Le voilier avance bien. Presque 6 nœuds, voire plus dans les risées. Une légère brise thermique du nord a commencé à s’établir vers 9 heures, alors j’ai éteint le moteur et hissé les voiles. Grand-voile haute et spi asymétrique. On va aussi vite comme ça et ça m’économise du carburant. Il semble même faire un peu moins chaud qu’hier, mais c’est peut-être simplement parce que je suis au large. La mer est belle et calme.
Si je n’étais pas si anxieux d’arriver aussitôt que possible, ce serait une navigation tout à fait agréable. J’aime naviguer en solitaire et, dans de telles conditions, quand le voilier glisse sans efforts au portant, c’est toujours un pur bonheur.
J’ai passé la pointe sud de Corfou il y a une bonne heure et demie et je vois Paxós à tribord déjà depuis un moment. Le port de Gáios se situe environ aux 2 tiers de la longueur de l’île. Il est midi et, si tout va bien, je devrais y arriver dans 1 heure.
J’ai quitté la marina de Gouviá avant 7 heures ce matin, juste après le lever du soleil. J’ai fait le moins de bruit possible en quittant le ponton. J’espère ainsi que mon départ sera passé inaperçu au moins 1 heure ou 2. J’ai même éteint mon téléphone pour éviter d’être tracé. Je ne suis pas très inquiet du côté de la police, mais je me méfie d’Apatis, qui doit avoir toutes les ressources technologiques nécessaires. Et tous ces romans policiers et ces thrillers ont fini par porter leurs fruits.
Hier soir, je suis arrivé vers 19h30 au bateau. J’avais pris la précaution de m’arrêter en chemin pour acheter 2-3 choses et renforcer l’idée que je m’étais juste absenté pour faire quelques courses. Ces précautions ont sans doute été inutiles, car je n’ai croisé personne en rentrant et je n’ai vu aucune trace de visite sur le bateau. Mais on ne sait jamais. Le Monókeros est juste à côté et je suis peut-être surveillé discrètement.
Après un repas rapide, j’ai passé une partie de la soirée à hésiter entre emprunter le ferry ou prendre mon voilier pour me rendre à Paxós. Le plus simple et le plus rapide, ça aurait été de laisser le voilier dans la marina et de prendre le ferry depuis le port de Corfou. Ça aurait eu l’avantage de masquer un peu plus longtemps mon départ. Mais la police ou Apatis auraient facilement pu savoir où j’étais allé en consultant les registres des compagnies. J’aurais aussi pu faire comme hier, reprendre le bus jusqu’à Lefkímmi pour embarquer sur le transbordeur comme Danaé. Mais je me suis dit que, si j’étais moi-même parvenu facilement à trouver que Danaé était passée par là pour se rendre à Paxós, n’importe qui pourrait faire de même en ce qui me concerne.
Alors, j’ai préféré prendre le voilier. C’est vrai qu’on voyant la place vide, on saura immédiatement que je suis parti, mais au moins on ne saura pas où. Et non seulement ça sera plus difficile pour la police ou Apatis de me retrouver, mais surtout ça protègera mieux Danaé.
Sans compter que je serai plus libre de mes mouvements.
Je ne me fais pas non plus beaucoup d’illusions : ce n’est pas bien difficile de trouver un voilier dans les Îles Ioniennes, surtout s’il est dans un port. Ce n’est pas l’immensité déserte du Pacifique après tout. Mais ça peut tout de même me permettre de gagner un peu de temps.
Il est à peine 13 heures quand je m’engage dans le port naturel de Gáios, alors je n’ai pas trop de problème à trouver une place sur le quai de la ville, sur le bras de mer derrière l’ilet d’Agios Nikolaos.
C’est très étroit, à peine 40 mètres entre le quai et l’ilot, et je me dis que ça doit être un sacré bordel en pleine saison au moment de partir, quand les chaines d’ancre se croisent et se superposent.
Mais ça, c’est un problème pour plus tard. Maintenant, je suis pressé de me rendre au quai d’arrivée du transbordeur pour tenter de retrouver la piste de Danaé.
Alors, à peine la passerelle en place, je déplie mon vélo et fonce vers le débarcadère. La route qui longe le bord de mer est très étroite et encombrée de terrasses de bistrots, de voitures garées n’importe comment et de piétons qui se promènent. Ça grouille de vie et, si je n’étais pas si impatient de retrouver la piste de Danaé, ce serait sans doute très agréable. Mais là, ça me ralentit et ça me contrarie.
Je finis par arriver au débarcadère. Un Flying Dolphin en provenance de Corfou est en train d’arriver et c’est l’effervescence sur le quai, avec le joyeux capharnaüm habituel entre les employés du port qui se préparent à attraper les amarres, les voitures et les taxis qui attendent des passagers et les touristes qui se préparent à embarquer.
La femme au guichet a l’air un peu décontenancée lorsque je me précipite vers elle et que je lui flanque mon téléphone sous le nez pour lui montrer la photo de Danaé. Le temps de reprendre un peu mon souffle et de lui expliquer plus clairement ce que je cherche, elle m’explique dans un anglais de cuisine que les personnes qui débarquent ne passent pas par le guichet, mais qu’elles s’en vont directement. Devant mon air dépité, elle prend un peu pitié de moi et me dit que les chauffeurs de taxi l’ont peut-être vue.
Je n’ai pas plus de succès avec les 2 chauffeurs en train d’attendre leurs clients et je commence à perdre espoir. Ils haussent tous les 2 les épaules et finissent de me décourager en m’informant qu’il y a une bonne dizaine de chauffeurs différents à Gáios mais qu’il n’y a pas de station où les retrouver. Pas de centrale non plus à qui s’adresser. C’est chacun pour soi.
Je crève de soif et je m’attable au petit café qui sert les voyageurs pour boire une bière. Sans trop y croire, je montre également la photo à la serveuse. Elle la regarde attentivement et dodeline de la tête comme si elle hésitait.
— Is she Greek ?
C’est sûr qu’en me voyant, les gens doivent plutôt s’imaginer que je recherche une autre touriste. Une Grecque, ça semble l’intéresser un peu plus.
Je lui réponds que oui et lui répète son nom, Danaé Adamou, comme une preuve de nationalité.
Elle scrute la photo de plus près. Elle montre sa tête de la main.
— Was she wearing a hat?
Bien sûr, le chapeau de son père ! Je hoche la tête frénétiquement et répète yes ! comme un mantra. Je lui montre une photo d’un panama sur mon téléphone.
En le voyant, son visage s’éclaire et il n’y a plus de doute.
— Yes ! She was here. Yesterday morning.
Mais ma joie est de courte durée, car elle ne peut rien me dire d’autre. Elle n’a pas vu dans quelle direction Danaé partait ou si elle attendait une voiture. Elle sait juste qu’elle était là. Qu’elle parle grec. Qu’elle a commandé un frappé. Et qu’elle était seule.
Je suis à la fois content d’avoir eu raison et d’avoir une trace d’elle relativement fraîche, mais aussi déçu de ne pas avoir plus de renseignements à me mettre sous la dent. En fait, je savais déjà qu’elle avait pris le transbordeur de Lefkímmi à Paxós. Alors je ne suis guère plus avancé maintenant. Je sais juste qu’elle a débarqué. Mais après tout, il y avait peu de chances qu’elle ait sauté en route.
Je ne sais pas ce que j’espérais au juste. Que quelqu’un l’avait vue monter dans une navette d’hôtel et se souvienne du nom ? Qu’on l’ait vue entrer dans la 3ème maison à gauche en quittant le port ?
Je n’ai plus qu’à revenir au bateau et préparer un plan d’attaque. Il doit bien y avoir une vingtaine d’hôtels ou d’hébergements pour les touristes à Gáios. Et une bonne centaine dans toute l’île de Paxós. Je me vois mal en faire le tour un par un.
D’autant plus que je sens que si elle est venue à Paxós, ce n’est pas pour aller à l’hôtel comme une touriste de base. Elle est venue ici car elle y a de la famille, des amis.
Et eux, je ne vais pas les trouver sur Google.
Mais pendant mon déjeuner rapide sur une terrasse de la petite place centrale, je me dis que ça vaut au moins le coup d’essayer.
Après un café grec bien corsé, je me sens un peu plus en forme. Et après avoir fait quelques recherches sans résultat sur son nom et Paxós et scruté son profil LinkedIn à la recherche d’indices, je me souviens tout à coup qu’elle a divorcé. Et Adamou est peut-être son nom de femme mariée. Mais c’est son nom de jeune fille qui est important. C’est celui de sa famille.
Revigoré par ce nouvel élan, je reviens sur son profil LinkedIn pour trouver les premières étapes de sa vie professionnelle. Avant son mariage. Ses études par exemple.
Et, après plusieurs heures de vaines recherches, en fouillant dans les archives de l’association des anciens élèves de l’Université d’économie et de gestion d’entreprise d’Athènes, je finis par tomber sur un témoignage dans leur newsletter. Une certaine Danaé Vlachopoulou y raconte son parcours. Et si la petite photo qui accompagne l’article n’est pas super nette, j’y reconnais Danaé sans problème. Il faut dire qu’elle porte son panama iconique.
Et quand je tape Vlachopoulou et Paxós dans Google, je comprends que c’est effectivement l’une des familles importantes de l’île. J’ai enfin le sentiment de progresser.
Cette impression positive ne dure malheureusement pas très longtemps, car si avant je manquais cruellement de pistes, maintenant j’en ai trop. Entre les hôteliers, les membres du conseil municipal, les loueurs de voitures, les restaurateurs ou les propriétaires de supermarchés, j’ai l’impression que la moitié de l’île est de la famille. Il y a même un village qui porte leur nom.
Je ne sais pas par quel bout commencer, d’autant que je crains que toute question sur Danaé ne se heurte à la loi du silence. J’imagine que si elle est venue ici, c’est parce qu’elle sait que personne ne va aider un étranger à la retrouver.
Autant chercher une aiguille dans une botte de foin.