L’entretien avec l’inspecteur n’a duré que 20 minutes à tout casser, et encore en comptant la préparation du café.

Mais après son départ je suis complètement vidé. J’ai l’impression d’être passé par le cycle essorage d’un lave-linge industriel. Sauf que je suis loin d’être sec. Au contraire, je suis trempé de sueur. Et ce n’est pas uniquement à cause de la température caniculaire.

Je tiens la carte de visite de Yorgos Alamanos entre mes doigts, tenté par l’idée de la déchirer en 2 et de la jeter. Mais je me contente de la fourrer dans mon portefeuille. Une carte de visite de la police, c’est un peu comme la carte de fidélité d’un magasin qu’on ne fréquente jamais. On sait bien qu’on ne va probablement jamais en avoir besoin, mais on la garde au cas où. Comme le morceau de ficelle soigneusement roulé qui pourrait servir un jour. Ou comme les numéros de portables de tous les anciens clients que j’enregistre religieusement en début de croisière et que je n’efface jamais.

Blague à part, le détective m’a salement ébranlé et je me sens comme une souris de laboratoire dans un labyrinthe. Je sais bien que c’était une connerie de ne pas dire la vérité. Je me suis flanqué la tête dans le sable en espérant que le problème allait disparaître. Et maintenant, je suis mal embarqué mais je dois assumer. Jouer du mieux possible avec les cartes que j’ai en main.

Je ne peux pas courir derrière Alamanos et lui dire qu’en fait, c’était une blague. C’est trop tard pour ça. Et mon histoire de simple taxi partagé, déjà fragile au départ, va certainement s’effondrer lorsqu’ils retrouveront la taverne où nous avons bu un verre ou le glacier qui nous a vendu notre glace. Ou tout simplement le taxi qui nous a ramenés à la marina. Sans oublier le témoignage toujours possible d’un membre d’équipage du Monokeros, qui nous aurait vus à travers les vitres du carré.

Plus je pense à tout ça et plus je me mets à flipper en me réalisant que je suis foutu. Que je vais me retrouver en prison à clamer en vain mon innocence, pendant que la presse grecque se déchainera sur le skipper pervers qui a enlevé une jeune femme grecque innocente et a fait disparaître son corps sans laisser de traces.

Après m’être énervé tout seul en imaginant des scénarios de plus en plus catastrophiques, je me calme un peu en me disant que tout ça s’arrêtera tout seul si on retrouve Danaé vivante. Et moi, je sens confusément qu’elle est vivante quelque part. Après tout, la police n’a pas trouvé son corps, alors qu’ils y ont rapidement consacré des moyens importants.

En connaissant l’heure à laquelle je l’ai quittée et sa légère ivresse, j’imagine difficilement qu’elle se soit levée à l’aube comme une fleur, juste pour aller se promener. Et je dois dire que l’hypothèse d’une mauvaise rencontre sur un chemin isolé de l’île m’apparaît peu probable. Quant à un enlèvement à bord, ça semble carrément impossible. Surtout sur le yacht d’un milliardaire qui doit tout de même être bien sécurisé. Quelqu’un aurait entendu du bruit et il y aurait certainement des traces.

Mon cerveau est en surrégime. Je descends me servir une vodka tonic bien tassée pour tenter de me calmer un peu. Plus j’y pense et plus je suis convaincu que la seule réelle possibilité est qu’elle ait décidé volontairement de disparaître. Et si elle a déposé ses vêtements et sa serviette soigneusement pliés près de l’échelle de coupée, si elle a laissé toutes ses affaires dans sa cabine, c’est justement pour faire croire qu’elle s’était noyée. Alors qu’elle est simplement partie.

À ce moment, j’ai comme un flash.

Le panama de son père ! D’après ce qu’elle m’a confié hier soir, c’est la seule chose qu’elle n’aurait pas laissé derrière elle si elle était partie de son plein gré. Et hier soir, je me souviens très bien qu’elle l’avait posé sur un winch à côté des matelas. Il s’y trouvait encore lorsqu’elle m’a raccompagné à la passerelle au moment de partir. Dans son état de demi-ébriété, il est bien possible qu’elle l’ait laissé dehors en descendant se coucher dans sa cabine.

Je me précipite dans le cockpit pour tenter d’apercevoir de l’autre côté du ponton la zone de bain de soleil du Monokeros. Je veux en avoir le cœur net. Si le chapeau est toujours là sur le winch, c’est qu’elle s’est noyée ou qu’il lui est arrivé quelque chose contre son gré. En revanche, si le panama ne s’y trouve plus, ça pourrait être parce qu’elle est partie le plus secrètement possible et n’a emporté qu’une seule chose avec elle : ce souvenir de son père.

Je ne vois pas bien à cette distance. Je descends rapidement sur le ponton du bateau pour me rapprocher du yacht. Il est très haut sur l’eau alors c’est difficile d’en être sûr, mais on dirait bien qu’il n’y a plus rien sur le winch.

Mon enthousiasme se calme rapidement lorsque je réalise que sur un voilier pareil, l’équipage doit passer sans cesse pour ramasser tout ce qui traîne. Tout doit être toujours être impeccable. S’il n’est plus sur le winch à cette heure-ci, c’est peut-être tout simplement parce qu’un des membres d’équipage l’a trouvé dehors ce matin et l’a rangé comme il se doit.

Et c’est là que j’ai une 2ème fulgurance.

Mes 2 influenceurs sont sortis très tôt ce matin, avant 7 heures, pour des séances de prises de vues. Sur la plage, mais aussi devant le yacht.

Et ils publient toujours tout ce qu’ils font sur leurs comptes. Je me saisis de mon portable et j’ouvre Instagram. @JayandJayoff.

Et là, je découvre des dizaines de photos, de reels et de stories juste pour ce matin. Et après les images sur la plage au lever du soleil et dans différents endroits de la marina, je trouve 2 photos devant le Monokeros. Sur l’une d’elle, Julie fait semblant de monter à bord, exactement comme je me l’étais imaginé. Et sur l’autre, qui montre le bateau sur toute sa longueur, on voit l’échelle de coupée, avec juste à côté ce qui doit être le tas de vêtements de Danaé. Et encore un peu plus loin, on distingue le winch chromé qui brille au soleil. Sans rien dessus.

Il était encore tôt à ce moment-là, trop tôt pour que l’équipage soit déjà en action et ait rangé tout ce qui traînait.

Et le chapeau n’était déjà plus là.

Cette fois j’en suis sûr. Elle est partie volontairement. Elle a abandonné ses affaires dans sa cabine et déposé ses vêtements près de l’échelle pour faire croire qu’elle était partie se baigner. Mais, si j’en crois ce qu’elle a raconté hier, jamais elle n’aurait laissé le panama de son père auquel elle tient tant.

Cette révélation me galvanise. Je me mets à scruter attentivement toutes les publications de @JayandJayoff dans l’espoir de découvrir d’autres images qui puissent m’aider dans mes recherches. Après 15 minutes à m’user les yeux sur mon téléphone, je tombe sur un reel où l’on voit Julie avancer vers la caméra. Ce doit être au moment où ils sont allés au bord de la mer filmer Julie au lever du soleil. Ils se trouvent vers la sortie de la marina. Ils sont déjà engagés sur le chemin qui mène à la plage, mais on aperçoit le portail dans le fond.

Et là, je vois une silhouette traverser l’écran. Quelqu’un avec un chapeau sur la tête. C’est très fugitif et la vidéo n’est pas très bonne, mais après avoir pausé et zoomé 10 fois sur l’image, je suis certain que c’est Danaé qui quitte la marina et se dirige vers la ville.

Vivante et manifestement seule.

J’étais déjà un peu rassuré par l’absence du chapeau de son père sur le winch, mais je craignais tout de même de m’être convaincu tout seul, poussé par mon désir de la revoir vivante. Mais là, c’est sûr, elle est saine et sauve ! En tout cas, elle l’était ce matin.

Je suis soulagé mais aussi un peu vexé malgré moi. J’étais persuadé qu’il s’était passé quelque chose de fort entre nous pendant la soirée d’hier. Alors pourquoi a-t-elle disparu comme ça, sans un mot, sans une explication ?

J’ai beau tenter de me raisonner en me disant que ce n’est rien contre moi, puisque tout le monde a été trompé. Et qu’il a certainement dû se passer quelque chose d’important pour qu’elle se donne la peine de monter cette histoire pour faire croire à sa mort.

Mais tout de même, je ne peux m’empêcher de me dire qu’elle aurait pu faire une exception pour moi. M’avertir. Me tenir au courant. Se confier à moi. Me demander de l’aide. Après tout, j’aurais peut-être pu l’assister. La cacher.

Au bout de quelques minutes, j’arrête de monter dans les tours quand je prends conscience que, si elle a fait ça, ça ne peut être que pour une raison grave.

Et comme rien ne laissait envisager un problème d’une telle ampleur pendant la soirée d’hier, c’est qu’il s’est produit quelque chose au moment où je l’ai quittée et qu’elle est allée se coucher. Quelque chose de suffisamment sérieux pour qu’elle monte toute cette histoire.

Mon sang se glace quand je réalise que c’est forcément sur le yacht que cet événement s’est produit.

Et que ce n’est pas à moi, ni à la police qu’elle voulait faire croire qu’elle s’était noyée.

Mais à Apatis ou quelqu’un de son entourage.