Je ne sais pas pourquoi, j’imaginais un grand mince à la Snowden.
En réalité, Thanasis Karapoglou est de taille très moyenne, plutôt grassouillet et avec une tête de bon père de famille. La quarantaine bien sonnée. Il est en train de fumer une cigarette et je vois plusieurs mégots déjà alignés sur la table en bois. De façon étonnante pour un Grec, il ne les a pas jetés par terre. Je ne sais pas si c’est par mesure de précaution contre les incendies ou pour ne pas laisser son ADN traîner…
Il nous fait asseoir en face de lui et nous observe quelques instants d’un air méfiant, comme s’il voulait nous jauger. Puis il s’adresse à nous en grec et je suis immédiatement largué. Ils discutent un moment entre eux, puis il finit par s’adresser à moi dans un anglais un peu laborieux.
– Elle, je comprends pourquoi elle s’est lancée dans cette histoire. Elle veut venger son père et je respecte ça. Mais vous, qu’est-ce que vous venez faire dans ce bordel ?
Je dois avouer que c’est une très bonne question. Je me la suis souvent posée au cours de ces derniers jours et je n’ai pas encore trouvé de bonne réponse. OK, d’abord c’était pour retrouver Danaé et éviter de me retrouver dans une prison grecque, accusé de sa disparition. Mais depuis, je l’ai retrouvée et, puisque Danaé est manifestement bien vivante, Alamanos a bien dû admettre que j’étais, par la force des choses, blanchi de toute accusation. Du coup, il me faut bien avouer que je ferais mieux de me sortir de ce guêpier.
Danaé m’observe. Elle semble intéressée par ce que je vais répondre. Et je sens que l’avenir de notre relation dépend beaucoup de ce que je vais dire. J’hésite à m’en sortir par une pirouette. Du genre oh ne faites pas attention à moi, je ne fais qu’accompagner Madame. Mais, même si ce n’est pas très éloigné de la vérité, je sens que ça ne sera pas suffisant pour elle.
Je hoche les épaules en esquissant un sourire désabusé.
– Je n’aime pas qu’on me menace. C’est plus fort que moi, il faut que je réagisse…
Je pose ma main sur celle de Danaé.
– Et si cette affaire est très personnelle pour Danaé depuis 25 ans, à présent, elle l’est devenue pour moi aussi.
Danaé n’aurait sans doute pas trop apprécié que je me présente comme un chevalier blanc au secours d’une demoiselle en détresse, que je dise que je suis là pour la sauver, la pauvre petite…. Elle a sa fierté.
Mais là, en disant que son problème est maintenant aussi devenu le mien, j’ai dû trouver le ton juste, car elle me gratifie d’une large sourire.
Après près de 2 heures de discussion dense avec le journaliste, nous reprenons le ferry de retour vers Corfou.
Karapoglou est clairement intéressé par notre histoire. Il semble clair que nous l’avons convaincu. Et aussi, il a très envie d’être celui qui fera tomber Apátis.
Mais il a été cash avec nous : ce que nous lui avons fourni est très bien, mais ça ne suffira pas. En ce qui concerne la destruction du temple antique, c’est une vieille histoire et, à part quelques défenseurs fanatiques du patrimoine, la plupart des Grecs auraient sans doute fait pareil que lui… Sans compter qu’on a juste la preuve qu’il y avait un temple sur son terrain, mais pas qu’Apátis était au courant, ni qu’il en a ordonné la destruction.
Et pour ce qui est de l’assassinat de l’architecte et la tentative d’enlèvement que nous avons subie, nous n’avons aucune preuve qu’Apátis y est mêlé. L’écrire exposerait les journalistes à un procès pour diffamation.
Alors il en faut plus. Il faudra piéger Apátis lui-même. L’enregistrer en train d’avouer ce qu’il a fait.
Tout ça ne me dit rien qui vaille. Je me suis un peu pris au piège moi-même avec mes déclarations de fier-à-bras, mais je n’ai vraiment aucune envie de me fourrer dans la gueule du loup, avec un micro scotché sur la poitrine comme dans un film de gangsters.
Quand je lui ai demandé comment il comptait s’y prendre, Karapoglou m’a dit, d’un air très content de lui, qu’ils avaient réussi à prendre les politiciens et les agences de renseignement à leur propre jeu.
Et il nous raconte que l’équipe de GreekLeaks a développé une version pirate de Predator. C’est l’un de ces fameux logiciels espions développés par les Israéliens et vendus aux gouvernements, officiellement pour lutter contre le terrorisme.
A la suite du scandale d’écoutes illégales d’il y a 3 ans, GreekLeaks a mis des hacktivistes sur le coup afin de trouver une parade. À défaut de trouver une protection efficace, ils ont imaginé une riposte. Avec d’autres médias européens comme Médiapart, ils ont financé et développé un système similaire à Predator, en se basant sur du code source volé à l’une des équipes de développement basée à Madagascar. Apparemment, ils sont bien moins chers que des Européens, mais il faut croire que leur sécurité a fait les frais de ces économies. Ils ont baptisé le programme PreyBack, pour montrer que la proie peut parfois rendre la monnaie de sa pièce à son prédateur. J’apprécie l’ironie.
Une fois installé sur le téléphone d’Apátis, on pourra ensuite activer son appareil à distance de façon indétectable. Écouter ses conversations, lire ses messages et ses emails, accéder à sa caméra et son micro… La totale, quoi.
La difficulté, ça va être de réussir à appâter suffisamment Apátis pour qu’il clique sur un lien. Après en avoir discuté un moment et évalué plusieurs options, Danaé a eu une idée qui semble jouable.
– Je connais bien Apátis et je sais comment il fonctionne. C’est un control freak sur son image et il tient absolument à relire et à corriger tous les articles sur lui.
Le plan, c’est donc de lui envoyer un projet d’article sur lui écrit par Karapoglou. Quelque chose qui l’inquiète assez pour qu’il veuille à tout prix le vérifier avant parution.
Le plus simple, ce serait que ce soit Karapoglou qui l’envoie lui-même, sous prétexte de lui offrir la possibilité de répondre.
Mais le problème, c’est qu’il ne suffit pas d’installer PreyBack. Il faut ensuite faire parler Apátis pour qu’il confirme les faits. Et ça, il ne le fera jamais avec un journaliste. Il se méfiera trop.
Après avoir jonglé avec les différentes possibilités, on arrive à la conclusion que ce serait mieux que ce soit moi qui le contacte. Enfin… C’est l’avis de Danaé et de Karapoglou. Moi, je n’ai pas forcément envie d’être en première ligne.
Mais mes tentatives de me dérober sont vite contrées. Danaé répond qu’il me suffit de jouer le loser qui essaie de se faire un peu de fric en monnayant une info. Je n’aime pas trop qu’elle m’imagine si facilement dans ce rôle-là. Ça me vexe un peu.
En tout cas, Danaé a été catégorique. Ça ne peut pas être elle. Depuis qu’elle a quitté le yacht, Apátis a dû faire des recherches sur elle et doit maintenant tout savoir de son histoire familiale. Alors, il ne croira jamais qu’elle le contacte pour l’aider, même moyennant finances. Karapoglou est du même avis.
A la majorité de 2 voix contre 1, je suis désigné volontaire pour la mission suicide. Génial.
Le soleil commence à baisser et, à l’ombre et rafraîchis par la brise du large, la température est très agréable sur le pont du ferry. Appuyés contre la rambarde à l’arrière, nous regardons le sillage du bateau et le continent qui s’éloigne.
Danaé a beau se montrer très câline, au grand dam d’une mère de famille grecque choquée que ses enfants soient confrontés à pareil spectacle, je ne peux m’empêcher de penser que je vais risquer ma vie pour ses beaux yeux. Et son beau cul aussi, bien sûr.
Il nous reste quelques heures avant que notre plan se mette en branle. Le temps que Karapoglou ponde un brouillon d’article crédible et qu’il nous l’envoie, avec le code à insérer pour installer PreyBack.