Il fait encore beau ce matin. La météo n’annonce pas de grand changement par rapport à hier, même si ça pourrait se gâter dans quelques jours. Le temps de finir mon petit déjeuner et nous partons pour Vis.
Il y a eu un peu de bruit hier soir, avec tous les restaus du port et le va-et-vient des touristes. Comme leurs cabines sont à l’arrière, Eric et Laure ont dû déguster – surtout Eric avec ses coups de soleil – et ça ne m’étonne pas qu’ils aient un peu de mal à se lever ce matin.
En bon skipper attentionné, je suis sorti du bateau pour ne pas faire trop de remue-ménage à bord. Et puis, c’est tout de même plus simple d’aller dans un café sur le port pour mon double expresso et mes œufs.
J’ai un peu exagéré hier sur le temps de trajet jusqu’à Vis parce que je n’avais pas envie de repartir hier soir. Si la météo ne se trompe pas, on ne devra remonter contre le vent que jusqu’à la dernière des îles Infernales. Ensuite, on pourra abattre et naviguer tranquillement au largue jusqu’à Vis. Donc un peu plus de 3 heures et demie seulement.
Ils émergent vers 8 heures et demie et le temps qu’ils aillent prendre un petit déjeuner de leur côté, que je lave le pont et refasse le plein des réservoirs d’eau, il est 9 heures et demie lorsque je largue les amarres. On arrivera à l’heure du déjeuner.
Comme ils avaient l’air pressés, je ne me gêne pas pour leur demander leur aide pour les virements de bord. Et puis ça les occupe un peu. Au début, je crois bien faire en postant Laure au lâcher d’écoute et Eric à la reprise du mou de l’autre côté, mais je réalise vite que Laure est plus rapide et plus musclée qu’Eric, alors j’intervertis les rôles et ça marche bien mieux.
La mer est belle et le vent reste stable à environ 9-10 nœuds. C’est le temps idéal pour le bateau en configuration croisière avec des débutants. Suffisamment d’air pour avancer et avoir des sensations, mais pas trop pour que ça ne devienne pas trop dur. On file dans les 6 nœuds et on voit même des dauphins qui nous accompagnent pendant quelques minutes. Laure est toute excitée et s’escrime à essayer de les photographier. Avec son téléphone, le résultat ne doit pas être terrible mais ça l’amuse. Lorsqu’on peut enfin abattre et que je n’ai plus besoin d’eux pour les virements, je lui prête mes jumelles et elle va s’asseoir à l’étrave pour tenter de les revoir. Elle a l’air ravie de l’expérience et pousse des petits cris lorsqu’une vague l’éclabousse. Eric joue les blasés et c’est tout juste s’il ne dit pas que les dauphins sont plus gros à Marseille. Aujourd’hui, Laure a heureusement insisté pour l’enduire d’écran total – allez, laisse -toi faire. Tu me remercieras après – et il semble dégouté par l’expérience.
Lorsqu’on arrive enfin à l’entrée de la baie de Vis, Eric vient rejoindre Laure à l’avant et ils se passent les jumelles en observant les lieux. Tout à coup, Eric s’agite et montre un bateau du doigt un gros bateau mouillé à tribord dans la crique du vieux port. C’est un super yacht d’une cinquantaine de mètres de long qui est en train de remonter son ancre. Avec sa coque gris métallisé, il a un air militaire agressif. Un vrai fantasme masculiniste. Ils ont l’air bien excités tous les deux.
Le yacht finit de remonter son ancre et se dirige dans notre direction. La baie n’est pas très large, alors ils nous croisent à une vingtaine de mètres seulement. C’est un monstre à 3 ponts qui doit bien valoir dans les 15 à 20 millions. Lorsqu’il est derrière nous, je vois qu’il s’appelle Croix d’Azur. Il bat pavillon maltais évidemment, mais avec un nom pareil, son propriétaire doit être français. Eric et Laure le suivent des yeux et reviennent dans le cockpit.
— C’est le bateau de vos amis ?
Ma question les prend un peu au dépourvu. Ils ont l’air un peu gênés et ne répondent pas. Je ne comprends pas trop. Visiblement, ils sont très intéressés par ce bateau mais n’ont même pas esquissé un geste ou un salut pour attirer l’attention des gens à bord.
— Mais ils partent sans vous attendre ? Vous voulez que je les appelle par radio pour les avertir que vous êtes là ?
Eric a une réaction horrifiée avant de se reprendre.
— Non, non. Pas du tout. On ne les connait pas.
Il a un rire un peu forcé. Il s’est rendu compte qu’il avait surréagi et tente de détourner l’attention.
— On aimerait bien d’ailleurs ! Ça doit être quelque chose d’être sur un de ces bateaux…
Je dois avoir l’air dubitatif car Laure intervient.
— Non, c’est juste qu’avec un nom pareil, ça doit être un Marseillais.
A mon air déconcerté, elle comprend que je n’ai pas la ref’.
— La croix d’azur, c’est le drapeau de Marseille. Il doit y avoir des dizaines de cafés, de restaurants ou d’hôtels qui s’appellent comme ça. Alors, on se demandait qui pouvait bien être sur un bateau pareil.
Sa réponse tient la route. Mais j’ai bien vu que le yacht les intéressait bien avant qu’on ne puisse lire son nom à l’arrière.
Je continue à avancer vers le port mais j’ai un peu l’impression qu’ils ont perdu tout intérêt pour l’endroit. Le soufflé semble bien retombé. Je leur demande combien de temps ils aimeraient passer à Vis car, selon le cas, je vais chercher une place à quai ou ancrer un peu à l’écart. Ils échangent des regards, des moues et des mouvements de tête, d’un air de dire qu’est-ce tu en penses. Ce sont les rois de la communication non verbale, on dirait. Eric finit par se lancer.
— Le mieux, ce serait que tu me poses vite fait pour que je puisse vérifier quelque chose sur mon téléphone. J’ai juste besoin du WiFi. Ensuite, on saura où se trouvent exactement les gens qu’on veut voir. Ils sont peut-être à un autre endroit de l’île.
C’est vrai que l’île est assez grande. Leurs contacts pourraient être à Komiža, un port médiéval très sympa de l’autre côté de l’île. Quand Eric m’a parlé de Vis hier, j’aurais dû vérifier s’il parlait de l’île ou de la ville. Parce que s’ils sont à Komiža, il aurait mieux valu y aller directement. C’est à 2 heures d’ici…
J’accoste à la jetée du ferry, le temps qu’Eric débarque avec Laure et qu’ils foncent dans un café consulter son téléphone. Ils vont encore se faire bien voir, mais c’est leur problème. J’hésite à leur dire d’utiliser le mien. Après tout, mon forfait croate me permet d’aller sur internet sans limite. Ce serait plus simple. Mais on ne peut pas dire qu’Eric se soit rendu très sympathique à mes yeux depuis 3 jours. Et j’ai l’impression qu’il ne veut pas vraiment que je voie ce qu’il cherche.
Dix minutes plus tard, ils reviennent à bord. Ils ont l’air un peu penauds. Dieu sait ce qui se passe encore.
— Ecoute Fred. Nous sommes désolés mais il y a un nouveau changement de programme. Maintenant, nous devons aller à Mljet.
Il ne sait pas prononcer le mot et on dirait qu’il mange une salade de consonnes.
— Mljet ! Mais c’est super loin d’ici et dans la direction opposée en plus. Ça doit bien faire 60 milles. Dans les 10-12 heures de navigation !
Je suis vraiment agacé.
— Je ne comprends pas bien ce que vous voulez, en fait. A peine on arrive quelque part que vous voulez déjà repartir ailleurs. Ce n’est pas vraiment comme ça que ça marche d’habitude. Normalement, on fait de la voile, on se baigne, on visite, on va au restau, on profite des vacances quoi… Alors il va falloir m’expliquer parce que sinon, moi je vous débarque ici. Je commence à en avoir ras le bol.
Eric et Laure échangent un regard. J’ai l’impression qu’ils hésitent à cracher le morceau. Laure finit par se lancer.
— Vas-y, Eric. Dis-lui…
Eric hésite puis se décide.
— Alors, voilà, Fred. On t’a menti. Laure et moi, on n’est pas mariés. Et on n’est pas en vacances, non plus.