Il ne me reste plus que Marjane pour sauver l’honneur.

Ça remonte à mes débuts d’écrivain. Je viens de publier mon premier roman. Mon éditeur se donne du mal. Il organise une séance de signature à la librairie Payot un jeudi en fin de journée. Un peu comme un vernissage, avec un verre de vin et quelques chips.

Les jours qui précèdent, je passe des heures à me demander ce que je vais bien pouvoir écrire comme dédicace. Faut-il improviser, au risque de manquer d’inspiration au moment fatidique ou préparer plusieurs variantes à l’avance ? Je ne trouve rien d’intéressant, ni d’original. Je m’imagine déjà avec une file d’attente qui s’étend jusque dans la rue et les gens qui s’impatientent parce que je traîne trop. La nuit d’avant, je fais un cauchemar dans lequel, au lieu du rêve classique où on se retrouve tout nu devant une foule, je me trouve en panne de stylo. Puis il se met à baver de l’encre partout sur le livre du client. Et ensuite, je fais des ratures et des fautes d’orthographe. Je me réveille en sueur.

Mais je n’aurais pas dû m’inquiéter outre mesure, car, à part quelques amis et membres de ma famille, il n’y a pas grand monde. Je ne suis pas encore Joël Dicker.

Parmi la trentaine de personnes qui sont venues sans raison évidente, il y a Marjane. Je ne sais pas vraiment pourquoi elle est là. Je lui ai demandé plus tard, mais elle m’a répondu par une boutade. Comme je ne voulais pas avoir l’air trop étonné que mon bouquin intéresse quelqu’un, je n’ai pas osé insister. Alors je ne suis pas sûr. Je suppose qu’elle n’avait pas envie de rentrer chez elle après son travail et qu’elle s’est dit pourquoi pas.

Elle se présente devant la petite table derrière laquelle je suis installé avec ma pile de livres et mes stylos. J’ai bu un whisky avant la séance pour me détendre. Mes amis et ma famille sont déjà passés et j’ai pu roder un peu ma technique. Prendre un livre, l’ouvrir, passer la main sur la reliure pour qu’il tienne ouvert le temps de la dédicace, mais sans trop appuyer pour qu’on puisse tout de même le refermer ensuite, regarder la personne, lui sourire, prendre un air inspiré puis écrire rapidement quelques mots sur le thème des nuits blanches. C’est ce que j’ai trouvé comme accroche. Les nuits blanches passées à l’écrire, les nuits d’insomnie pendant lesquelles on lit un livre pour passer le temps, les nuits haletantes quand le thriller vous tient et ne vous laisse pas poser le livre avant de l’avoir fini. Les nuits sans sommeil parce que l’on a peur. Comme l’héroïne de mon roman.

Elle tient timidement le livre qu’elle a pris dans la pile. Je lève les yeux vers elle. Elle est magnifique, avec un air de Zineb Triki, l’actrice qui joue Nadia El Mansour dans Le Bureau des Légendes. Assez grande. Des pommettes hautes. Très brune. Des lèvres pulpeuses. Des sourcils marqués. Un visage empreint de gravité, avec un je ne sais quoi qui te dit qu’elle ne fait jamais rien à moitié.

– Wow ! Une inconnue qui achète mon livre ! Vous savez que vous êtes la raison pour laquelle un écrivain passe des journées entières à se creuser la cervelle pour pondre misérablement quelques lignes ! A relire, à corriger, à perdre espoir. Puis à se remettre au travail en imaginant qu’un jour quelqu’un comme vous aura envie de vous lire.

Le whisky était clairement bien tassé. Elle sourit, un peu décontenancée par ma réaction à laquelle elle ne s’attendait visiblement pas. Je choisis ma plus belle plume.

– C’est pour vous ? A quel nom dois-je le dédicacer ?

– Marjane.

– Marjane ! Comme Marjane Satrapi ? Vous êtes iranienne ?

Elle est surprise.

– Oui, en effet. Mais je n’avais que 3 ans quand mes parents sont venus vivre ici. Alors je suis plutôt genevoise maintenant.

Je fais un rapide calcul. Ses parents ont dû fuir l’Iran au moment de la chute du Shah.

J’écris sur la page de garde A Marjane, qui est la raison pour laquelle j’ai passé tant de nuits blanches à écrire ce livre.

Je lui tends le bouquin. Elle lit ma dédicace et sourit. Elle me regarde droit dans les yeux. La séance de signature tire à sa fin. Je me lance.

– Ne partez pas tout de suite. J’ai bientôt fini. Nous pourrons parler plus à notre aise.

Elle ne dit rien mais je vois qu’elle traîne dans la librairie en feuilletant des livres sur les tables. On dirait bien qu’elle m’attend. Ma première groupie !

Quelques minutes plus tard, je quitte la table de dédicace et me mêle à la petite foule des invités. Après quelques poignées de main et embrassades, je m’approche d’elle et lui propose de trouver un endroit plus tranquille pour faire connaissance autour d’un verre. Je suis soulagé que ce premier événement dans le lancement du livre soit derrière moi et je déborde d’énergie.

Nous allons dans un bar à proximité et passons 2 heures à parler de tout. D’elle. De sa vie. De sa famille. De moi. De ma vie. De mon nouveau métier d’écrivain.

Elle est architecte. Comme son père. Elle a une sœur plus jeune qu’elle. Elle se dit démocrate. Elle n’aimait pas le Shah, mais sa famille était tout de même assez proche du régime. C’était la seule manière de recevoir des mandats. Elle déteste encore plus Khomeini et les religieux. Elle trouve que le Shah a malgré tout modernisé l’Iran et amélioré la condition des femmes. Mais depuis l’arrivée des islamistes, c’est l’horreur. Dès que les réformistes progressent dans les élections, les conservateurs les répriment brutalement. Sa famille n’a pas pu rester. Ils sont menacés. Certains sont partis aux Etats-Unis, d’autres à Paris. Il n’y a plus que quelques cousins qui vivent encore à Téhéran.

Elle est passionnée. Elle est romantique. Elle est célibataire et vit chez ses parents. Je comprends que sa modernité est toute relative. Dans sa famille, elle est sans doute considérée comme une femme libérée, voire dévergondée, mais ici, elle est plutôt dans le camp des jeunes femmes bourgeoises classiques. Mais elle a cet enthousiasme, cette pureté d’âme un peu naïve qui la distinguent du cynisme ambiant. Elle a des principes. Elle croit au Prince charmant. A l’Amour avec un grand A, éternel et unique. A l’âme sœur qui existe quelque part pour chacun d’entre nous. Il suffit d’être patiente.

Je crois que je lui plais. En tout cas, elle en montre tous les signes. Elle semble toujours ravie de m’entendre lorsque je l’appelle et ne rechigne jamais à me voir. Elle a une haute idée du métier d’écrivain et semble flattée qu’un artiste s’intéresse à elle.

Et moi, je suis sous le charme. De sa beauté. De son exotisme. De son innocence. De cette passion qui l’anime. Si différente des femmes que j’ai l’habitude de côtoyer. J’ai envie de lui plaire. Je veux la posséder. Voir si c’est différent de faire l’amour à une femme de cette trempe. Je sais que je ne suis pas l’homme qu’il lui faut. Qu’elle mérite quelqu’un de bien. Qui partage sa foi en l’amour chevaleresque. Mais je sais jouer la comédie. Et lui laisser croire que je suis celui qu’elle recherche.

Après cette soirée, nous nous revoyons plusieurs fois au cours des semaines qui suivent. A différents moments de la journée. J’ai bien compris qu’elle attendait une cour à l’ancienne et ça m’amuse de jouer le jeu. En tout cas pour un temps. Alors j’alterne un déjeuner, une visite de musée, une promenade dans un parc, un verre à la sortie du travail, un dîner dans un restaurant romantique. Je sors tout mon arsenal. Je lui achète des cadeaux. Un livre, un foulard. Je rencontre même ses parents qui m’invitent prendre le thé un dimanche après-midi. Visiblement, c’est une occasion importante. On se croirait dans un roman de Brontë.

En tout ce temps, j’ai à peine touché sa main une fois ou deux et effleuré son coude quelques fois en marchant. Nos conversations glissent souvent sur le terrain de la séduction, avec des doubles sens et des sourires entendus. Mais sans plus. Lorsque nous nous voyons, nous nous embrassons sur la joue. L’autre jour, pendant ce baiser d’au revoir, sa bouche était très proche de la mienne. C’est amusant, même si je commence à m’impatienter. Je n’ai guère l’habitude.

Je sais qu’elle a eu quelques prétendants avant moi, mais je n’en sais pas plus si ce n’est qu’ils « n’étaient pas sérieux ». Je comprends qu’ils ont voulu en obtenir plus d’elle et qu’elle a refusé.

Je dois dire que je les comprends. Au bout d’un mois de ce petit jeu, je trouve que la plaisanterie a assez duré. Elle, elle a l’air ravie de cette cour à l’ancienne. Au fil de nos discussions, je comprends que, si elle me fait patienter. ce n’est pas parce qu’elle aime me mener par le bout du nez. Mais parce qu’elle a un projet. Elle cherche le mari idéal. Elle entend n’avoir qu’un seul homme dans sa vie. Un amour éternel et exclusif. Et elle n’a pas l’intention de se galvauder ni de coucher à droite à gauche en espérant tomber sur la perle rare sur un coup de chance. Alors elle teste ma conviction.

Nous avons un peu progressé depuis les frôlements de main furtifs. A présent, nous nous embrassons à pleine bouche comme des adolescents, sortant de là les lèvres en feu. Mes mains, et finalement aussi les siennes, entreprennent des explorations, caressent des dos et des cuisses. Mes doigts se perdent dans ses cheveux, glissent sur sa nuque, s’insinuent entre deux boutons, effleurent la courbe d’un sein, esquissent une timide remontée du genou vers la cuisse. Mais pas plus. Très vite, elle se reprend. Elle a les joues enflammées, les yeux brillants et le souffle un peu court, mais elle retrouve vite son calme.