Je ne l’ai plus jamais revue, mais elle sera plus facile à trouver que les deux autres. Elle est restée ici et j’ai suivi sa carrière de loin, au fur et à mesure des nouvelles sur les réseaux ou des communiqués de presse de ses différents employeurs. Elle est restée en contact avec certains des membres de l’équipe de l’époque, alors j’ai aussi des infos par le téléphone arabe.

Aujourd’hui, elle est Responsable de l’analyse et Associée dans une boite d’investissement d’impact qu’elle a cofondée. C’est à la mode et tant mieux pour elle si elle a du succès. Mais ça m’inquiète aussi un peu, car elle doit être plutôt militante pour occuper ce poste.

Autant le dire tout de suite, j’ai peur de ce qu’elle va me dire si on se rencontre. Car je ne suis pas fier de ce que j’ai fait. Loin de là. Et je ne le referais certainement pas. J’ai tout de même évolué depuis. A ma décharge, j’avais la complicité de tout le système.

Jusqu’à présent, le bilan de mon projet d’expiation n’est pas très glorieux. Mais, après ces 2 échecs, je crains que le 3ème essai ne soit pas plus facile à transformer. Je doute qu’elle m’accueille à bras ouverts.

Après avoir tergiversé quelques jours, je me lance et lui envoie un message à l’adresse email que j’ai trouvée sur le site de sa boite. Je lui explique brièvement l’esprit dans lequel je la contacte, pour que ce soit clair que je reconnais mes torts et que je viens en pénitent. Ce n’était pas facile de trouver le ton juste et la bonne distance, mais je crois que j’y suis parvenu.

Je suppose qu’elle va laisser passer du temps avant de me répondre, pour montrer sa réticence et me laisser un peu mariner. Mais je reçois une réponse à peine 2 jours plus tard. J’ai été surprise par ta prise de contact après tant d’années. Je ne sais pas trop à quoi cela peut servir, mais je souhaite malgré tout encourager ta démarche. Et elle me propose un rendez-vous la semaine suivante. A 10 heures, dans un café au centre-ville. Je comprends que les limites sont bien posées. On ne va pas déjeuner, encore moins dîner. Ça va durer moins d’une heure. Et elle ne veut pas se montrer en ma compagnie en me faisant venir dans ses bureaux. Mais elle est tout de même d’accord de me voir, ce qui est un signal positif malgré tout.

J’hésite longtemps sur la tenue adéquate pour une telle entrevue. L’équivalent moderne de la robe de bure. Surtout pas tape à l’œil ou luxueux. Je finis par opter pour le style écrivain désargenté, avec des desert boots un peu éculées, un jean passe-partout, une chemise en chambray Zara et une veste en velours côtelé. Intello de gauche ou prof.

J’ai aussi passé des heures à me demander comment aborder la discussion. A décider ce que j’allais lui dire. A élaborer des scénarios. Si elle me dit ça, je réponds quoi ?

J’arrive avec un peu d’avance. Je ne veux pas qu’elle soit déjà énervée contre moi avant même que j’arrive. De son côté, elle arrive avec un bon quart d’heure de retard, pour montrer sa réticence, sans doute.

J’esquisse un sourire et je me lève en la voyant entrer dans le café, mais elle reste de marbre et plutôt froide. Après l’avoir remerciée d’être venue et passé la commande, je me lance.

– Je te remercie d’avoir accepté de me rencontrer. J’imagine que ce n’est pas facile pour toi d’être ici. Je t’ai expliqué l’esprit de ma démarche et c’est donc important pour moi que tu sois là. Pour que je puisse te dire en face à quel point je suis désolé de tout le mal que j’ai pu te faire. Je sais aussi que j’arrive bien tard avec ce discours et j’aurais tout à fait compris que tu ne veuilles pas me voir. Je ne te demande pas de me pardonner, même si je serais très heureux que tu le fasses. J’ai juste besoin de t’exprimer mon repentir.

Elle opine de la tête sans trop s’engager.

– Je ne veux pas monopoliser la conversation, car j’aimerais avant tout t’entendre. Savoir quel est ton avis. Mais je tiens à le dire clairement : Même si à l’époque je n’en étais pas totalement conscient, je sais aujourd’hui que j’ai abusé de toi cette nuit-là à Zurich. Je n’aurais pas dû profiter de la situation et j’ai compris que ce n’est pas parce que tu t’es laissée faire que tu étais forcément consentante. En tant que ton chef, je n’aurais jamais dû envisager une relation avec toi ou te mettre dans une situation où il était difficile pour toi de me rejeter sans risquer des problèmes au bureau. Voilà. Je suis désolé de tout ce que j’ai fait et de mon comportement de l’époque. J’espère sincèrement que tu n’en as pas trop souffert.

Elle marque un peu le coup, visiblement un peu ébranlée par ma tirade. Elle ne devait pas s’attendre à un tel mea culpa de ma part. Elle reste un moment silencieuse.

– C’est vrai que tu as été un sale con. Mais la pire, ça a été Nathalie Brugger, cette salope des RH qui m’a traitée plus bas que terre lorsque je suis allée la voir. Je ne voulais pas faire un scandale. Juste lui dire pour qu’elle sache. Pour qu’elle prenne des mesures pour que cela ne recommence pas. Et avoir un peu de sympathie de la part d’une femme. Qui serait de mon côté. Tu parles ! Bonjour la solidarité féminine.

– Tu sais, je n’y suis pour rien dans ton renvoi. Nathalie m’a informée après coup. Quand tu étais déjà partie. Mais je ne veux pas lui jeter la pierre. Elle avait des instructions. Et il faut bien dire que ça aurait été difficile que tu restes. Même pour toi.

Elle me lance un regard noir.

– Ça t’arrangeait bien. Mais moi je me suis retrouvée sans rien. C’était moi la victime et on m’a traitée comme si j’étais coupable. Mais coupable de quoi ? D’avoir été naïve ? D’avoir pensé que jamais mon chef que je respectais et j’admirais n’allait dépasser les bornes. Qu’il savait qu’il y avait une limite.

J’essaie de reprendre la main et de détourner un peu la conversation vers des sujets plus positifs.

– Je sais que je n’aurais jamais dû te forcer. Ni même envisager une relation avec toi. C’est très clair pour moi et il n’y a aucun doute dans mon esprit que c’est moi le coupable et toi la victime. Je te l’ai dit clairement. Mais je suis heureux de voir que tu as su surmonter ça. Tu as fait une magnifique carrière. Et là où tu es, tu peux vraiment influencer les choses. Rendre notre industrie meilleure.

Je la vois se hérisser.

– Ça n’a pas été si simple de reprendre le dessus. Je n’ai pas voulu aller chez les gens auprès de qui Nathalie Brugger m’avait recommandée. Je ne voulais rien lui devoir. Et ailleurs, personne ne voulait m’engager. J’étais comme une pestiférée. Je ne sais pas si elle avait fait passer le mot ou s’ils se disaient qu’il avait dû se passer quelque chose de bizarre pour que je quitte une banque aussi prestigieuse. Alors j’ai fait une dépression. Ça m’a pris 3 ans et 2 psys avant de commencer à remonter la pente. Sans compter que ça a foutu le bordel dans mes relations sentimentales. Plus jamais je n’ai pu avoir confiance dans un mec. Moi qui voulais avoir un enfant, j’ai dû oublier cette idée. Et maintenant, c’est trop tard. Alors oui, j’ai finalement repris le dessus et j’ai eu la chance de trouver mes 2 associées pour monter notre entreprise. Mais ne va pas penser que ça a été facile. Cette affaire a eu un coût énorme pour moi.

Elle a les larmes aux yeux. Je la sens à 2 doigts d’exploser et je me dis que j’aurais mieux fait de me taire. Elle attrape son sac et se lève.

– Mais toi, tu n’as eu aucun inconvénient. Tu as continué ta vie comme si de rien n’était. Et en plus, tu veux désormais te donner bonne conscience en jouant les pénitents. Maintenant qu’il y a prescription, c’est facile de venir demander pardon. J’ai vraiment été conne. Je pensais que peut-être que ça me ferait du bien de te dire ça face à face. De te confronter pour enfin pouvoir tracer un trait sur cet épisode. Mais je n’y arrive pas et c’est même pire qu’avant. Avec le temps, j’avais un peu oublié et voilà que tu débarques la bouche en cœur, avec ton assurance de vieux macho repenti, qui, même quand il vient s’excuser, trouve encore le moyen de chercher à se mettre en valeur. Tu es comme ces mecs qui vont défiler à la manif pour les droits des femmes pour montrer à quel point ils sont féministes et tirer encore une fois la couverture à eux. En fait, tu veux juste te sentir bien et ça t’es complètement égal que le prix à payer pour adoucir ta culpabilité, ce soit de rouvrir des blessures qui ont mis des années à se fermer ! Tu n’es qu’un égoïste qui ne veut que son bien à lui et s’en fiche du mal qu’il fait aux autres.

Et elle se précipite hors du café avant que j’aie pu dire un mot.

Je ne sais pas vraiment à quoi je m’attendais, mais en tout cas, on est bien loin de l’absolution et de la réconciliation.

Décidément, mon projet n’évolue pas comme je l’avais imaginé. Entre Audrey qui s’est suicidée peu après notre rupture, Claire qui a disparu de la circulation et Elisabeth qui manifestement n’est pas prête à passer l’éponge, on ne peut pas dire que ma démarche soit couronnée de succès.

Je paie nos consommations et je sors dans la rue. Après cette rebuffade, je suis un peu découragé.

D’un côté, je comprends la colère d’Elisabeth. Je peux comprendre sa frustration, mais, à part ne pas la contacter pour m’excuser , je ne vois pas ce que j’aurais pu faire différemment pour obtenir un autre résultat.

Et que dois-je faire maintenant. Relancer Elisabeth dans quelque temps pour voir si elle est revenue à de meilleurs sentiments à mon égard. Laisser tomber pour passer à Marjane, la dernière de ma liste ? Ou carrément tout abandonner et revenir à ma vie d’avant. Finalement, je décide de pas prendre une décision à chaud et d’attendre quelques jours avant de trancher.

 


 

Il y a quelques mois que je suis Elisabeth sur X à travers un compte créé sous un pseudonyme. Elle poste assez souvent des tweets, essentiellement sur des sujets qui la concernent professionnellement. Pratiquement pas de posts personnels ou alors juste pour faire part d’une indignation ou pour féliciter une consœur.

Un soir, elle publie : Après la politique, la pub et les médias, il est temps de lever le voile sur le harcèlement et les violences sexuelles dans la finance ! #MeTooFinance.

Je suis dans la merde. Qu’est-ce qui m’a pris de réveiller le chat qui dormait du sommeil du juste ? Si elle balance mon nom en pâture sur les réseaux, ça va partir en live. Et je peux dire adieu à mes ventes et à la sortie de mon bouquin, qui sera « suspendue jusqu’à nouvel avis » compte tenu du climat défavorable.

En tout cas, une chose semble sûre : je peux mettre une croix sur son éventuel retour à de meilleurs sentiments à mon égard. Et il ne me reste plus qu’à croiser les doigts, voire même aller allumer un cierge sur l’autel de Sainte Rita, en priant qu’elle change d’avis et ne mentionne pas mon nom. Qu’elle se taise. Pour de bon cette fois.