Après 3 tentatives, chacune plus vaine que la précédente, je renonce. Epuisé, je me hisse à bord et reste un moment couché au fond de l’annexe à reprendre mon souffle.
L’adrénaline qui m’a boosté depuis quelques minutes se dissipe rapidement et je tremble comme une feuille. Je ne suis pas un guerrier. Je ne suis pas un héros. Je ne suis qu’un type normal, plutôt lâche d’ailleurs, qui veut juste naviguer au soleil avec des vacanciers et profiter de la vie sans complications. Cette situation me dépasse. Ce n’est vraiment pas pour moi. Tout cela semble irréel. Un homme est mort, mais il n’y a pas de corps. J’ai vu le choc, mais il faisait nuit et tout s’est passé si vite. Si je ferme puis rouvre les yeux, je peux me dire que je me réveillerai peut-être de ce cauchemar.
Mais Laure est là, blessée. Il y a du sang au fond de l’annexe. Et à moins d’un miracle auquel je ne crois pas, Eric est mort. Laure est blessée. Des types les ont éperonnés sans la moindre hésitation. C’est la réalité. Et c’est la merde absolue.
Je commence aussi à réaliser que j’aurais très bien pu y passer moi aussi. Lorsque je suis intervenu, je les ai vus hésiter. Et au lieu de s’en aller, ils auraient aussi bien pu décider de finir le job. D’achever Laure et de supprimer le témoin gênant. C’est-à-dire moi.
Et Eric est mort. Ça change complètement la donne. On n’est plus dans la banale histoire de tromperie. On est passé dans une autre dimension. Et cette dimension qui me dépasse totalement.
Putain. Il faut que je me barre d’ici. Et vite.
J’aimerais bien pouvoir revenir 1 jour en arrière. Même 10 minutes en arrière. Ce serait bien de pouvoir faire disparaître toute cette horreur. Mais je sais bien que ce n’est pas possible. Alors, la seconde meilleure option, c’est de disparaître moi-même. De foutre le camp sans laisser de trace.
Un gémissement de Laure me tire de mes réflexions. Je me penche sur elle pour tenter d’évaluer son état. Je l’éblouis avec ma torche, alors elle se protège les yeux de la main. Au moins, elle est consciente. Tant mieux.
Je la retourne avec précaution pour pouvoir examiner son dos. Dans la lumière blanche de la lampe, je vois que son gilet est déchiré en partie et qu’elle a une estafilade d’une dizaine de centimètres au niveau de l’omoplate gauche. La blessure ne semble pas trop profonde et ça n’a pas l’air trop grave. La coque du tender a dû frotter contre son dos et lui entailler la peau. Heureusement, le gilet a dû amortir le choc.
Elle semble reprendre peu à peu ses esprits.
— Laure ! Laure ! C’est Fred. Tu m’entends ?
Elle met un moment à réagir. Elle finit par hocher la tête.
— Vous avez été heurtés par un bateau sur votre kayak. Comment tu te sens ? Tu as mal ?
Je la vois qui tente de faire un diagnostic de ses sensations. Elle regarde autour d’elle. Reprend ses marques. Touche ses vêtements et semble se demander pourquoi elle est toute mouillée. Bouge les bras puis les jambes. Elle porte la main à l’épaule et grimace.
— Mon dos…
— Oui, j’ai vu. Tu as une coupure mais ça devrait aller. Mais Eric, c’est plus grave… Il a coulé et je n’ai pas réussi à le trouver. Je suis désolé.
Elle semble ne pas comprendre. Puis je la vois réaliser la portée de mes paroles. Ses traits se figent puis se déforment, dans un maëlstrom de sentiments. Elle est sous le choc.
— Eric ?!
Elle tourne la tête dans tous les sens, regarde tout autour de nous. Mais il n’y a que l’eau noire. Je vois des larmes couler sur ses joues.
— Et le kayak ? Où il est le kayak ? Il est peut-être coincé dessous.
— Votre kayak a coulé aussi. Il n’y a plus rien à faire. Il faut que nous partions d’ici. C’est trop dangereux de rester. Ils peuvent revenir. La base nautique n’est pas loin. On va y aller. Ils pourront te soigner. Et appeler les secours et la police. Il faut attraper le bateau qui vous a percutés.
Je n’ai vraiment aucune envie de mêler la police à tout ça, avec toutes les emmerdes que ça va me causer. Mais là, c’est quand même autre chose qu’un petit vol ou une bagarre bénigne. Je me tourne vers le moteur pour le démarrer. Je sens sa main sur mon bras qui me retient.
— Non.
Elle se redresse. Elle essuie ses larmes de la paume de la main. Elle se reprend.
— Pas de police.
Son ton est un peu suppliant mais ferme.
— Mais comment ? Ce n’est pas possible. On ne peut pas rester sans rien dire. Tu es blessée. Eric a disparu et il est probablement mort. Il faut les arrêter, ces salauds.
Elle me regarde quelques secondes en silence. Je sens qu’elle perçoit mon manque de conviction.
— Fred, s’il te plait. Tu l’as dit toi-même : Il n’y a plus rien à faire pour Eric. Ça ne va pas le ramener d’appeler la police. Et moi, je serai dans une merde noire. Et toi aussi, je pense. S’il te plait. Fais-ça pour moi. Rentrons au bateau. Je te jure que c’est vraiment mieux comme ça. Je t’expliquerai tout. Mais ne restons pas là. Ils sont capables de tout.
Sa main est toujours posée sur mon bras. Mais plus pour me retenir, plutôt pour me convaincre. Ses doigts me serrent doucement le poignet. Je n’hésite pas très longtemps. Le temps presse. Je n’ai qu’une envie, c’est de foutre le camp et moi non plus, je n’ai aucune envie d’impliquer les autorités. J’ai fait mon devoir. Je suis allé à leur recherche. J’ai essayé de sauver Eric. J’ai récupéré Laure. J’ai fait tout ce que je pouvais. Je dois maintenant penser à la suite. Penser à elle. Et aussi penser à moi.
Je réfléchis à toute vitesse en essayant de prendre en compte toutes les implications. D’examiner tous les angles. Est-ce qu’on peut s’en sortir ? Est-ce que la disparition d’Eric peut passer inaperçue ? Car la décision que je vais prendre sera irréversible. Ce sera difficile demain de se pointer la bouche en cœur au poste de police en disant qu’après mûre réflexion, on s’est dit que finalement la mort d’un homme devait sans doute être signalée. Mais je sais qu’au fond de moi, la décision est déjà prise. Je suis un lâche. J’ai toujours évité d’affronter les problèmes. Evité les discussions difficiles. Mais là, les enjeux sont bien plus importants. Alors, si nous gardons le silence, il faut éviter les erreurs. Ne laisser aucune trace. Tout prévoir.
Quelle arrogance. Ha ! Si j’avais pu prévoir dans quel pétrin j’allais me fourrer…
Dans l’immédiat, le plus urgent, c’est de contacter les loueurs. Sinon, ils vont s’inquiéter en ne revoyant pas revenir Eric et Laure. Et alors ce sont eux qui appelleront la police ou les garde-côtes.
Je sors mon téléphone de son sac étanche.
— Laure, il faut que tu appelles la base nautique. Dis-leur que vous étiez fatigués et que vous vous êtes arrêtés à Polače. Vous allez passer la nuit sur votre bateau et vous ramènerez le kayak demain matin. Qu’ils ne s’inquiètent pas.
Ça me fait du bien de prendre les choses en main. J’ai les idées claires maintenant. Laure hoche la tête. Elle s’est reprise. Je compose le numéro et lui tends le téléphone.
On dirait qu’elle a fait ça toute sa vie. Elle rit en racontant leur journée et à quel point c’était génial mais fatigant. Elle est désolée d’appeler si tard mais le temps a passé si vite. Ils ont un peu surestimé leurs forces et Eric dort déjà. Elle ment avec une assurance presqu’inquiétante. Je ne devrais pas être surpris puisqu’elle me ment visiblement depuis le début.
Elle me rend le téléphone. Je tire la poignée du lanceur et heureusement, le moteur démarre au quart de tour.
— Allons-y.
Je suis impatient d’entendre ses explications, mais le plus urgent, c’est de partir d’ici au plus vite. Avant que ces tueurs ne changent d’avis et ne reviennent finir le boulot.