Il fait encore beau ce matin mais le vent a passablement molli par rapport à hier, alors on se traîne toute la journée en route pour Mljet.
La météo n’indique pas de grand changement avant 4 ou 5 jours, mais le temps devrait ensuite se détériorer. Pas exclus qu’on ait un coup de Bora. Un vent froid du nord un peu vicieux, avec des rafales qui peuvent dépasser 100 km/heure. C’est d’ailleurs de là que vient le nom du bateau. Pas de Polynésie…
J’espère qu’on sera au port si ça se produit, car je n’ai pas très envie d’être seul avec 2 débutants dans des conditions limites.
Je pourrais mettre le moteur pour arriver plus vite, mais j’essaie d’économiser le diesel et c’est tout de même plus agréable de naviguer à la voile. Et moi en tout cas, je ne suis pas pressé. Une fois sortis de la baie de Brna, on peut faire presque tout le trajet en un seul bord au grand largue.
Dans ces conditions légères, j’hésite toujours à envoyer le spi asymétrique pour gagner un peu en vitesse, d’autant que ça plait aux clients. Mais tout seul, ça peut vite devenir compliqué, alors je le réserve pour quand j’ai un équipage plus aguerri. L’Oceanis est plutôt performant dans sa catégorie, mais en configuration croisière, on se traine pas loin de 12 tonnes de cuisine, de salles d’eau et de matériel de confort. C’est sûr que ce n’est pas un bateau de régate où chaque gramme compte. Plutôt l’inverse d’ailleurs, mais qu’est-ce qu’on ne ferait pas pour le confort des passagers… Alors il faut vraiment que le vent souffle assez fort pour qu’on se mette à bien avancer. Même si j’aime aller le plus vite possible, je suis réaliste et je n’ai pas pris le pack performance avec le mât plus long d’un 1 mètre. Je dois pouvoir me débrouiller seul pour envoyer ou affaler. Alors, je me suis même résolu à prendre la grand-voile à enrouleur même si elle est moins rapide.
J’ai bien compris qu’Eric et Laure n’étaient pas là pour faire du tourisme, mais je leur fais quand même l’article sur Mljet en espérant susciter chez eux un peu d’intérêt. Il faut avouer que l’île est spectaculaire et ce n’est pas pour rien qu’elle héberge un parc naturel. Et c’est tout de même rare de voir une île avec un lac en plein milieu. Si en plus de ça, sur ce lac il y a un îlot et que, comme si ça ne suffisait pas, celui-ci abrite un monastère du XXIIème siècle, on comprend que les touristes trouvent ça épatant.
Mais plus on s’approche et plus Eric et Laure semblent préoccupés par autre chose.
Il est presque 17 heures quand on arrive enfin à Polače et que je m’amarre au ponton du Calypso. J’aime bien celui-ci car c’est le plus éloigné du débarcadère du ferry et de l’agitation. C’est plus calme et on passe une nuit tranquille. Evidemment, il faut dîner au restau en échange de la place, mais comme il n’est pas pire que les autres, ça vaut largement le coup.
Comme j’y fais souvent étape avec mes clients, je suis bien reçu. Sans oublier aussi que Marija, la patronne, a un petit faible pour moi. Son mari est plutôt jaloux, alors je me contente de profiter de ses petites attentions sans chercher à pousser plus loin l’avantage.
Dès que j’ai installé la passerelle, Eric et Laure débarquent et m’annoncent qu’ils reviennent dans un moment. Nous n’avons pas vu le yacht en arrivant, mais Marine Traffic m’indique qu’il est ancré à un peu moins de 2 milles à l’est de nous, devant une petite île à un jet de pierre de Mljet. J’imagine qu’ils vont faire quelques repérages de leur côté. J’en profite pour faire 2-3 courses au mini-market. Je commence à être à court de glaçons. Ensuite, je savoure la douceur du soir en buvant une Karlovačko bien fraîche dans le cockpit, tout en observant les arrivées des voiliers qui se pointent pour la nuit. Dans tous les ports du monde, il y a des marins qui évaluent d’un œil critique les manœuvres des autres.
La nuit commence à tomber et je ne vois toujours pas Eric et Laure revenir. Polače n’est vraiment pas très grand, une cinquantaine de maisons, pas plus. Alors, ils ne peuvent pas être bien loin. Ils ont dû aller boire un verre dans une des konobas vers la plage ou alors ils ont décidé de dîner de leur côté. Après tout, ils sont libres de leurs mouvements et n’ont pas de comptes à me rendre. Et au bout de quelques jours ensemble dans l’espace réduit d’un voilier, on a souvent envie d’être un peu seuls. Ne serait-ce que pour bitcher sur le skipper… D’habitude, les clients me demandent mon avis sur les endroits que je recommande et m’avertissent de leurs projets. Mais ces deux-là ne sont pas des clients habituels, il faut bien le dire…
Vers 20 heures 30, je finis par aller dîner chez Marija sans les attendre. Il faut avouer que ça me fait des vacances à moi aussi, même si je ne serais pas contre passer la soirée en tête à tête avec Laure. Les équipages des 3 autres bateaux amarrés devant le restaurant sont déjà attablés. A en juger par leurs conversations, il y a deux groupes d’anglais et une table d’allemands.
Marija jette un œil sur ma table puis sur mon voilier derrière. Elle est visiblement étonnée que je sois seul. Dobra večer ! You are alone. No clients tonight. You come just to see me then. Je la sens un peu déçue par le fait que l’addition sera moins lourde qu’avec une pleine tablée de touristes mais tout de même un peu flattée que je vienne seul. Je reprends une bière et commande des côtelettes d’agneau que j’ai déjà eu l’occasion de tester dans le passé.
Comme d’habitude, le service n’est pas très rapide. J’échange un peu avec les autres tables. Entre marins, c’est l’usage. On échange nos itinéraires. On se refile des tuyaux sur les bistrots. On évalue les probabilités de se croiser dans les jours qui viennent dans un autre port. On parle du temps. On compare les mouillages. On se souhaite bon vent pour la suite. La routine des croisières…
Il est 23 heures quand je reviens à bord et toujours aucun signe d’Eric et de Laure. Par acquis de conscience, je jette un coup d’œil à l’intérieur du bateau. Rien n’indique qu’ils soient revenus. Rien ne semble différent dans leurs cabines. Peut-être qu’ils sont tombés sur la femme d’Eric et son amant millionnaire dans l’un des autres restaurants du port. Peut-être qu’ils sont en train de régler leurs comptes ou au contraire de conclure la paix des braves en éclusant des verres de slivovitz. Mais peut-être aussi qu’ils ont tout simplement décidé de s’octroyer une bonne nuit de sommeil dans une chambre confortable avec un bon lit, une grande salle de bains avec de l’eau chaude à volonté et des toilettes qu’on ne doit pas vidanger avec une pompe à main. C’est assez fréquent chez les néophytes.
Mais je ne vois pas Eric et Laure claquer 50 euros pour une chambre dans une pension, alors qu’ils ont une cabine déjà payée.