Après la folie de la visite surprise de Sara et de ce qui a suivi, le retour à la normale semble un peu irréel. A part la pette coupure sur mon cou qui a déjà bien cicatrisé, il ne reste plus de traces de ce qui s’est passé. Mais je sais qu’il va me falloir un peu de temps pour que le choc s’estompe. En tout cas, je ne pense pas que je pourrai oublier.

Un peu tard, sans doute, je vérifie toutes les applications de mon portable pour trouver le logiciel espion installé par Sara. J’en efface 1 ou 2 qui me semblent suspectes et dont je ne souviens pas de les avoir installées moi-même. J’en profite pour verrouiller tous les réglages de localisation.

Mais comme je ne suis pas sûr du résultat, je fonce à l’Apple Store pour acheter un nouvel appareil et leur demander leur aide pour transférer les données sans risque de contamination.

A peine mon nouvel iPhone opérationnel, je reçois une longue série de messages d’Amaury. N’oublie pas les corrections dont nous avons parlé. Le bon à tirer doit impérativement être signé dans 3 jours, sinon nous ne serons pas prêts pour la rentrée. Déjà que j’ai dû tordre les bras de l’imprimeur pour qu’il accepte de m’envoyer une cinquantaine d’exemplaires en urgence pour les critiques. Ça va être ric-rac. Je t’ai organisé tout un programme pour le lancement en septembre, alors, je t’en prie, ne me fais pas faux bond.

Il va falloir que je m’y mette sérieusement car ce ne sont pas des changements mineurs qu’il réclame. A sa décharge, ça fait plus de 3 mois qu’il me les a demandés.

Il me faut bien une semaine pour en venir à bout et encore, j’ai turbiné sans interruption et sans pratiquement quitter ma chaise. Ce travail de forçat m’a vidé l’esprit et je n’ai pas eu trop le temps de penser à Marjane. Elle m’a envoyé quelques messages mais je n’y ai répondu que laconiquement, expliquant que j’étais à la bourre.

Je sais qu’elle est sans doute déçue, voire blessée par ma froideur. Mais lorsque je travaille, je dois rester concentré sinon je perds le fil de mes pensées et ma tendance à la procrastination l’emporte.

Et puis ce qui s’est passé avec Sara occupe tout ce qui me reste de bande passante.

Lorsque j’envoie enfin le manuscrit corrigé, je suis vidé. Et je n’ai qu’une envie, me flanquer devant la télévision avec un verre d’Oban juste détendu de quelques gouttes d’eau. Et de garder la bouteille à portée de main.

Pendant ces derniers jours, j’avais l’esprit occupé par mon travail et j’ai dormi d’un sommeil sans rêve. Mais ce soir, j’ai besoin de m‘assommer un peu car j’ai peur de ne pas réussir à fermer l’œil. Ou de faire des cauchemars.

Je suis sûr de me mettre à gamberger sur la violence de l’autre soir ou sur ce que Sara m’a dit. Sûr de me demander si elle n’a pas raison, si je ne suis pas en train de jouer une comédie, de me faire des illusions, si je ne ferais pas mieux d’abandonner toute idée d’une relation sereine et équilibrée avec une femme.

Et est-ce que je peux tout quitter ici ? J’y ai toute ma vie et mes habitudes. Sans compter qu’avec la sortie de mon bouquin, ce n’est vraiment pas le moment de tout remettre en question. Est-ce que je pourrai encore écrire si je suis confortablement installé, en ménage raisonnable, avec quelqu’un de mon âge. Sans courir les soirées mondaines au bras d’un mannequin vedette. Sans sortir de clubs branchés à 5 heures du mat’. Non, il me faut de l’action, des crises, des chocs pour que l’étincelle jaillisse.

Aucune nouvelle en ce qui concerne Sara. De ce côté, c’est plutôt bon signe. Rien non plus sur les réseaux d’Elisabeth. Elle semble s’être calmée. Pourvu que ça dure.

Je reçois un texto de Marjane qui me demande si j’ai fini, si je vais bien, si tout va bien. C’est le 5ème auquel je ne réponds pas. Evidemment, elle s’inquiète. Pour moi, pour elle aussi. Depuis que j’ai quitté Paris, elle m’a régulièrement tenu informé de l’évolution de sa situation. Elle a annoncé à son mari qu’elle le quittait, elle a visité et signé le bail pour l’appartement de la Cité Fleurie, elle s’y est déjà installée et commence à le meubler.

Après l’adrénaline du saut dans le vide, elle doit commencer à avoir des doutes, au fur et à mesure que le sol se rapproche. A-t-elle bien fait ? Vais-je à nouveau lui faire faux bond ? Je suis sûr qu’elle se pose toutes ces questions. Surtout si je me mets aux abonnés absents. Elle est bien datée cette expression. Pas sûr que les nouvelles générations aient la moindre idée de ce que cela veut dire, déjà qu’ils n’ont pour la plupart jamais vu un cadran téléphonique.

Ce n’est pas pour la torturer que je ne réponds pas ou pour la manipuler. Au contraire, c’est pour ne pas lui mentir. Je ne sais pas quoi répondre. Je gamberge. Comme un sportif français pendant un match important. Et si Sara avait raison ? Et est-ce que ce ne serait pas mieux pour Marjane si je renonçais à poursuivre cette relation.

Je ferais peut-être mieux de me concentrer sur mes problèmes non résolus plutôt que d’en chercher de nouveaux. Par exemple, sur l’épée de Damoclès que fait pendre Elisabeth au-dessus de ma tête. Encore une expression bien désuète… Si elle accentue sa campagne #MeTooFinance et qu’elle se met à balancer des noms, je vais me retrouver en première ligne. Et à coup sûr, mon éditeur va suspendre, voire annuler, la sortie de mon livre. Il y a prescription, alors je ne risque pas grand-chose sur le plan pénal. Mais ça me fera une belle jambe si je suis crucifié dans les médias et les réseaux sociaux.

Et puis, ces élans de passion ne me ressemblent pas. Moi, je suis un cynique, un calculateur, un pragmatique. Ce n’est pas mon genre de me jeter à corps perdu dans une aventure, au risque d’attraper un mauvais coup. Qu’est-ce que je vais m’encombrer d’une femme affublée d’un enfant encore adolescent. Le trip famille recomposée, très peu pour moi. Les affres des week-ends, des vacances, des fêtes de fin d’année qu’il faut négocier. Les repas tendus avec le gamin qui te reproche la séparation de ses parents. Je ne suis pas fait pour cette vie-là.

Je finis par lui envoyer un message assez neutre pour gagner du temps. Ne t’inquiète pas. Tout va bien mais je suis submergé avec les dernières corrections. J’en ai pour quelques jours, alors je ne pourrai pas aller à Paris ce soir comme prévu. Désolé. Je pense à toi. On se parle plus tard ?

Je préfère ne pas lui parler de vive voix. Au téléphone, je ne pourrai pas jouer le jeu et résister à ses questions. Elle va sentir que je me dégonfle. Une fois de plus.

Mais une semaine plus tard, je change à nouveau d’avis. Un matin au réveil, je me sens en pleine forme. J’ai rêvé de Marjane. C’était cucul mais c’était bien. Je me rends compte qu’elle me manque. Affreusement. Que mes doutes ne sont rien d’autre que la peur de l’inconnu. Je me souviens de notre séjour à Honfleur. Et du bonheur que j’ai éprouvé pendant ces quelques jours. De cette sensation de complétude. Ce sentiment d’avoir passé un cap, d’être parvenu à un stade plus avancé de ma vie. Une sorte de sagesse, sans doute. Que toutes mes tergiversations n’étaient que les phases du deuil de mon ancien moi. Maintenant, c’est fini. Je suis prêt.

Je l’appelle. Les sonneries se suivent sans qu’elle réponde. Son répondeur. Je lui laisse un message. Marjane, c’est moi. Excuse-moi. Il m’a fallu plus de temps que prévu. Pour tout. Pour mon livre, mais aussi pour nous. Pour faire le pas. Pour oser me lancer dans cette aventure. Je n’ai pas été à la hauteur. J’ai été lâche. Ça m’a pris du temps, mais maintenant je suis prêt. Je prends le train cet après-midi pour te retrouver.

Je vais dans ma chambre pour préparer mon sac. Je ne suis pas sûr de quoi emporter. Après tout, mon séjour pourrait durer longtemps. Mais je ne vais tout de même pas m’installer chez elle en arrivant. Je réserve ma place sur le TGV. Je cherche un hôtel dans son quartier. Il n’y a pas grand-chose, mais je finis par en trouver un qui a l’air sympa.

Mon téléphone vibre. Un message de Marjane. Enfin. Elle m’a un peu fait mariner pour me punir ou alors elle était en réunion. Ça fait presqu’une heure que je lui ai laissé mon message vocal.

Mais ce n’est pas ce que j’espérais. Je sens une colère froide et intransigeante dans ses mots.

J’ai attendu. Je t’ai laissé le bénéfice du doute. J’ai attendu encore. J’ai souffert. J’ai perdu le sommeil. J’ai pleuré. J’ai eu peur. Pour toi. Pour moi. Peur d’avoir gâché mon couple et ma famille pour toi. Je t’avais laissé un ultimatum, en me disant que tu avais besoin de temps. Mais ton délai de retour est échu depuis 3 jours. Maintenant, c’est trop tard. C’est triste, mais c’est comme ça. Je n’en peux plus de tes hésitations. N’essaie plus de me contacter. De toutes manières, je t’ai bloqué.

Hier, j’aurais sans doute été soulagé. Ce matin, je suis anéanti. Je l’appelle pour tenter de lui faire entendre raison. Pour lui expliquer. Pour lui dire que je l’aime. Mais mon appel bascule directement sur un message qui m’indique que mon contact n’est pas disponible.

Dans les jours qui suivent, 10 fois j’essaie de la rappeler. Sans succès. J’envoie des messages qui restent non lus.

J’ai tout gâché. Je ne peux m’en prendre qu’à moi-même.

Tout ça pour rien.

 


 

Quelques semaines plus tard, je lui envoie tout de même à son bureau un exemplaire des épreuves du bouquin. J’ai revu la fin in extremis juste avant l’impression. Pour une fois, l’un de mes romans finit bien. Mon éditeur est ravi. Ça va plaire… Je lui ai dédié le livre. A Marjane. Celle qui m’a ouvert les yeux et m’a montré que la vie était belle et qu’il n’y avait pas de honte à baisser les armes. En espérant que l’histoire finisse bien.