps. Avec mon niveau de grec et mon accent français, c’est perdu d’avance. Et on ne peut certainement pas confondre la voix de Danaé avec celle d’un homme.
Mais sans réponse, ils ne vont pas tarder à réagir. Ils n’ont plus d’annexe puisque c’est maintenant nous qui l’avons, mais ils doivent avoir un jet-ski ou quelque chose dans le style. Le Monókeros ne doit pas être bien loin et il ne leur faudra pas longtemps pour arriver jusqu’à notre voilier.
Il n’y a pas de temps à perdre. Il faut se dépêcher de récupérer le bateau et filer au plus vite.
Je démarre le moteur et fonce vers la plage de Petrití. Ça nous prend à peine 5 minutes. Heureusement que les lumières du voilier voisin nous guident, car il fait maintenant nuit noire et nos feux ne sont pas allumés.
À en juger par leurs éclats de voix, les occupants du Sunsail sont un peu éméchés. Ils ne prêtent pas spécialement attention à nous, mais je sais que, dans ces mouillages, chacun s’intéresse toujours de près à ce que l’autre fabrique, ne serait-ce que pour critiquer ses manœuvres.
J’arrive au ralenti le plus silencieusement possible afin de ne pas attirer l’attention et je m’amarre à l’arrière. Avant de monter sur le voilier, je fais un rapide tour du Zodiac pour être sûr de ne rien avoir laissé de compromettant ou d’important. Je finis par trouver un téléphone portable coincé à côté de la VHF et le fourre dans ma poche. Puis, avant de débarquer, j’essuie toutes les surfaces que nous avons touchées pour ne pas laisser d’empreintes. Avec l’autre voilier juste à côté, pas question de le laisser ici. Alors, il va falloir le remorquer derrière nous et nous en débarrasser plus loin.
Je démarre le moteur du voilier et j’envoie Danaé à l’avant pour relever l’ancre. Ensuite, je pars à vitesse réduite en m’écartant du Sunsail pour éviter de nous faire remarquer. Puis je mets le cap au large pour faire un détour avant de remonter vers le nord. J’aimerais m’écarter de la côte pour ne pas risquer de tomber sur le Monókeros.
Nous sommes à quelques 500 mètres de la baie quand j’entends le moteur d’un jet-ski qui se dirige à vive allure vers la baie de Petrití. Il était moins une. Je n’ai toujours pas allumé mes feux et, dans l’obscurité, le jet-ski passe à distance sans nous voir.
Quelques minutes plus tard, lorsque j’ai remis le cap au nord vers la ville de Corfou, nous passons à la hauteur d’un énorme voilier ancré non loin du bord, illuminé comme un sapin de Noël. C’est le Monókeros. C’est la première fois que je le vois en mer. Il est encore plus impressionnant que dans la marina.
Il fait encore chaud à cette heure-ci, mais un frisson me secoue de la tête aux pieds. La mort n’est pas passée loin tout à l’heure. Pris dans l’action, je n’ai pas vraiment eu de contrecoup. Mais maintenant que la situation s’est un peu calmée, je réalise que je l’ai échappé belle. J’aurais parfaitement pu y passer tout à l’heure. Et hier aussi d’ailleurs, à Argostóli, quand les balles ont sifflé à quelques centimètres de ma tête.
J’ai beau aimer que ça bouge un peu, il y a quand même des limites. Pour moi, l’action, ça se résumait plutôt à naviguer par gros temps ou à me fritter avec quelqu’un qui a trop bu dans un bar. Pas à risquer ma vie. L’année dernière, j’avais déjà vécu un épisode très tendu en Croatie et j’en avais échappé un peu par miracle. Mais il ne faudrait pas que ça devienne une habitude.
Danaé reste silencieuse, assise à l’arrière à côté de moi pendant que je barre. Elle aussi doit sentir qu’on a passé un sacré cap qu’elle n’était sans doute pas prête à franchir. Venger son père, dénoncer un sale type, obtenir réparation, c’est une chose. Mais voir la tête d’un homme éclater devant soi et faire disparaître le cadavre d’un tueur que votre amant a noyé de ses mains, c’en est une autre.
Corfou est à moins de 2 heures de mer. J’ai prévu de m’arrêter au petit port de la vieille ville plutôt qu’à la grande marina de Gouviá où nous étions au départ. C’est plus près, sans doute moins surveillé et aussi plus proche du commissariat. Mais je ne me vois pas y arriver en pleine nuit à 1 heure du matin.
Je réduis la vitesse à 2 nœuds et change mon cap pour pointer plus au large et m’écarter de la route directe. Je vais faire comme les trains de nuit : traîner pour arriver au petit matin, quand on y verra plus clair.
En espérant que ce soit dans tous les sens du terme.
Mais avant ça, il faut que je me débarrasse du Zodiac. J’hésite un moment à le couler, mais ces bateaux flottent même avec leurs flotteurs dégonflés et il faudrait démonter toutes les vannes passe-coques pour qu’il se remplisse d’eau. Ça me prendrait trop de temps, surtout en pleine nuit, et je ne suis même pas sûr d’avoir l’équipement nécessaire à bord. Du coup, j’allume le moteur et, après avoir bloqué la barre à l’aide d’une corde, l’envoie à petite vitesse en direction de l’Albanie. Avec le peu de trafic qu’il y a la nuit, il y a peu de chance qu’il entre en collision avec un autre bateau. Et une fois échoué sur la côte, il pourra se passer des jours avant que l’information ne remonte jusqu’en Grèce. Sans compter qu’il y a de bonnes chances qu’il ne disparaisse définitivement pour réapparaître avec une autre immatriculation et un nouveau propriétaire.
Après ça, je laisse la barre un moment à Danaé, pendant que je descends dans la cabine pour me changer rapidement et nous préparer du café. Je ne pense pas que nous allons pouvoir dormir après les événements de la nuit.
En retirant mon short, je sens quelque chose dans la poche et je me rappelle que j’ai pris le téléphone du tueur.
C’est un modèle chinois bas de gamme. Manifestement destiné à être jeté après usage. Une seule application est installée : Telegram. Je cherche les derniers appels et les messages. Rien. Ou plutôt tout a sans doute été effacé au fur et à mesure pour ne pas laisser de trace. Dans les contacts, un seul numéro. Un portable grec.
Je remonte sur le pont et demande à Danaé si elle connaît ce numéro. A première vue, ça ne lui dit rien, mais quand elle le tape sur son clavier, son téléphone le reconnaît comme l’un des nombreux numéros d’Apátis.
— C’est son numéro personnel privé. Je ne l’appelle jamais sur celui-ci.
S’il y avait un doute sur l’implication d’Apátis, il est maintenant définitivement levé.
Après avoir pesé le pour et le contre, nous décidons de lui envoyer un message en nous faisant passer pour le tueur.
Ça nous permettra de gagner un peu de temps et de détourner les soupçons. Il vaut mieux qu’ils ignorent sa mort le plus longtemps possible.
Désolé. J’ai dû partir régler une autre affaire en urgence. Je reviens dès que possible pour finir le travail. Danaé le traduit en grec en essayant de trouver le ton juste et l’envoie. Peut-être qu’il n’y croira pas, mais on n’a rien à perdre à essayer. Après ça, nous éteignons le téléphone pour nous éviter d’être trackés.
Le reste de la nuit se passe au ralenti. Au propre comme au figuré. Il n’y a pas un souffle de vent. On est trop loin de la côte pour en voir les lumières. La lune est couchée depuis longtemps, mais la mer est tout de même un peu éclairée par le ciel étoilé. On distingue les ondulations de l’eau et parfois un poisson qui saute hors de l’eau. Seul le bruit du moteur rompt le silence. C’est beau. C’est rare qu’on navigue de nuit dans la région. On n’a que rarement de longues étapes à faire et les clients préfèrent le plus souvent le confort d’un port.
Danaé semble absorbée par la contemplation de la mer et ces sensations nouvelles. Plongés tous les 2 dans nos pensées, nous ne disons rien. J’espère qu’elle est en train de se dire qu’elle aime vraiment ça et qu’elle s’imagine en train de vivre à bord avec moi. Mais j’ai bien peur qu’elle soit plutôt en train de se repasser en boucle les horreurs des 2 derniers jours.
Le jour se lève enfin. Le temps est splendide et, à cette heure-ci, l’air est encore limpide. Vers 7 heures, nous arrivons en vue du port. Tout à l’air paisible. Les ruines du Vieux Fort se dressent à droite sur le promontoire, avec la vieille ville en arrière-plan.
Il est encore tôt et le port est endormi. Les plaisanciers de passage ne sont pas encore repartis. Je me dis que ce sera peut-être difficile de trouver une place quand un voilier allemand lève l’ancre à 100 mètres de nous et nous libère sa place. C’est peut-être un signe. La chance a tourné.
C’est encore le calme plat et j’accoste sans difficulté, aidé par Danaé qui prend son rôle de matelot très au sérieux.
Nous rangeons rapidement le pont et descendons rapidement à l’intérieur faire un brin de toilette et nous habiller un peu plus correctement avant d’aller au commissariat.
Il va falloir faire bonne impression et affûter nos arguments si on veut les convaincre.