Mais retrouver Danaé, je me rends bien compte que ça va être plus facile à dire qu’à faire.
Si la police et Apatis ne l’ont pas déjà localisée, comment est-ce que j’espère y parvenir moi, qui n’ai pas leurs ressources et qui ne connait pas le terrain.
Car mon territoire à moi, c’est la mer. Je connais les baies, les abris pour ancrer et quelques tavernes de plage. Mais dès qu’il s’agit de l’intérieur des terres et des villes, je m’y connais moins sur les Ioniennes qu’un bobo parisien.
Alors, même si je suis extrêmement soulagé que Danaé soit vivante et libre, je suis découragé d’avance face à la difficulté de trouver sa trace.
Et l’arrivée quelques minutes plus tard d’une équipe de la police scientifique, qui arrive avec tout un équipement et se met à faire des prélèvements sur le pont et dans les cabines du Monokeros, ne fait rien pour me remonter le moral.
A les voir s’agiter, on dirait qu’Apatis n’est pas encore intervenu pour interrompre les recherches et ne leur a certainement pas transmis non plus les vidéos qui montrent Danaé partir seule. Ils doivent donc encore considérer sa disparition comme inquiétante et traiter le bateau comme une scène de crime potentielle. Et dans ce cas, je suis vraiment mal barré.
Car j’ai prétendu ne pas connaître Danaé et l’avoir quittée à notre sortie du taxi. Et non seulement ma version ne tiendra plus la route dès qu’ils auront interrogé le bistrot où nous avons passé la soirée ou le taxi qui nous a ramenés à la marina. Mais surtout mon ADN doit être partout sur les matelas et les coussins du pont avant.
Je suis même étonné d’être encore en liberté.
Peut-être que le serveur qui s’est occupé de nous n’a pas repris son service et que le chauffeur de taxi dort encore… Mais ce n’est qu’une question de temps avant que l’inspecteur Alamanos ne revienne me voir. Et cette fois, notre conversation risque d’être plus tendue que la première.
Je n’ai pas une minute à perdre.
Mais où a-t-elle bien pu aller ? Se cacher sur l’île ? Corfou est grande et grouille de monde. Il ne manque sans doute pas d’endroits où rester sous le radar et passer inaperçue. Mais pourquoi faire ? A quoi cela lui servirait-il ? D’autant que d’après nos discussions d’hier, j’ai compris que, si elle connait bien Corfou pour y avoir passé son enfance, elle n’y a plus vraiment d’attaches, ni d’amis.
Je me dis qu’à sa place, je me cacherais dans un endroit où je me sens en sécurité. Où je connais des gens qui pourront m’héberger et me cacher. J’essaie de me souvenir de nos conversations, de ses confidences, des anecdotes qu’elle m’a racontées, mais j’ai tellement bu hier soir que mes souvenirs sont pour le moins embrumés.
J’attrape une carte de la région pour tenter de voir si certains noms me semblent familiers. Et juste au sud de Corfou, mon regard s’arrête sur Paxós. Ou plutôt les Paxí comme Danaé appelait ce chapelet d’îles.
Et tout me revient d’un coup.
Paxós, c’est cette île d’où provient sa famille. Où elle m’a dit avoir des dizaines de cousins, d’oncles et de tantes. Où elle a habité dès ses 12 ans, après avoir quitté Corfou à la mort de son père. Et dont elle parlait avec le sourire aux lèvres et les yeux qui brillaient.
Je suis sûr qu’elle s’est réfugiée là-bas.
Mais je ne vois pas comment elle a pu y aller sans que la police ne trouve de trace d’elle dans les ferries. Même si elle a utilisé un nom d’emprunt, ils ont certainement dû montrer sa photo et ils doivent avoir vérifié les caméras de surveillance du port.
J’en suis à imaginer qu’elle ait utilisé des déguisements ridicules ou des faux papiers pour embarquer quand je me souviens tout à coup avoir croisé au cours de mes navigations des transbordeurs bien plus petits qui faisaient la navette entre le sud de l’île et Paxós.
Et je me dis que, dans ses investigations, la police s’est sans doute limitée à l’aéroport et au port le plus proche, qui est aussi le point d’entrée et de sortie principal de l’île. Et qu’ils ont négligé les autres accès possibles.
Je reprends espoir et me mets à la recherche du port d’où partent ces navettes. Après 2 minutes, je trouve la compagnie Lefkímmi Lines qui opère depuis un minuscule débarcadère loin au sud de l’île, à une cinquantaine de kilomètres d’ici. Ils ont une petite ligne qui rejoint plusieurs fois par jour le port de Gáios sur Paxós en 45 minutes.
Je sens l’excitation qui monte. Je ne sais pas pourquoi mais je suis certain que c’est comme ça qu’elle a quitté l’île.
Il faut que j’aille là-bas pour en avoir le cœur net. Tout de suite. Avant que l’inspecteur ou un autre flic ne vienne m’amener au commissariat pour un interrogatoire plus poussé.
J’ouvre le grand coffre du cockpit et j’en sors mon petit vélo électrique pliable. La batterie est à pleine charge, ce qui me laisse largement assez d’autonomie pour aller jusqu’au terminal de bus de Corfou.
Pour éviter que la police s’inquiète de ne pas me trouver et lance un avis de recherche, je laisse le bateau ouvert avec quelques affaires dans le cockpit, comme si j’étais juste sorti faire une course rapide.
Après m’être assuré que personne ne pouvait me voir sur le pont du Monokeros, je descends rapidement mon vélo sur le ponton et je file vers la ville. J’ai une dizaine de kilomètres à parcourir. Heureusement presque tout sur du plat mais il fait une chaleur de four à pizza. Je suis bien content d’avoir une assistance électrique.
Il y a un bus qui part dans 30 minutes et je n’ai pas intérêt à traîner si je veux l’attraper.
Le trajet depuis la ville fait dans les 40 kilomètres, mais il me faut plus d’1 heure et quart pour arriver à l’arrêt le plus proche du débarcadère. Il faut dire que le car s’est arrêté très souvent, le plus souvent au milieu de nulle part. J’ai compté plus de 15 arrêts.
Il était ultra-moderne et extrêmement climatisé, ce qui fait que je suis glacé et presque content de retrouver la fournaise extérieure pour parcourir le dernier kilomètre qui mène au port depuis le carrefour où je suis descendu.
Quand j’y arrive enfin, un transbordeur est amarré à quai, mais il n’y a aucune voiture, ni aucun passager. Le prochain départ ne doit pas être pour tout de suite… Il est presque 18h30 et peut-être même qu’il n’y en aura plus avant demain matin.
Heureusement, il y a encore quelqu’un au guichet. Une femme sans âge qui pourrait aussi bien avoir 45 ans que 70. Je lui montre sur mon téléphone une photo de Danaé que j’ai trouvée sur son profil LinkedIn et je lui demande en anglais si elle l’a vue.
Elle me regarde avec un air d’incompréhension totale. Elle ne doit parler que le grec. Ou alors mon accent français ne ressemble pas à l’anglais auquel elle est habituée. Ça m’arrive tout le temps. Je veux bien admettre que ma prononciation n’est certainement pas la meilleure, mais il n’y a rien qui me déprime plus que de devoir répéter plusieurs fois de suite un mot très simple en anglais jusqu’à ce qu’enfin mon interlocuteur comprenne ce que je veux dire et me le redise exactement comme je l’ai prononcé.
Je tape frénétiquement sur mon téléphone pour trouver la traduction dans Deepl. Je ne me hasarde pas à lire la phrase en grec moi-même, mais lui montre directement l’écran. Il lui faut plusieurs secondes pour tilter, mais elle finit par me répondre par plusieurs Nai ! enthousiastes, suivis d’une longue explication à laquelle je ne comprends évidemment rien.
Voyant que je suis perdu, elle reprend plus lentement mais en parlant très fort, comme si elle parlait à une personne âgée dure d’oreille.
— Nai ! Símera to proí ! Gia to próto plío !
Je finis par comprendre qu’elle est bien passée ce matin. Et a pris le premier bateau.
J’agite le bras en direction du sud.
— Paxós ?
— Nai ! Paxí ! Gáios !
Après l’avoir remerciée avec profusion, je me retrouve dehors, épuisé mais le sourire aux lèvres.
J’avais raison.
J’ai retrouvé sa trace. Ou en tout cas, un premier indice.
Au moins, je sais qu’elle est partie à Paxós. Je n’ai plus qu’à y aller et reprendre la piste là-bas.
Il est trop tard pour partir à sa recherche aujourd’hui. Il ne me reste plus qu’à revenir à la marina. Et demain, j’irai à Paxós pour retrouver Danaé.
Mais avant ça, il faut que je me retape les 2 heures de trajet de retour, en espérant que je ne rate pas le prochain bus.