— Putain, je suis vannée. Je n’ai même pas eu le temps de m’arrêter pour pisser.

Elle se lève et se dirige vers la salle de bains. Elle se retourne vers moi.

— Tiens-toi tranquille. Je reviens tout de suite. Après ça, je vais décider ce que je vais bien pouvoir faire d’un nuisible de ton espèce. Pas sure que cette petite leçon soit suffisante. J’ai bien peur qu’il me faille marquer le coup un peu plus clairement pour que tu ne recommences pas.

Dès qu’elle a fermé la porte de la salle de bains, je m’active. Il faut faire vite car je n’ai pas beaucoup de temps. Heureusement, avec toutes les recherches que j’ai faites pour mes romans, je connais toutes les techniques pour se libérer. De cordes, de colliers de serrage en plastique et de duct tape. Enfin, je sais comment faire en théorie pour avoir visionné une bonne dizaine de vidéos sur YouTube. Mais je n’ai jamais testé en pratique. C’est l’occasion ou jamais.

En fait, le duct tape n’est pas très résistant au déchirement. Un mouvement de torsion brusque du bras doit normalement suffire. Je tente la manœuvre. Evidemment, ça ne fonctionne pas comme prévu et je me fais mal au poignet. Mais le duct tape s’est tout de même un peu détendu. Après avoir recommencé plusieurs fois, ça ne s’est pas déchiré comme annoncé, mais ça s’est suffisamment relâché pour que je parvienne à sortir ma main. Ensuite, c’est facile de me libérer du reste. Facile mais long. Les secondes passent à toute vitesse et j’entends le bruit de la chasse d’eau au moment où je peux enfin me lever.

Il ne me reste plus que quelques instants avant qu’elle ne me surprenne. Je file le plus silencieusement possible vers l’entrée. Sara l’a verrouillée mais les clés sont restées dans la serrure. J’entends la porte de la salle de bains qui s’ouvre et je me précipite pour donner un tour de clé et m’enfuir. L’adrénaline qui m’a soutenu pendant que je me libérais se retourne contre moi. Mes mains tremblent et je n’arrive pas à faire ce geste pourtant simple. J’y parviens enfin quand Sara m’attrape par le bras et me tire en arrière sans ménagement.

Je perds l’équilibre. Je lui tombe dans les bras dans une sorte d’étreinte étrange. Son pied s’accroche dans la porte et nous basculons ensemble. Entre mon poids et la rapidité du mouvement, la chute est violente. Il y a un bruit sourd et sinistre que je n’ai encore jamais entendu de ma vie mais que j’identifie tout de suite. La tête de Sara a heurté le coin de la baignoire.

Je me retrouve sur le sol de la salle de bains, à moitié couché sur elle. Elle ne bouge plus. Je me relève en titubant et je tente de reprendre mes esprits. Je réalise ce qui s’est passé. Son pantalon est encore à moitié baissé et sa culotte est à mi-cuisse. Dans la précipitation, elle n’a pas eu le temps de se rajuster et s’est pris les pieds dedans.

Son couteau est sorti de sa poche et je l’attrape rapidement au cas où. Je n’ose pas trop m’approcher pour vérifier sa blessure mais le bruit que ça a fait ne me laisse pas vraiment de doute. C’est fichu. J’aimerais qu’elle se réveille, j’aimerais revenir 30 secondes en arrière mais en même temps, je sais qu’il n’y a aucune chance qu’un tel miracle se produise. Le dentifrice est sorti du tube et plus question de le remettre à l’intérieur.

Putain. Merde… Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire ? Appeler la police ? Je vois déjà le tableau. Les flics qui débarquent. Malgré les traces de lutte, pas sûr qu’ils croient au scénario de l’attaque à main armée dont je serais la victime. Un homme et une femme seuls dans un appartement. Le type essaie de pousser son avantage, elle le rejette, il devient violent. Ça se termine mal. Bien sûr, je peux espérer qu’ils m’écoutent raconter mon histoire, qu’ils acceptent que c’est moi qui ai été agressé. Que c’est moi la victime. Qu’il s’agit d’un tragique accident. Après tout, elle ne peut plus me contredire.

Mais il y a aussi le risque qu’ils ne me croient pas. Et comme il y a un mort, il faut bien un coupable. En théorie, je suis plus fort qu’elle. Alors cela semble peu probable qu’elle parvienne à me dominer et à m’attacher. Va savoir comment ça va tourner. Avec elle à moitié déshabillée, l’idée d’une tentative de viol suivi d’un féminicide va immanquablement leur traverser l’esprit.

Bien sûr, il y a des restes de duct tape et le couteau dont elle m’a menacé. Mais maintenant il y a mes empreintes dessus. Pas génial.

Et comment expliquer sa présence ici ? La vérité est tellement rocambolesque que j’ai bien peur que personne ne veuille y croire. Surtout pas s’il y a une explication bien plus simple. Et dans l’air du temps.

Je sens venir l’erreur judiciaire. Sans parler du scandale et des conséquences sur ma carrière.

Je retourne au salon. Je me sers un whisky bien tassé pour me remettre les idées en place. Quelles sont mes autres options ? Y a-t-il une chance de tout faire disparaître ? J’ai résolu plusieurs fois ce genre de question dans mes romans. Et comme tout le monde, j’ai été nourri aux séries policières. Fiévreusement, je trace les contours d’un plan d’attaque.

Il me faut un véhicule. Pas le mien. Je ne veux pas prendre le risque qu’on le repère à proximité d’une scène de crime. Je retourne dans la salle de bains. Je fouille les poches de son pantalon et trouve des clés de voiture. Elle n’a rien d’autre sur elle. Juste le fric qu’elle m’a volé et que je récupère. Pas de papiers, pas de téléphone. En bonne professionnelle des opérations clandestines, elle a dû tout laisser dans sa voiture pour ne pas laisser de traces de son passage chez moi. Je fonce dans un placard et j’en ressors une vieille nappe cirée et de la ficelle. Avec quelques difficultés, je parviens à envelopper le corps de Sara solidement. Au moins comme ça, je ne la vois pas et je n’ai pas à affronter son regard vide.

Je ferai le ménage plus tard. Maintenant, il faut que je me débarrasse d’elle au plus vite.

Je laisse mon téléphone chez moi et je sors me mettre en chasse de sa voiture. Ce sont des clés de Peugeot, d’un modèle plutôt ancien on dirait. Ça réduit déjà le champ des recherches, car c’est rare de trouver une voiture de plus de 10 ans dans le coin. Après avoir sorti mon vélo du local dans l’entrée de l’immeuble, je me mets à sillonner le quartier en cliquant sur le bouton d’ouverture des portes à chaque fois que je passe à proximité d’une Peugeot. Après une dizaine de minutes, les warnings d’une 206 rouge garée à 3 rues de chez moi s’allument lorsque j’appuie sur la clé et j’entends le bruit caractéristique de la serrure qui se déverrouille. Elle est immatriculée dans les Landes. Ça correspond. La rue est déserte. Je jette un rapide coup d’œil à l’intérieur. J’ai enfilé mes gants de vélo pour ne pas laisser de traces. Quelques affaires, des lunettes de soleil, un sac de voyage, un sac à main, des emballages de sandwiches et de fast food, des bouteilles d’eau vides. Ça fait un peu SDF qui vit dans sa voiture. Une carte grise dans la boite à gants, mais pas à son nom. Elle a dû l’emprunter ou alors l’acheter sous un faux nom. Dans le vide-poche, son téléphone portable. Elle a pris la précaution de l’éteindre. Avec un peu de chance, elle l’a même coupé avant d’entrer en Suisse.

J’abaisse la banquette arrière et je glisse mon vélo par le hayon. Je m’assieds au volant puis je démarre, direction mon immeuble. J’entre dans le garage souterrain et me gare à proximité de l’ascenseur. A partir de maintenant, il va falloir faire vite et surtout prier que les voisins dorment tous du sommeil du juste.

Je remonte chez moi. Dans la salle de bains, je tente de soulever le corps de Sara. Impossible de le porter. Elle est trop lourde pour moi. Je dois me contenter de la trainer dans le couloir jusqu’à l’ascenseur. Heureusement, la toile cirée glisse facilement. L’ascenseur est toujours là. Je retrouve la voiture au sous-sol et réussit tant bien que mal à enfiler le corps derrière les sièges avant. Elle est un peu coincée par mon vélo mais ce n’est pas plus mal. On le voit moins comme ça.  Avant de repartir, je fonce dans ma cave prendre un jerrycan d’essence acheté au moment du Covid, quand on craignait la pénurie.

Je sors du parking et prends la direction de la frontière. A cette heure-ci, il n’y a heureusement presque pas de trafic. Je redoute de passer la douane mais je pense que c’est vraiment la meilleure solution. Ou la moins mauvaise. Moins il y a de liens entre elle et Genève, mieux ça vaudra. Une Française, en France dans une voiture française, il est possible que cela n’intéresse pas la Suisse. Alors passer par une douane non surveillée est risqué mais ça vaut le coup. J’espère juste qu’une patrouille volante ne sera pas embusquée à côté. Mais dans le sens Suisse-France, il y a tout de même moins de risques.

Comme prévu, il n’y a personne à la douane de Fossard quand j’y passe à 2h30. Je transpire à grosses gouttes et mon cœur doit battre à 120, mais tout se passe bien.

Je file vers un vaste terrain vague à côté d’une carrière au pied du Salève. L’accès est un peu compliqué et évidemment ce n’est pas bien indiqué. J’ai lu un article il y a quelques mois. Ils ont créé une zone d’accueil pour gens du voyage, coincée entre l’autoroute et l’Arve. A côté, un terrain de paint-ball, une piste de motocross. Et le Salève qui vous surplombe, menaçant. Pas vraiment le genre d’endroit riant où l’on va se balader. Ça tombe bien, c’est ce qu’il me faut. Un endroit isolé.

Je m’arrête au milieu du champ. Je sors mon vélo du coffre et je le pose au bord du terrain. Je m’en servirai pour rentrer. J’ouvre la portière arrière pour tirer le corps de Sara par les pieds. La toile cirée est glissante et je n’ai pas une bonne prise avec mes mains moites, mais je finis par y arriver. Je l’étends sur le sol et la déballe rapidement. Je la rhabille du mieux que je peux. Ensuite, il me faut 5 bonnes minutes d’efforts pour réussir à l’installer tant bien que mal à la place du conducteur.

J’attrape le jerrycan et je commence à arroser la carrosserie. Puis, je m’approche de la portière ouverte pour asperger l’intérieur. Idéalement, ça brûlera si fort que son corps sera impossible à identifier. Je ne cherche pas à simuler un accident. Juste un règlement de compte.

Au moment où je vais commencer à verser l’essence dans l’habitacle, j’ai soudain un flash. Ma montre ! Soulagé d’avoir évité cette erreur in extremis, je me précipite pour lui retirer la Rolex. Je l’ai échappé belle.

Je décide de me calmer et de prendre 2 minutes pour faire la liste de ce que j’ai pu oublier d’autre. Mon téléphone ? Chez moi, comme si je passais la nuit tranquillement dans mon lit. Mes empreintes ? J’ai mis des gants. Mes traces ADN ? Je ne peux pas faire grand-chose pour ça mais le feu devrait tout effacer. A-t-elle dit à quelqu’un ce qu’elle allait faire ? Je n’en sais rien. Il va falloir courir le risque. Elle ne souhaitait probablement pas trop ébruiter auprès de son groupe le fait que je la recherchais. Elle a dû mener son enquête de son côté sans en référer à qui que ce soit. De toutes façons, il est un peu tard maintenant pour revenir en arrière.

Je me penche par la portière vers le siège passager pour attraper un morceau de papier qui pourra me servir de torche. L’odeur d’essence me tourne un peu la tête. C’est une sensation un peu étrange d’être si près d’elle. Même après tout ce temps et ce qui s’est passé, ce n’est tout de même pas une inconnue. Loin de là.

Moi qui voulais faire amende honorable, faire ce qui était juste à son égard, on peut dire que c’est raté. Son souffle me chatouille l’oreille.

Son souffle ?! Je réalise tout à coup que ce n’est pas possible et j’ai un brusque mouvement de recul. Sous l’effet de la surprise, je manque de peu de m’assommer sur le bord de la portière. Je me précipite en arrière et je tombe à la renverse, terrorisé comme si j’avais vu un spectre.

Je retrouve un peu mon calme et m’approche à nouveau. Je tends la main vers sa bouche. Sa peau est chaude. Je sens une respiration irrégulière passer entre ses lèvres. Elle est vivante ! Je perçois une veine qui bat dans son cou.

En tombant, elle a dû s’assommer et perdre connaissance. Et comme un imbécile, j’ai pensé qu’elle était morte. Alors qu’elle était juste inconsciente.

Une immense vague de soulagement me traverse d’un coup et je m’effondre en sanglotant. Je pleure comme un gamin en hoquetant. Je ne l’ai pas tuée. Je ne suis pas un assassin. Juste un écrivaillon qui se prend pour un killer parce qu’il écrit des romans noirs.

Je réalise que même si j’ai gardé mon calme et plutôt bien géré mon plan s’attaque pour me débarrasser de Sara, en réalité je n’assume pas du tout ce rôle de tueur sans scrupules. J’en aurais sûrement eu des cauchemars toutes les nuits.

Moi qui me suis toujours considéré plutôt comme un cynique à sang froid, blasé et revenu de tout, les dernières semaines semblent m’avoir transformé.

Je reprends lentement mon souffle et essuie la morve qui coule de mon nez. Que faire maintenant ? Je m’approche d’elle et tente d’évaluer ses blessures. On ne voit pas grand-chose à la lumière du plafonnier. Je passe la main à l’arrière de sa tête. Elle a une énorme bosse. Je trouve un reste de bouteille d’eau et lui humecte le visage. J’en verse un peu sur son crâne.

Elle gémit doucement et dodeline de la tête. Je lui parle doucement en essayant de la réveiller. Elle semble émerger doucement. Soudain, elle est prise d’un spasme et vomit. J’essaie de lui rincer la bouche avec un peu d’eau mais cela la fait vomir à nouveau.

Merde. Que faire ? En fait, je suis dans la même situation qu’avant, mais en pire. Maintenant, je l’ai déplacée. J’ai franchi la frontière et je suis au milieu d’un champ avec une voiture arrosée d’essence, dont je ne sais pas à qui elle appartient. Bonne chance pour plaider l’accident.

Je pourrais la déposer devant un hôpital et partir sans demander mon reste. Mais du coup, il y aurait forcément une enquête. Et ça, je suis sûr que Sara n’y tient pas du tout. Sans compter que moi, ça ne m’arrange pas non plus.

Mais je ne peux pas la laisser ici comme ça. Sa commotion doit être plutôt grave pour qu’elle soit restée inconsciente si longtemps. Si elle meurt, je vais à nouveau être dans une merde noire, alors que je viens d’en sortir par miracle. Il faut qu’elle vive !

La seule solution est de la soigner moi-même et de jouer le garde-malade. Après tout, je lui dois bien ça. Il faut juste que je trouve un endroit tranquille et discret. Pas question de rentrer chez moi.

Après tout, si ça tourne mal, je devrai tout de même m’en débarrasser. Pour de bon cette fois-ci.