Une fois propres et présentables, nous prenons un moment dans le carré pour préparer nos arguments. Nous nous mettons aussi d’accord non seulement sur ce que nous allons dire, mais aussi sur ce que nous allons garder sous silence.

Comme nous devons montrer les photos de Michalátos et son témoignage filmé en vidéo, il faudra bien parler de ce qui s’est passé à Argostóli. De toutes façons, nous sommes partis à toute vitesse en laissant tout en plan. Nos empreintes et notre ADN doivent être partout dans la maison.

En revanche, nous n’allons pas raconter notre tentative d’enlèvement d’hier, ni la mort du tueur. Pas la peine de compliquer les choses. Et j’aimerais autant ne pas être accusé de meurtre.

Danaé fourre dans son sac la clé USB avec le plan de la maison d’Apátis et les photos de Michalátos, puis nous sortons dans le cockpit.

Il est un peu plus de 8 heures et je ne sais pas si l’inspecteur Alamanos est matinal ou non. Le commissariat se trouve à un quart d’heure à pied, alors nous convenons de nous arrêter en chemin dans un café pour prendre un petit-déjeuner. Nous n’avons pas fermé l’œil de la nuit et nous avons besoin de reprendre un peu des forces.

J’installe la passerelle et nous débarquons sur le ponton. A ce moment-là, je vois deux policiers qui se dirigent vers nous d’un pas rapide. A en juger par leur mine sévère, ils ne sont pas là pour rigoler.

J’en ai rapidement la confirmation lorsqu’ils nous interpellent brusquement et nous passent les menottes. Je ne saisis pas tout ce qu’ils racontent, mais on dirait que ça fait un moment qu’ils sont à notre recherche et qu’ils sont visiblement agacés d’avoir dû se donner autant de mal pour nous mettre la main dessus. Danaé tente de leur expliquer que nous allions justement nous rendre au commissariat, mais cela n’a pas l’air de les convaincre.

Sous les yeux intrigués des plaisanciers qui commencent à émerger de leur nuit, ils nous prennent par le bras et nous emmènent sans trop de ménagement jusqu’au yacht-club où se trouve leur voiture.

Ils nous font entrer à l’arrière et démarrent en trombe, en enclenchant la sirène et les feux bleus. Ils ont l’air ravis de pouvoir jouer à Starsky et Hutch et foncent à toute allure dans les rues étroites de la ville.

Le commissariat est un long bâtiment sans caractère de 2 étages, qui abrite également une caserne de pompiers. Les flics nous font monter au 1er étage et nous enferment dans ce qui doit être une salle d’interrogatoire.

C’est une petite pièce dont les fenêtres ont été peintes grossièrement en blanc pour les masquer. Les murs sont des blocs de ciment recouverts d’une maigre couche de couleur blanc sale. Un néon au plafond l’éclaire d’une lumière crue désagréable qui vibre sans arrêt. Il y a une table très basique qui a connu des jours meilleurs, avec 2 chaises en plastique d’un côté et 2 de l’autre. Ils défont nos menottes et nous disent d’attendre.

 


 

Ça fait 4 heures que nous sommes enfermés dans la salle. J’ai beau avoir, comme tout le monde, lu ma part de romans policiers et savoir que ça fait partie de leurs techniques pour nous rendre plus malléables, c’est tout de même long. Très long.

Nous mourrons tous les deux de faim et nous sommes épuisés. Les chaises bancales semblent conçues pour être les plus inconfortables possibles et il nous est impossible de fermer l’œil. Il n’y a évidemment pas de climatisation et il fait une chaleur étouffante.

Je connais désormais par cœur chaque rayure et chaque marque sur la table. Les murs se composent de 122 blocs de ciment. Je le sais, je les ai comptés plusieurs fois.

A force de crier et de taper du poing sur la porte, nous avons obtenu il y a 1 heure un verre d’eau et le droit d’aller à tour de rôle aux toilettes.

En revanche, nous n’avons eu aucune explication sur ce que l’on nous reproche et sur ce qu’on attend.

C’est étrange qu’ils nous aient laissés ensemble. J’aurais plutôt imaginé qu’ils nous séparent pour éviter qu’on se mette d’accord entre nous. Je me dis que c’est peut-être un piège. Il doit y avoir des micros cachés, alors je limite nos échanges à des sujets basiques. Danaé semble avoir tenu le même raisonnement que moi, car nous ne parlons que de choses pratiques.

Ça ne m’empêche évidemment pas de gamberger. En me posant mille questions, en retournant le fil des événements dans tous les sens pour tenter de comprendre. Je ne comprends pas ce qui se passe entre la police et Apátis. Je ne sais pas s’ils jouent dans la même équipe ou s’ils ont des intérêts différents. L’autre jour, sur son yacht dans la marina, Apátis m’a dit qu’il allait demander à la police de cesser ses recherches. Est-ce qu’il l’a fait et dans ce cas, pourquoi ont-ils continué ? Que savent-ils ? Est-ce qu’ils sont au courant pour le meurtre de Michalátos ou est-ce que la police de Céphalonie a gardé l’affaire pour eux ?

Si j’en crois mes impressions lors de notre arrestation, la police ne nous considère pas comme des criminels dangereux. Sinon, le traitement aurait sans doute été plus rude et nous ne serions certainement pas assis tous les deux dans la même pièce, en ayant conservé toutes nos affaires. C’est plutôt bon signe.

Finalement, alors que je m’apprête à me lever pour tambouriner sur la porte et exiger de voir un avocat, le consul de France ou n’importe qui de disponible, Yorgos Alamanos, Police Captain, pousse la porte et fait son entrée dans la salle.

Fait son entrée n’est est sans doute pas la bonne formule. Ça sonne bien trop spectaculaire. En vrai, il a l’air au bout de sa vie et semble n’avoir qu’une envie, c’est de ne pas être là. Malgré ça, il a un air bienveillant qui me confirme que c’était une bonne idée de nous adresser à lui.

Il s’assied face à nous et nous dévisage un moment, avant de s’adresser à Danaé.

— Fènesè polí zondaní yia pnigméni !

Voyant que je n’ai rien compris, il m’explique : Elle a l’air bien vivante pour une noyée !

Danaé semble un peu gênée et tente se de justifier en expliquant qu’elle n’a jamais dit qu’elle était morte et qu’elle n’est pas responsable si les gens ont tiré des conclusions hâtives.

Alamanos a une moue qui montre qu’il n’est pas vraiment convaincu mais il fait un geste vague de la main qui semble indiquer que tout ça n’a pas vraiment d’importance.

— Et vous, il me semblait vous avoir demandé de ne pas quitter Corfou ?

Cette fois, c’est à mon tour d’être dans mes petits souliers, mais Alamanos balaie mes vagues excuses d’un revers de la main.

— N’en parlons plus. Manifestement, vous êtes vivante… Et vous, vous ne pouvez donc pas être mis en cause dans une mort qui n’existe pas…

Je soupire de soulagement. Tout ça démarre plutôt bien. Il reprend en nous regardant à tour de rôle.

— Mais il y a tout de même quelque chose de bizarre. Pourquoi êtes-vous partie ? Et vous, pourquoi vous êtes-vous enfui comme un voleur ? Qu’avez-vous à cacher ?

Je sens Danaé hésiter. Lorsque nous avons discuté de nos options et que je lui ai proposé de tout raconter à Alamanos, elle m’a répondu qu’elle craignait qu’il ne soit corrompu comme les autres. Elle a fini par me faire confiance, mais elle a dû garder quelques réticences.

Je regarde Danaé et tentant de lui insuffler un peu d’assurance. Après tout, nous étions prêts à venir de notre propre gré lui parler. Je tente d’amadouer Alamanos en lui expliquant.

— Inspecteur, excusez-nous. Madame Adamou a des raisons de ne pas accorder une grande confiance aux autorités de Corfou. Quand elle était jeune, son père a été piégé. On l’a accusé à tort de corruption, alors qu’il essayait de dénoncer la destruction d’un temple antique.

Alamanos est dubitatif.

— Je ne me souviens pas de cette histoire. Pourtant, ça fait plus de 30 ans que je suis dans la police de Corfou. Adamou… Non, ce nom ne me dit rien.