Le TGV arrive plus ou moins à l’heure, mais il est tout de même près de minuit et demi lorsque le taxi me dépose en bas de chez moi.

Evidemment, ma boite aux lettres est remplie de courrier et de prospectus. Arrivé à mon étage, je sors mes clés tant bien que mal, en essayant de ne pas tout flanquer par terre. Entre ma valise, mon sac, mon courrier et mes clés, c’est un peu de la voltige mais je parviens finalement à déverrouiller la serrure. Au moment où je trouve enfin l’interrupteur après avoir poussé la porte de l’épaule, je suis propulsé brutalement en avant.

Surpris, je lâche tout ce que j’ai dans les mains mais je réussis à ne pas tomber. Derrière moi, quelqu’un passe un bras autour de mon cou et je sens un objet pointu qui appuie sur la peau de ma gorge.

— Tais-toi et ne bouge pas si tu ne veux pas que je te plante.

C’est une voix de femme. Elle me semble familière, mais elle n’a rien de doux ni de faible. Je suis tétanisé et il n’y a aucune chance que j’émette le moindre son.

Elle referme la porte du pied sans relâcher son étreinte. Puis, elle m’attrape d’une main par le revers et me retourne face à elle. Son couteau est toujours contre ma gorge mais appuie heureusement un peu moins fort.

C’est Sara. Bien sûr, elle a changé. Mais je la reconnais tout de suite. Peut-être parce que je ne suis pas vraiment surpris. Pas parce que je m’attendais à cette attaque. Mais parce que ça colle avec tout ce qui s’est passé au Pays Basque. Avec ce que j’ai cru comprendre de son parcours. Avec l’ambiance générale de méfiance et le vandalisme sur ma voiture.

Je suis un peu rassuré que ce ne soit pas un agresseur anonyme, même si elle n’a pas l’air commode, habillée tout en noir comme une caricature de voyou dans une pub pour Verisure. Elle porte des gants en nitrile noir comme les cuisiniers. On dirait qu’elle ne plaisante pas.

Elle jette un rapide coup d’œil autour d’elle, comme pour faire l’inventaire de mon appartement, et me traine vers le coin salle à manger. Du pied, elle tire une des chaises à accoudoirs autour de la table et m’assied dessus.

— Tiens-toi tranquille.

Elle me lâche le revers, tout en maintenant fermement son couteau contre mon cou. La lame m’a légèrement coupé et je sens un peu de sang qui coule. Ça n’a pas l’air trop grave mais je ne fais pas le mariole. Elle ne plaisante pas. Elle fouille dans la poche de son sweat à capuche et en sort un rouleau de duct tape. Comme dans un film. Sauf que c’est en vrai.

En quelques secondes, elle fixe mes deux poignets aux bras de la chaise. On dirait qu’elle a fait ça toute sa vie. Je ne sais pas si c’est rassurant ou inquiétant d’avoir affaire à une pro, mais je la regarde faire un peu fasciné. Elle plaque ensuite ma poitrine contre le dossier de plusieurs tours de scotch. Puis, elle fait de même avec mes chevilles contre les pieds de la chaise. Elle termine en me plaquant un morceau de duct tape sur la bouche.

Le tout n’a pas duré plus de deux minutes.

Je me sens un peu étranger à moi-même, un peu comme une expérience out-of-body, observant la manœuvre d’un œil intéressé, sans vraiment réaliser que c’est de moi qu’il s’agit.

Même après ces années, ça me fait tout de même quelque chose de la voir. Grande et mince, elle a toujours du chien. Malgré la situation, je me prends à imaginer qu’il va se passer un truc kinky entre nous. Ça pourrait même coller avec ses antécédents bondage. Rien que de penser à ce qu’elle pourrait me faire maintenant que je suis à sa merci, je suis un peu émoustillé.

Elle tire une autre chaise et la place en face de moi, puis elle s’assied.

Elle me regarde un moment sans rien dire. Je ne sais pas ce qu’elle cherche à voir. Si j’ai peur et que je vais paniquer, peut-être.

— Pourquoi tu me cherches ? Qu’est-ce que tu me veux ? Qui t’a envoyé ?

Manifestement, elle sait qui je suis, puisqu’elle est ici chez moi. Alors qu’est-ce qui l’inquiète ? Je ne peux tout de même pas être un agent français infiltré.

A coups de mouvements d’yeux et de grognements, j’essaie de lui faire comprendre que je ne peux pas lui répondre si je suis bâillonné.

— Tu vas te tenir tranquille si je t’enlève le scotch ? Fais gaffe, car au moindre cri, je te plante.

Je hoche de la tête pour lui montrer que je vais obéir. Elle se penche en avant et arrache le duct tape sans trop de ménagement. Mes joues me brûlent.

— Alors, qu’est que tu foutais à Guéthary ? Qu’est-ce que tu me veux ?

Je lui explique. Du mieux que je peux, car même pour moi ce n’est pas toujours très clair. Pourquoi j’ai fait plus de 1500 km pour aller à sa recherche de l’autre côté de la France. Comme pour les autres, je lui fais part de mon repentir. Elle n’a pas l’air convaincue par ce que je lui raconte. Je lui raconte aussi pour les 3 autres, pour lui montrer qu’elle n’est pas particulièrement visée. Que je n’ai rien contre elle en particulier. Au contraire. Qu’elle fait partie d’une démarche globale.

Elle ricane.

— Mon pauvre Gabriel… Tu t’excuses ? Mais de quoi ? Avant que tu ne réapparaisses comme ça, j’avais même oublié ton existence. C’est dire si je n’ai pas été traumatisée par ton attitude. Et laisse-moi te dire que j’ai subi bien pire. Alors, ne te surestime pas dans ton rôle d’ange du mal ou je ne sais quoi. Ne te donne pas plus d’importance que tu n’en as. Des mecs qui te manipulent, qui te promettent monts et merveilles et qui en fait sont des lâches qui n’assument rien dès qu’il faut s’engager ou que tu tombes enceinte, ça ne manque pas. C’est plutôt le contraire qui est rare.

Je tente une timide contre-attaque.

— Mais je peux aussi te retourner le compliment ! C’est sûr que je ne suis pas un exemple et que je suis loin d’être le seul sale type. Mais si tu permets, c’est tout de même un peu plus grave d’agresser quelqu’un avec un couteau et de le séquestrer, tu ne crois pas ?

Je vois que l’argument la laisse mal à l’aise, même si ce n’est pas au point qu’elle me relâche. Elle tente une justification.

— Ne fais pas trop le malin. Je trouve que je suis au contraire un modèle de retenue. Et ce n’est pas la première fois qu’un collabo tente de s’infiltrer pour nous dénoncer aux keufs. Et on n’est pas toujours aussi coulants. Souvent on frappe d’abord et on discute après. Alors, qu’est-ce que tu préfères ?

Mais sa tirade guerrière manque de conviction. Je vois qu’elle est un peu déboussolée. Je ne sais pas à quoi elle s’attendait.

— J’ai mes raisons. Figure-toi qu’il y a des causes plus importantes que ta tentative de contrition tardive. Moi je me bats pour des choses d’un autre niveau. Quand tu vois les horreurs qu’on fait juste pour construire une énième autoroute dont personne n’a besoin ou un aéroport de plus pour trimballer des cons à l’autre bout du monde à bas prix, on se demande où va le monde. On ne peut tout de même pas rester assis à rien foutre pendant qu’ils détruisent la planète.

Son discours semble un peu convenu. J’ai l’impression qu’elle n’y croit plus guère ou qu’elle est simplement découragée.

— Ce n’était pas une raison pour me crever les pneus…

— Oh ça, je n’y suis pour rien… C’est juste les jeunes chiens fous du mouvement qui se sont énervés. Ils ont cru bien faire. Et tu l’avais un peu cherché.

— Bon, admettons. Mais ce n’est tout de même pas eux qui sont là ce soir à me menacer, un couteau à la main. Surtout je ne comprends pas. Je veux bien que tu réagisses à chaud sur le moment. Mais c’était il y a plus d’un mois et à 800 kilomètres d’ici. C’est un peu tard de venir me trouver maintenant, non ? Et d’abord j’y pense, comment tu as fait pour me retrouver ?

Elle hausse les épaules et fait une grimace qui veut dire que ce n’était vraiment pas compliqué.

— J’étais en déplacement quand on m’a averti que quelqu’un me cherchait. Le temps que je revienne pour voir par moi-même de quoi il retournait, tu étais déjà reparti. Mais après, c’était facile de te retrouver. La patronne de l’hôtel m’a donné ton nom et tes coordonnées. Elle n’a pas intérêt à faire des difficultés si elle veut que sa saison se passe bien. J’ai reconnu ton nom et j’ai décidé de venir seule à Genève. Parce que je ne comprenais pas ce que tu étais venu faire chez moi.

— Eh bien maintenant, tu sais. Mais dis-moi, pourquoi tu as attendu si longtemps pour venir ?

— Je n’ai pas attendu. En fait, c’est la 2ème fois que je viens. La 1ère, c’était juste après ton retour du Pays Basque. Je n’aurai d’ailleurs même pas eu besoin de me déplacer. Comme tu n’es pas très prudent sur les liens sur lesquels tu cliques, un de mes potes hackers a pu installer une app sur ton téléphone. Depuis, je peux suivre tous tes déplacements en temps réel.

Elle sourit en voyant mon air effaré.

— Eh oui, cette soi-disant influenceuse à moitié à poil qui voulait se connecter à toi car elle adore tes bouquins ? Elle n’existe pas. Mon problème, c’est que de savoir où tu es ne m’aide pas à savoir ce que tu me veux.

— Mais tu aurais pu simplement me demander. C’était tout de même plus simple.

— Peut-être… Mais, compte tenu de nos activités et du flicage permanent qu’on subit, nous devons être prudents. Tant que je ne t’avais pas vu et reconnu de mes propres yeux, tu aurais pu être un flic sous couverture qui se faisait passer pour toi.

Je dois avoir l’air dubitatif.

— Tu sais, même les paranos ont de vrais ennemis. Et ça m’a donné l’occasion de m’entraîner un peu, sans risque de mettre en péril une vraie opération.

Je suis un peu vexé.

— Et alors, tu t’es bien amusée à jouer les Inspecteur Gadget ? Et ils en pensent quoi tes amis militants de ta petite croisade personnelle ?

Elle se rembrunit.

— Amusée, je ne dirais pas. Et je suis ici de mon propre chef. Je n’ai de compte à rendre à personne dans l’organisation. On va dire que c’est un projet personnel… Le lendemain de mon arrivée, je t’ai suivi quand tu es allé rencontrer cette femme dans un café. Elisabeth Favre, si ne me trompe pas. Et d’après ce que j’ai vu, on ne peut pas dire que ça se soit bien passé. Le scandale qu’elle a fait !

Je grimace en revisualisant la scène.

— Alors, lorsqu’elle est sortie, je l’ai suivie, pour savoir qui elle était. Toi, je savais où te trouver. Je l’ai vu entrer dans un immeuble de bureaux et j’ai noté le nom de sa boite. Ensuite, ça a été un jeu d’enfant d’aller sur leur site web et de trouver son nom.

Elle s’arrête pour voir si elle a fait son petit effet. Elle a un mauvais sourire.

— Je la suis sur X depuis ce moment-là. Je ne sais pas ce qui s’est passé entre vous, mais c’est juste après votre rencontre qu’elle s’est mise à s’énerver sur le harcèlement dans la finance. Alors, permets-moi de douter de tes bonnes intentions. En tout cas, elle, on ne peut pas dire que tu l’as convaincue. On dirait qu’elle hésite encore à balancer des noms. Ton nom. Peur des représailles peut-être. Peur pour son job. Peur de poursuites judiciaires aussi. Mais elle ne va pas hésiter longtemps. Elle est sur le ballant. Mais si je la contacte et que je lui raconte que moi aussi, j’ai été abusée par toi, c’est sûr qu’elle bascule.

Il faut que je réagisse.

— Mais pourquoi tu raconterais une chose pareille ? Tu viens de dire que tu ne te souvenais même pas de moi et que je ne t’avais rien fait de si grave.

— Oui, mais ça, c’était la 1ère fois que je suis venue. Quand j’ai pu m’assurer que c’était bien toi qui me cherchais, je n’avais plus de raisons de rester. Alors je suis repartie. Mais à peine arrivée à mi-chemin, j’ai eu une alerte sur mon application. Tu es en route pour Paris. En TGV d’après le parcours et la vitesse. Et j’ai à peine le temps de me demander ce que tu peux bien foutre là-bas et d’hésiter à aller voir ce que tu trames, que tu es déjà reparti vers l’ouest. En voiture. A Honfleur. La caricature de l’escapade amoureuse. Après ton enquête à Guéthary et ton rencart raté avec cette Elisabeth, je me suis dit que ça faisait un peu beaucoup. Alors, j’ai décidé d’aller voir. Et pour voir, j’ai vu.

Je dois avoir l’air étonné.

— Et oui, tu ne t’es rendu compte de rien. Mais je t’ai vu avec cette belle femme brune, avec un air libanais ou iranien. Vous aviez l’air très amoureux. Tu es un vrai Don Juan, ma parole. Qui c’est ? Encore une à qui tu as fait le coup du type qui regrette ses erreurs passées ?

A ma tête, elle comprend qu’elle a vu juste.

— J’en étais sûr. Sous tes airs de mec repenti, en réalité, tu es dangereux. Un serial séducteur de seconde zone. Tu sais, il y a un moment que j’ai arrêté les actions violentes, mais là, je me suis dit qu’il fallait que j’intervienne. Pour que tu la laisses tranquille. Que tu nous laisses toutes tranquilles. Que tu retournes dans ton trou et que tu n’en ressortes plus.

Elle me fait peur car elle n’a pas du tout l’air de plaisanter.

— Malheureusement, je n’ai rien pu faire à Honfleur. Vous étiez toujours ensemble et un hôtel, ce n’est vraiment pas l’endroit idéal pour ce genre d’opération. Pas comme ici. On est bien, non ?

Elle jette un œil autour de nous.

— Alors, quand vous êtes rentrés à Paris et que j’ai vu que tu allais à la Gare de Lyon, j’ai compris que tu rentrais chez toi. J’ai foncé pour arriver ici avant toi. Ça a été juste. Heureusement que tu étais arrivé bien en avance à la gare.

Elle s’interrompt et me dévisage un moment comme pour me jauger.

— Tu sais, je n’y crois pas une seconde à ton histoire. A ton épiphanie. Ton repentir, ton désir de faire pénitence. Je pense que tu veux surtout te donner bonne conscience. Ces femmes que tu as maltraitées, tu ne veux pas vraiment leur bien. Tu veux juste qu’elles t’absolvent. Et te donner bonne conscience. Mais tu n’as pas vraiment changé ton comportement. Juste en surface. Mais si on gratte un peu, rien n’a changé. Tu fais juste un peu plus attention à ce que tu dis. A ce que tu fais. Tu t’es adapté comme un caméléon.

J’encaisse le coup.

— Qu’est-ce que je vais faire de toi, hein ? Est-ce qu’il faut que je te tabasse, que je joue les maris violents avec sa femme qui ne lui obéit pas au doigt et à l’œil ?

Elle sort un couteau de sa poche, l’ouvre et l’approche de mon visage.

— Ou est-ce qu’il faut que je grave Violeur sur ton front ou sur ton bide pour avertir la prochaine qui te verra à poil qu’il vaut mieux qu’elle se barre vite fait ?

Ses menaces sont si crédibles que je me sens pâlir.

— Non, s’il te plait. Ne fais pas ça. Eloigne ce couteau. Tu me fais peur.

— Tu vois que ce n’est pas marrant de se retrouver du côté de la victime ?

Elle se tait quelques secondes.

— Bon, allez, calme-toi. Je ne vais pas te faire de mal. En tout cas, pas cette fois. Mais c’est ton dernier avertissement. La prochaine fois, je ne serais pas si gentille. Il va falloir que tu changes vraiment de comportement. Que tu comprennes que nous ne sommes pas un gibier que l’on chasse pour s’amuser.

Elle s’approche de moi. Elle déchire une longueur de duct tape et me bâillonne à nouveau. Puis elle me donne des petits coups secs sur la tête, comme si elle frappait à une porte.

— Tu as compris ? Ça rentre dans cette tête dure de macho ? Alors, est-ce que tu vas enfin nous laisser tranquilles ?

Je hoche frénétiquement de la tête. Satisfaite, elle se lève et remballe son couteau. Puis, elle se met à fouiller dans mes affaires. Trouve mon portefeuille. Empoche les billets qui s’y trouvent.

— Allez, impôt révolutionnaire ! Merci de contribuer bénévolement à la lutte des opprimés. Tu as encore du fric caché quelque part ?

Je lui dis non de la tête mais elle se met à fouiller rapidement dans les endroits classiques, mais ne trouve rien. Elle quitte la pièce et va dans ma chambre à coucher. Elle revient en exhibant ma Rolex Daytona qu’elle enfile sur son poignet.

— Bon, je suis rassurée. Je vois que tu n’as pas raté ta vie.

Elle s’étire en baillant.

— Putain, je suis vannée. Je n’ai même pas eu le temps de m’arrêter pour pisser.

Elle se lève et se dirige vers la salle de bains. Elle se retourne vers moi.

— Tiens-toi tranquille. Je reviens tout de suite. Après ça, je vais décider ce que je vais bien pouvoir faire d’un nuisible de ton espèce. Pas sure que cette petite leçon soit suffisante. J’ai bien peur qu’il ne me faille marquer le coup un peu plus clairement pour que tu ne recommences pas.