Pendant notre retour vers Polače, le silence de la nuit n’est perturbé que par le bruit du moteur. Ce n’est pas le bon moment pour parler. Laure est assise au fond du bateau sans rien dire, un peu prostrée, tandis que je me concentre sur la navigation. Il fait nuit noire et, même s’il me suffit de suivre la côte, je dois tout de même rester attentif.

En arrivant vers les premières constructions, je réduis la vitesse et avance au ralenti pour ne pas attirer l’attention. J’éteins le moteur un peu avant d’arriver, puis je me laisse glisser jusqu’à l’avant du voilier, avant de me tirer doucement vers l’arrière. Heureusement, il n’y a pas de bateau du côté du large. Je ne tiens pas à ce que tout le monde nous voie arriver à cette heure tardive, surtout avec Laure qui est couverte de sang. Il ne faut pas attirer l’attention. En cas de questions de la police plus tard, ce serait mieux d’éviter que tout le monde se souvienne de nous. Ah bien sûr, Monsieur l’agent, je me souviens très bien. Ils sont arrivés vers 23 heures et la jeune femme pissait le sang avec un gilet complètement déchiré. D’ailleurs, je me suis demandé où était le 3ème

Par chance, tout le monde est encore au restaurant, alors nous pouvons nous glisser à bord discrètement. J’envoie Laure dans sa cabine pendant que j’attrape la pharmacie du bord. Heureusement, je suis assez bien équipé. On se blesse souvent sur un voilier et il vaut mieux avoir de quoi éviter qu’une petite coupure ne s’infecte.

Elle a un peu recouvré ses esprits et ne semble pas avoir d’autre blessure que sa coupure au dos.

— Il faut te soigner. Il y a un dispensaire pas très loin. Je peux t’y emmener.

— Non. Je vois que tu es équipé. On va se débrouiller comme ça, si tu es d’accord.

Je n’ai aucune envie d’impliquer qui que ce soit d’autre dans cette affaire, que ce soit la police ou les services de santé, alors moi ça me va. Sa vie ne semble pas en danger et si ça s’infecte, il sera toujours temps d’aviser. Lorsque nous serons loin d’ici.

— Tu arrives à retirer ton gilet seule ou tu as besoin d’aide ?

Lever le bras lui fait mal et je la vois grimacer.

— Laisse tomber. Je vais le couper. De toute manières, il est foutu.

D’un coup de cutter, je tranche la bretelle et le côté du gilet pour le faire glisser. Elle n’a que son haut de maillot. J’ai un peu honte mais j’hésite à le retirer aussi. Mais ce n’est pas vraiment nécessaire pour la soigner et ce n’est vraiment pas le moment.

— Allonge toi sur le ventre.

Le gilet a dû comprimer la plaie lorsqu’elle était appuyée contre le boudin de l’annexe, car ça ne saigne presque plus.

Elle tourne la tête vers moi et me regarde faire, d’un air détaché, comme si elle jugeait ma prestation sans être vraiment concernée. Je ne sais pas si elle est toujours comme ça ou si elle est encore sous le choc. J’enfile une paire de gants jetables. Ça fait tout de suite plus pro et ça met les gens en confiance. Ils ont l’impression que je sais ce que je fais.

Je m’assieds à côté d’elle et je sens la chaleur de sa peau contre ma cuisse.

— Ça va piquer.

J’asperge largement la plaie d’antiseptique pour la nettoyer. Elle se raidit sans me quitter des yeux. Elle doit déguster mais ne veut pas le laisser paraître. J’inspecte la plaie. Elle semble très nette et je ne vois rien à l’intérieur. Je l’essuie soigneusement avec des compresses, puis je ferme la blessure avec des steristrips. Je suis plutôt satisfait du résultat. La coupure est bien fermée et, avec un peu de chance, la cicatrice sera minime. Mon regard glisse sur son dos bronzé et musclé et je me dis que je préférais l’admirer dans d’autres circonstances. Je suis tenté de passer mes doigts sur sa peau mais je me retiens. Ce n’est vraiment pas le moment. Et avec les gants, ce ne serait pas pareil. Je termine mon travail avec une compresse recouverte d’un pansement étanche. Je retire les gants et range le matériel dans la boite. Une vraie fée du logis. Elle ne m’a pas quitté des yeux.

— Voilà, c’est fini. Ne force pas trop pour ne pas ouvrir la plaie. Je vais te donner un antidouleur.

Je vais à la cuisine lui remplir un verre d’eau et lui tends 2 Doliprane.

Elle s’assied au bord de la couchette et avale ses comprimés, le regard toujours fixé sur moi.

— Merci. Tu es gentil.

— Ce n’est rien. Et tu as de la chance. Tu aurais plus dégusté si j’avais dû te charcuter pour retirer des épines d’oursin ou un hameçon.

Elle n’a pas l’air convaincue par mes tentatives d’alléger l’atmosphère. Et n’est probablement pas d’accord qu’elle a de la chance.

— Tu as faim ?

Elle secoue la tête.

— Je ne pourrais rien avaler.

— Il faut quand même que tu manges quelque chose.

Je ne vais pas me lancer dans des plats cuisinés à cette heure-ci et dans ces conditions, alors je nous prépare des sandwiches vite fait. J’hésite un peu, puis je prends la bouteille de vodka dans le congélateur et j’attrape deux verres.

Elle est toujours assise au bord de sa couchette, l’air pensif. Je pose l’assiette avec les sandwiches à côté d’elle et j’en prends un. Je n’ai pas très faim non plus mais il faut bien lui montrer l’exemple.

Je sers 2 verres de vodka et lui en tends un qu’elle prend sans y penser. J’en avale une bonne lampée et la puissance de l’alcool me calme les nerfs.

— Allez, bois ! Tu en as bien besoin. Ça va te donner un coup de fouet.

Elle trempe les lèvres sans conviction mais elle en avale tout de même un peu.

Elle ne mange qu’un tout petit morceau du sandwich puis le repose dans l’assiette. Elle fixe le sol un moment. Puis elle pousse un soupir, inspire un bon coup, boit une nouvelle gorgée de vodka et relève la tête vers moi.

— Assieds-toi. Je vais tout te raconter.

 


 

Nous quittons le port à peine le soleil levé. Le port est encore endormi et je ne veux pas réveiller tout le monde. Moins les gens se souviendront de nous et de nos heures de départ et d’arrivée, mieux ce sera. Plus les horaires seront flous et plus nous aurons de marge de manœuvre dans nos déclarations en cas d’enquête.

Heureusement, nous sommes amarrés avec une lazy line alors je n’ai pas d’ancre à remonter. Il n’y a pas de vent à cette heure matinale, alors en larguant les amarres à l’arrière et en me tirant sur la lazy line, je peux me donner suffisamment d’élan pour quitter la place et m’éloigner d’une vingtaine de mètres avant d’allumer le moteur.

Laure a pu se reposer un peu. Elle a repris un peu du poil de la bête. Son dos est douloureux mais c’est supportable d’après ce qu’elle dit.

La mer est lisse comme un miroir. Je me dirige à petite vitesse vers Mljet Watersports Adventures. Nous avons gagné un peu de temps avec notre appel d’hier, mais maintenant il faut régler le problème avec le loueur. Sinon, il va porter plainte pour vol. Il a passé plusieurs heures avec Eric et Laure et pourrait les identifier sans problème. Et moi aussi d’ailleurs, puisque je suis passé poser des questions à leur sujet. Avec nos descriptions, ce serait ensuite un jeu d’enfant de remonter jusqu’à nous en interrogeant n’importe qui à Polače.

Alors, nous avons convenu d’un plan. Je m’ancre juste avant la baie de Tatinica pour que le loueur ne sache pas le nom du voilier. Nous prenons ensuite l’annexe pour aller jusqu’à la base nautique. Si j’avais eu le choix, j’aurais préféré ne pas me montrer et laisser Laure y aller toute seule. Mais elle n’est pas en état de piloter l’annexe, ni de démarrer le moteur.

Une fois arrivés là-bas, Laure débarque pour expliquer au loueur que le kayak, qu’elle avait laissé sur la plage à Polače, a malheureusement été volé pendant la nuit. Pour apaiser le loueur, elle lui offre de le dédommager.

Comme hier soir au téléphone, Laure joue son rôle à la perfection. On ne dirait pas qu’elle a échappé de peu à la mort hier soir. Elle est charmante, tellement désolée et se sent tellement bête que c’est tout juste si le loueur ne lui dit pas de garder son argent… Finalement, il accepte 500 euros mais vraiment parce qu’elle insiste.

En arrivant, il n’y avait aucune trace du Croix du Sud devant Kobrava. Ils ont dû lever l’ancre au milieu de la nuit pour s’éloigner le plus vite possible du lieu de l’abordage.

Alors, pendant que Laure traite avec le loueur, je consulte Marine Traffic sur mon téléphone pour savoir où il est passé.

Aucune trace du yacht. Ils ont dû éteindre leur balise AIS.

Une fois la question du kayak réglée, nous repartons tous les deux avec l’annexe et rentrons au bateau.

Il n’y a rien d’autre à faire qu’attendre. Ils finiront bien par rallumer leur balise. Quelques heures, ça passe. Mais c’est obligatoire et ils ne voudront pas attirer l’attention des garde-côtes.